Un séjour en Irak.

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Vendredi 18 avril 2003

Ce n'est qu'au milieu d'une nuit noire et profonde, après deux jours passés à Amman, que je suis enfin parti.

Même si la route était bonne, il a bien fallu quatre heures à notre vieille Chevrolet bleue pour rejoindre la frontière.

Les amortisseurs étant hors d'usage, j'ai l'impression de voyager à dos de chameau.

Rasul, le chauffeur que j'ai fini par trouver, est un Irakien de l'ex-Saddam City qui, avec sa guimbarde, convoie à tombeau ouvert les journalistes étrangers entre Amman et Bagdad. Ayant séjourné en France pendant plusieurs années, chemin faisant, il me conte àç sa manière ses tribulations d'immigré au poays des Droits de l'homme.

Nous avons franchi trois barrages sans aucun problème : on n'a fait que vérifier nos passeports.

Bercé par l'inconfort de cette vieille automobile et par les rengaines obsédantes que raclent des violons à la radio, j'essaie de réfléchir et d'oublier que j'ai peur d'entrer en Irak. Trente mille roquettes, dont certaines qualifiées d'intelligentes. On a beau me dire que la guerre est finie, l'intelligence des roquettes me laisse songeur. La roquette astrucieuse, celle qui laisse songeur. La roquette astrucieuse, celle qui comprend à demi-mot, met-elle dans la plaque ou tombe-t-elle à côté, sur les civils ?

En apparence, l'affaire a été rondement menée. Douze ans après Tempête du désert, le nouveau safari en Mésopotamie, baptisé cette fois Liberté en Irak, a mobilisé un demi-million de guerriers. Un conflit moderne, propre er chirurgical, à en croire certains confrères. Tout au plus trois semaines et le tour serait joué. Pourtant, il n'y a pas deux jours, à Mossoul, les soldats américains ouvraient encvore le feu sur des civils. Dix morts.

Mais le sang n'appelle-t-il pas le sang ? Les aventures colonials ne finissent-elles pas toujours de la même manière ? Un matin, les intrus finissent par rembarquer leurs valises et leurs cercueils.

Pourtant, je ne suis pas ici pour faire la morale. Je cherche deux hommes. Ils faisaient partie d'un groupe de quatre journalistes venus du Koweït pour suivre la progression des troupes de la coalition. Cette équipe, composée de trois Français et d'un Américain, travaillait pour une chaîne de télévision de Washington. Voilà un mois, il y a eu un accrochage dans le sud de l'Irak. L'Américain est mort et deux des Français ont disparu. Quant au troisième, je l'ai rencontré à Paris avant de partir. Il est encore sous le choc et a peur de trop en dire. Peut-être les autorités l'ont-elles enaggé à être discret.

Avant de quitter la Jordanie, nous nous arrêtons dans une gargote très fréquentée par la presse internationale si l'on en juge par les centaines de cartes de visite fièrement collées au mur. N'ayant pas envie d'exhiber la mienne, je me contente de prendre un thé tandis que Rasul, la tête goulûment le poison de sa première cigarette. Pendant ce temps, le patron s'est agenouillé pour faire sa prière.

Au crépuscule du matin, nous plions bagage. Le petit jour blafard dévoile la fantasmagorie d'un paysage désertique tapissé de cailloux noirs.

Une fois atteint le postè-frontière, des soldats jordaniens procèdent à d'ultimes contrôles et s'enquièrent des raisons de mon équipée. Je dis que je suis journaliste. Ils me demandent le sujet de mon reportage. Evidemment, je ne vais pas leur parler d'Ali OMAR ni de Pierre DUCHAMP, mes deux confrères disparus. Je préfère sourire le plus niaisement du monde. Le soldat hausse les épaules et me fait signer une décharge en pensant sûrement que les Français sont quand même de sacrés imbéciles.

De l'autre côté, les Américains ont installé un barrage et fouillent toutes les voitures, surtout celles des autocvhtones. Mais lorsque vbient notre tour, les Yankees, l'oeil chassdieux, ne nous posent aucune question.

