L'ENQUETE

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La pluie avait cessé dans l’après-midi sur le Kent. Le soir venu, l’humidité accumulée se mua en un brouillard si dense que Down House semblait flotter dans la nuit comme un vaisseau fantôme.

A l’intérieur, Charles Darwin, vouté mais alerte pour son âge, tournait lentement son verre entre ses doigts en observant les larmes du vin de bordeaux redescendre doucement le long de la paroi.

Il but une gorgée, reposa son verre et laissa glisser son regard sur ses quatre invités. La table était dressée de la plus belle vaisselle de la maison et le diner avait été excellent. Gladys la cuisinière s’était encore surpassée. L’odeur du fromage que la servante venait de déposer sur un énorme plateau avec une panière de pain tranché, flottait encore dans l’air.

Les hôtes étaient restés sur leur quant-à-soi durant le dîner, échangeant seulement quelques politesses. Normal, se dit Charles Darwin, ils ne se connaissent pas et ne savent pas encore pourquoi ils sont là. Il se décida à prendre la parole.

— Mes chers amis, je dois encore vous remercier d’avoir répondu favorablement à mon invitation et d’être venus ce soir à mon soixante-treizième anniversaire. Ce n’est pas simplement le caprice d’un vieil homme, mais une nécessité. J’ai des révélations à vous faire. Chacun dans votre spécialité, vous pourrez en apprécier l’ampleur et m’aider, demain matin, à démontrer le bien fondé de ma théorie.

Autour de la table, les quatre invités écoutaient attentivement le célèbre naturaliste.

Il y avait tout d’abord Eleanor d’Harcourt : aventurière, exploratrice et romancière, elle avait ramené de ses voyages une quantité impressionnante de spécimens que Charles Darwin avait pu étudier. Elle avait des yeux bleus reflétant une énergie intérieure puissante. Elle avait du mal à tenir en place sur sa chaise.

A sa gauche, se tenait un homme grand et très mince, voire maigre : Joshua Nazar. C'etait un psychologue, anthropologue, spécialiste des mythes fondateurs et de leur impact sur le comportement humain. Son allure dégingandée lui donnait une certaine impression de nonchalance en contraste avec l’acuité troublante de son regard.

En face de la cheminée était assis Sir Reginald Pembroke, la tête entourée d’une épaisse fumée provenant d’un énorme cigare qu’il gardait en permanence coincé entre ses dents. Sir Reginald Pembroke était un généreux mécène et grand financeur des recherches de Charles Darwin.

Enfin, se tenait à ses côtés, un jeune homme à la silhouette féline, le regard perçant : Sherlock Holmes. A vingt-huit ans à peine, il n’avait pas encore acquis la réputation que le monde entier devait connaître plus tard. Ses études en chimie, toutefois, avaient attiré l’attention de Darwin, voyant en lui un esprit brillant capable d’apporter un regard neuf.

— Voyons Charles ! S’exclama gaiement Eleanor, pourquoi tant de cachoteries ! Je trépigne d’impatience maintenant !

— En effet mon cher Darwin, renchérit Pembroke en ôtant le cigare de sa bouche, pourquoi tant de mystères ? Nazar, passez-moi la panière de pain voulez-vous ? ce fromage m’a l’air excellent.

— Je comprends votre impatience, mais la nuit est propice à l’imagination et j’ai besoin de toute votre lucidité. Comme vous le savez ma théorie de l’évolution m’a déjà valu beaucoup d’ennui dans les milieux religieux et conservateurs. J’ai pu démontrer que l’homme est le fruit de cette évolution, mais nous ne savons pas d’où lui viennent sa conscience et son âme.

Il parcouru le visage de ses hôtes, puis rajouta :

— J’ai la réponse. La preuve est dans le coffre de mon laboratoire, c’est elle que je vous présenterai demain.

Nazar failli s’étrangler alors qu’il buvait son verre d’eau. Harcourt était figée sur sa chaise et Pemberton en avait oublié son cigare qui se consumait dans sa main. Holmes était immobile, les yeux plissés et scrutait tous les visages.

C’est Harcourt qui rompit le silence :

— Mon dieu, mais cela serait incroyable Charles ! comment…. c’est bouleversant… Je ne me sens pas très bien, donnez-moi quelque chose à boire s’il vous plait.

Nazar pris une carafe, la versa dans son verre, et enchaîna immédiatement :

— Voyons Darwin, c’est insensé ! vous perdez la raison mon pauvre ami. Laissez la conscience et l’âme à ceux qui les connaissent et restez dans vos théories pseudo scientifiques ;

— C’est pour votre scepticisme que je vous ai fait venir Nazar, je sais les liens que vous avez avec le Vatican, et quand vous aurez vu ma découverte, vous ne pourrez plus nier.