Vraiment, cette belle route toute neuve n'a aucune raison d'être trouée, tous les cent mètres par des impacts d'artillerie. Heureusement que Washington vient d'attribuer un marché de huit cents millions de dollars à un goupe américain de travaux publics qui reconstruira en un tournemain ce que les missiles ont démoli.

Nous croisons deux patrouilles d'une dizaine de Hummer, les tout-terrain aplatis que les forces du Bien utilisent pour se déplacer au pays du Mal.

Comme on pouvait s'y attendre, aucune possibilité de se ravitailler en carburant ni en quoi que ce soit d'autre. Certes, nous avons prévu des jerricans. Mais je ne suis pas pressé de refaire le plein. On m'a en effet prévenu que les arrêts sont hasardeux : des coquins sont là, qui rôdent pour détrousser les égarés de notre espèce.

Les paysages ? Monotones. Dans le lointain, quelques Bédouins, enveloppés dans leurs longues disbdasgas et protégés du soleil déjà brûlant par leurs keffiehs, poussent leurs maigres troupeaux. Leurs silhouettes se découpent à travers les vapeurs du matin. Au moins, pas d'avions ni d'hélicoptères : c'est plutôt bon signe.

A une centaine de kilomètres de la frontière, le khamsin nous arrête. C'est un vent de sable qui se lève au printemps. On n'y voit plus rien. Impossible d'avancer davantage sans risquer de percuter un Hummer ou quelque monstre de ce genre.

Après une attente intitule, nous repartons doucement, tous feux allumés, en klaxonnant dans le désert. Dans ce brouillard orangé, difficile de dire où est la route et sril fait jour ou nuit. Puis tout redevient normal.

Passé l'Euphrate, des palmiers me rappellent étrangement mes séjours aux Antilles. Maintenant, les paysages sont plus verdoyants. J'aperçois des villes, des décombres.

Quinze kilomètres après Ramadi, nous voilà dépassés par une limousine noire, une sorte de Lincoln Continental new-yorkaise. La fenêtre opaque du passager descend, découvrant un homme obèse. Sa grosse moustache et ses cheveux sont teints. Des gouttes de sueur perlent sur ses temps et ses joues. Sûrement un Irakien. Il nous fait des signes. Je crois qu'il voudrait qu'on s'arrête. A en juger par sa mine renfrognée, ce n'est sûrement pas un guide touristique envoyé pour nous conter l'histoire du Croissant fertile.

Rasul a trout de suite compris et appuie sur la pédale de l'accélérateir. Une poursuite s'engage. Me voilà cascadeur dans un film dont le scénario a certainement été écrit par un fou.

L'apparition d'un tube métallique à la fenêtre du passager m'a ôté tout espoir de régler cette affaire à l'amiable. J'ai juste le réflexe de rentrer la tête entre les épaules comme le vilain petit canard que je suis quand ça commence à crépiter.

A force de zigzaguer, Rasul réussit à heurter la limousine de nos poursuivants pour la déstabiliser, ce qui nous permet de prendre quelques mètres d'avance. On dirait que ce bougre a fait ça toute sa vie. J'ai beau essayer de me persuader que c'est pour rire, que tous ces projectiles que j'entends siffler sont à blanc, la vérité c'est que nous sommes justes en carburant et que ces extravagants ont de sacrées réserves de munitions. Ils nous poursuivent ainsi pendant une bonne dizaine de kilomètres. J'ai le temps de penser à toutes sortes de choses. En plus, le thé commence à me dilater la vessie. Pour me calmer, je finis par me convaincre qu'ils ne cherchent pas à nous atteindre. Non, ils sont si sûts de nous avoir qu'ils ne veulent pas prendre le risque d'abîmer les jantes ni de tacher les sièges. Encore moins de faire brûler les quelques malheureux dollars qui me restent.

Par chance, nous finissons par entrevoir un peloton yankee qui se repose au bord de la route. Aussitôt, la Lincoln fait un brutal tête-à-queue à grands crissements de pneumatiques.

J'ai à peine sauté de voiture que tous les G.I.'s arment en même tempos leurs fusils d'assaut. Ces Américains-là, pour la plupart, ne sont ni blancs de peau, ni anglo-saxons, ni protestants. Plutôt une mosaïque de gamins indésirables qu'on a fait igner pour ne plus les voir traîner dans les rues.

Ils me tiennent en joue. Moi, j'essaie bien de parlementer, mais un sous-officier à lunettes noires m'ordonne de me taire. Je crois que'il va me frapper. Mon accent français est un très mauvais point. Rasul est vraiment inquiet.

Survient un petit roux, encore moins rassurant que les autres. C'est leur chef de section. Il commence à gesticuler, mais les trois mots d'explication que je lui donne ont l'air de convenir.

Le lieutenant fait mine d'envoyer le signalement de nos agresseurs à une autre patrouille. Décidément, dans les parages, tout le monde prend les Français pour des imbéciles. Puis il me remercie assez froidement et me dit qu'on peut continuer. Pour un peu, s'il n'y avait pas cette maudite Lincoln, je demanderais volontiers à Rasul de faire demi-tour. Ce pays me donne la chair de poule.

Nous arrivons à Bagdad à la mi-journée. Aux abords de la ville, des quartiers entiers ont été pulvérisés. Les rues sont encombrées de carcasses de chars décapités, de voitures culs-de-jatte. Certaines épaves sont toujours en flammes et, çà et là, des ruines fument encore.

La situation parait confuse. Il y a beaucoup de monde dans les rues, ce qui provoquent de jolis embouteillages.

Sans pour autant exprimer des sentiments qu'on peut imaginer hostiles, la population se montre curieuse vis-à-vis des étrangers.

Plus on se rapproche du centre, plus la circulation s'épaissit. Nous passons devant le célèbre hôtel Palestine, où s'agglutinent les reporters dépêchés par els télévisions du monde entier. Autour de ce building défendu par des blindés américians et tout hérissé d'antennes et de paraboles, c'est une vraie cohue. Des manifestants en colère, scandent des slogans en agitant de petits drapeaux.

En haut, sur une terrasse, une meute de photographes et de cameraman.

A force de rpoder en pleine chaleur, j'ai fini par trouver un gîte, l'Al Sidra, qui devrait faire l'affaore pendant quelques jours.

Rasul m'ayant dit qu'il refusait de continuer vers le sud, je l'ai envoyé à la recherche d'un remplaçant. Je ne regretterai pas son tacot bringebalant. On m'a dit qu'on pouvait trouver une bonne voiture avec chauffeur pour cent dollars.

J'ai beau tourner le robinet du lavabo dans tous les sens, il faut se faire une raison : l'eau est coupée. Le patron me dit qu'elle va bientôt revenir. Pour lma douche, j'attendrai.

L'immeuble est un petit cube blnc de six étages. Par un escalier tout encombré d'objets hétéroclites et poussiéreux. Echelles, bicyclettes, chargeurs d'armes automatiques, je me risque sur le toit pour découvrir toute la capitale irakienne. Des colonnes de fumée montrent vers le ciel qui se voile. Le temps devient lourd. Les incendies rendent l'air difficilement respirable.

Je reste longtemps à contempler Bagdad, perdu dans mes pensées. Du haut des minarets, les muezzins appellent les fidèles à la prière. Des coups de feu leur répondent dans le lointain.

Le soir est là. Les tirs n'ont pas cessé. Une brume grisâtre s'est déposée sur presque toute la ville qui, en dehors de quelques taches lumineuses, n'est plus à présent éclairée que par la pleine lune.

Je rêve d'une bonne bière bien fraîche. Mais pour cela, il faut traverser la rue et aller à l'Hammourabi hotel.

Le bar d'en face est occupé par des journalistes bruyants. Des hommes, pour la plupart. Certains sont boudinés dans des tenues de camouflage et arviorent fièrement les badges qui leur permettent de pénétrer en zone verte, là où les choses se passent. Ils se donnent de l'importance, l'oreille collée à leur téléphone satellite Thuraya.