— Je vous demande de m’excuser mais j’aurai préféré de l’eau Nazar même si le vin que vous m’avez passé est excellent. M. Holmes, pouvez-vous me passer la carafe à côté de vous ?

Holmes était maintenant dans un état de tension palpable, il avait enregistré dans sa mémoire chaque instant de la scène. Il sortit de ses réflexions pour tendre la carafe à Eleanor d’Harcourt.

— J’en ai assez dit pour ce soir, conclut Darwin. Je vais demander que l’on nous serve les desserts, et ma gouvernante Missis Hudson, a préparé vos chambres.

***

La nuit s’était abattue sur Down House, froide et humide. L’orage revint vers minuit, grondant comme un tir de canon au-dessus du Kent. Des éclairs bleutés traversaient les rideaux, déchirant l’obscurité.

Sherlock Holmes, allongé sur son lit sans dormir, écoutait le fracas des éléments. Darwin avait paru sain d’esprit ce soir, malgré ses révélations étonnantes. Il se demandait quelle vérité se cachait dans son mystérieux coffre, et il ressassait des détails troublants du diner.

Lorsque soudain, un cri aigu fendit la nuit en même temps qu’un éclair et un coup de tonnerre, très proche.
— Au secours ! Monsieur Darwin !…

C’était la voix de Mary, la servante, Holmes bondit de son lit.

Les portes claquèrent dans le couloir. Eleanor Harcourt sortit précipitamment, une chandelle à la main, la chemise de nuit dissimulée sous un châle. Sir Reginald Pembroke émergea, en robe de chambre, le cigare toujours coincé entre ses doigts. Nazar parut à son tour également en robe de chambre, blanche, parfaitement calme.

Holmes était déjà sorti de sa chambre.

— Par ici ! cria Mary, la voix brisée.

Tous convergèrent vers la chambre de Darwin. Un coup de tonnerre fit trembler les vitres lorsque la servante pénétra dans la chambre.

Un éclair illumina la pièce : Darwin était affaissé dans son fauteuil, la tête penchée sur la poitrine et les bras ballants sur les accoudoirs. On distingua nettement la lueur argentée d’un crucifix planté en plein cœur.

Mary s’écroula à genoux, sanglotant. Eleanor la saisit par les épaules pour l’empêcher de hurler encore.
Sir Reginald recula d’un pas, blême, les cendres de son cigare s’écrasant sur le tapis.
Nazar, lui, resta immobile, le visage impassible.

Holmes s’avança seul, ses yeux d’acier scrutant le crucifix terni par le sang.

— Verrouillez les portes, dit-il d’une voix calme et ferme. Personne ne sortira de cette maison avant que je n’aie trouvé le coupable.

Un nouvel éclair embrasa la pièce, projetant leurs silhouettes sur les murs, tel un jeu d’ombres macabre.

***

La bibliothèque de Down House était éclairée par les lueurs vacillantes des chandeliers. L’orage avait cessé. Une odeur de cuir et de cendre froide emplissait l’air.

Sir Reginald Pembroke, le visage aussi blanc que sa barbe, s’était laissé choir dans un large fauteuil capitonné. Il contemplait un tableau du célèbre colonel Mustard, et pianotait nerveusement sur les accoudoirs, il n’avait plus son cigare à la bouche.

Joshua Nazar tournait nonchalamment un énorme globe terrestre.

Dans un coin de la pièce, Mary, les mains jointes, secouée par des sanglots, était soutenue par Missis Hudson.

Eleanor Harcourt, incapable de rester immobile, arpentait la pièce de long en large.

Appuyé contre la cheminée, Sherlock Holmes avait son regard d’acier fixé sur les braises.

— Mesdames, Messieurs, dit-il d’une voix lourde et posée, l’assassin de Charles Darwin est dans cette pièce.

Le globe cessa de tourner sous les mains de Nazar.

Eleanor s’arrêta net au milieu de la pièce.

Si Reginald hoqueta de surprise.

Mary se mit à sangloter de plus belle.

Une bûche crépita bruyamment dans l’âtre, lançant une gerbe d’étincelles.

— Etes-vous policier Holmes ? s’enquit Pembroke. De quel droit vous portez-vous en justicier ? Il faut appeler les forces de l’ordre.

— Pembroke, le bureau de poste est fermé à cette heure, vous ne pouvez pas envoyer de télégramme, le poste de police est également fermé. Je ne me pose pas en justicier, il se trouve que j’ai des aptitudes, des compétences et un sens de l’observation inaccessible au commun des mortels. Demain il sera trop tard pour confondre le meurtrier.

— Laissez-le parler Sir, rétorqua Nazar, je suis curieux d’entendre la théorie de ce jeune homme prétentieux.

— J’ai observé deux faits singuliers, commença-t-il. Des faits qui, mis ensemble, s’imbriquent parfaitement.

Tous les regards étaient rivés sur Holmes.

— Tout d’abord, lorsque monsieur Nazar a tendu la panière de pain à Sir Reginald, elle contenait un seul morceau, je l’ai vu distinctement. Or, à l’instant où elle a atteint les mains de notre ami, il y en avait quatre.

Elisabeth leva les bras :

— Oui c’est exact ! je n’ai pas osé prendre le dernier morceau de pain pour terminer mon fromage !

Sir Reginald ouvrit de grands yeux, pris de court.

— Je… je n’avais pas remarqué… Mais oui, en y repensant la panière était pleine quand monsieur Nazar me l’a tendu.

Holmes traversa la pièce pour se mettre à côté d’Eleanor Harcourt.

— Deuxièmement, lors du dîner, mademoiselle Harcourt demanda de l’eau. Monsieur Nazar, toujours empressé, lui servit celle de la carafe. L’eau était claire. Mais, arrivée dans son verre, elle avait la couleur et le parfum du vin.

Eleanor fixait Holmes, interloquée.

— C’est vrai ! s’écria-t-elle. Je n’avais rien dit de peur de paraître folle, mais c’était bien de l’eau ! Et c’est devenu du vin dans mon verre !

Mary, toujours sanglotante, intervint alors :

— Monsieur m’interdisait de mettre le vin dans les carafes, il préférait le verser directement de la bouteille, je n’avais mis sur la table que des carafes d’eau.

Holmes se dirigea d’une démarche féline vers Nazar.

— Alors Monsieur Joshua Nazar… où devrais-je dire Jésus de Nazareth ! C’est vous qui avez assassiné Charles Darwin !

Un sourire forcé se dessina sur les lèvres de l’intéressé.

— Ce sont les élucubrations d’un fou, Monsieur, vous n’avez aucune preuve.

Holmes, aussi rapide que l’éclair, tendit sa main vers la poche de la robe de chambre de Joshua Nazar, et en sortit un cylindre en cuivre d’une quinzaine de centimètres de long et d’une épaisseur de trois centimètres.

La nonchalance de Nazar disparut soudainement.

— Rendez-moi cela Holmes !

Se retournant vers la gouvernante, il lui demanda :

— Missis Hudson, pouvez vous nous dire la dernière fois que vous avez vu cet objet ?

— Vous le savez bien répondit la gouvernante, nous étions ensemble, il était dans le coffre de Monsieur que vous avez voulu contrôler juste avant de monter dans la bibliothèque.

— Exactement ! Alors expliquez-moi, Monsieur en brandissant le rouleau en direction de Nazar, comment a-t-il pu se retrouver dans votre poche sans que vous n’ayez quitté cette pièce ? Qui peut se retrouver à deux endroits en même temps à part Jésus de Nazareth !

Le visage de Jésus s’illumina d’un sourire terrifiant.

— Vous croyez avoir compris, Holmes… mais vous n’avez vu que l’ombre de la vérité. Darwin s’était approché trop près du secret, il ne fallait pas qu’il le révèle. L’âme et la conscience n’appartiennent pas aux hommes, elles lui ont juste été données et il est très facile de leur reprendre.

Sa voix était devenue étrange, elle remplissait les murs de la bibliothèque. Les flammes de l’âtre vacillaient.

Holmes s’avança vers Jésus, d’un pas implacable et déterminé.

— Alors vous avez tué Darwin pour protéger ce secret. Parce que la science menace vos dogmes et votre pouvoir, parce qu’elle pouvait révéler que la conscience humaine n’est pas un don divin !

Nazar – ou Jésus – ferma les yeux. Une larme roula sur sa joue, mais quand elle tomba au sol, ce n’était pas de l’eau : c’était une perle de sang.

— Les hommes ne sont pas prêts, murmura-t-il. Ils n’ont jamais été prêts, et ne le seront jamais.

Alors, d’un geste rapide, il reprit le rouleau des mains de Holmes. Dans les mains de Jésus, il se mit à briller d’une lueur aveuglante, comme s’il s’embrasait. Un vent violent s’engouffra dans la pièce, les chandeliers s’éteignirent un à un. Un instant, la silhouette de Jésus sembla auréolée d’or… puis il disparut dans une bourrasque, comme s’il n’avait jamais existé, emmenant avec lui le rouleau de cuivre et le secret de l’âme humaine.

Holmes, blême, serrait les poings. Il comprit très vite qu’il venait de louper la plus grande enquête de sa vie, et se promit que, plus jamais, personne ne le prendrait en défaut.

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