Mine de rien, j'engage la conversation avec une blonde exbuérante et plantureuse qui boit sec et parle fort. Une Américaine en tenue civile. Tout le monde, ici, semble la connaître.

Grand reporter pour un quotidien de San Francisco, Debbie MAC COYLE a suivi les principaux conflits des vingt dernières années. Elle se montre particulièrement dure à l'égard de ses compatriotes : critiquant Bush ouvertement, elle fustige touter la presse américaine et raille les journalistes en uniforme intégrés dans les unités combattantes, ceucx qu'on appelle les embedded, les incorporés.

Une autre fille nous rejoint, une Amérivcaine aussi, mais plus jolie, plus jeune, plus grande et surtout plus distinguée. Enfin, sans comparaison. Ses longs cheveux bouclés, ses traits bruns et délicats évoquent une origine orientale. Sa conversation, une éducation soignée. Elle est sûrement diplômée d'HARVARD, de Yale ou quelque chose comme ça. Ce pourrait être une Jordanienne dont les parents auraient émigré aux Etats-Unis.

A force d'insister et de remplir son verre, j'obtiens que Debbie me présente. La belle s'appelle Hayat. Elle a tôt fait de repérer que je suis français et, comme elle parle couramment ma langue, nous pouvons engager la conversation un peu privée que j'espérais. Elle aussi est journaliste. Ici, elle représente une grande radio new-yorkaise.

Je leur proposerai bien de dîner. Mais Hayat invoque sa lassitude. Les deux Américaines se lèvent. Dommage : c'était bien parti.

Samedi 19 avril

Des grondements étouffés m'ont tiré du profond sommeil où je m'étais laissé glisser. En me servant un café turc dans la salle, le patron, Samir, m'assure que ce sont les forces de la coalition, au sud du Tigre, qui font sauter toutes les armes et toutes les munitions qu'ils ont prises.

Mon hôtel est presque entièrement occupé parf des envoyés spéciaux : des Américains, bien sûr, mais aussi quelques Anglais et un ou deux Argentins. Le mauvais scotch aidcant, tous ont envie d'en raconter plus qu'ils n'en savent. Arrivés depuis un mois, ils sont sur le départ, soulagés que tout soit bientôt fini pour eux.

Par où commencer ? Pourquoi pas le Palestine, ditant d'un kilomètre à peine ?

J'ai eu tort de prendre la voiture. A cause des embouteillages, il va falloir une bonne heure.

La sdécurité en ville est assuré par des patrouilles américaine. Il y a bien la police locale, mais elle ne fait rien d'autre que nous assourdir avec ses cirènes et nous éblouir avec ses gyrophares.

Il m'a semblé reconnaitre la Licoln qui nous a pourchassés, mais Rasul soutenait que ce type de voiture est très répandu.

Aux Carrefours, on distribue gratuitement le journal. La populoation se jette dessus pour avoir des nouvelles. C'est La Route du Peuple, l'organe du Parti communiste irakien.

Comme hier, le Palestine est toujours gardé par des chars et des soldats américains, renforcés, ce matin, par des locaux en uniforme.

Le désordre du hall est à la mesure de l'agitation qui règne à l'extérieur de l'hôtel : quelque mille journalustres et assimilés y jouent des coudes avec les traducteurs, chauffeurs, gardes du corps et loufiats de toute sorte.

Ce matin, si l'effervescence est à son comble, elle est au moins justifiée par la présence de plusieurs chefs religiueux venue faire allégeance au nouveau gouvernement que les forces de la coalition vont mettre en place. Les voilà qui passent, escortés par des marines et poursuivis par un essaim de journalistes. Les flashes crépitent et allument une corolle de lumière autour du groupe qui s'avance lentement dans la cohue.

Au deuxième étage, sur la terrasse, les chaînes de télévision ont installé des tentes : autant de cibles faciles pour d'éventuels tireurs fous. Et le danger ne vient pas que des Irakiens. Voici onze jours, un obus tiré par un char Abrams a ébranlé l'hôtel, éventrant deux journalistes. Malgré tout ça, l'ambiance est détendue.

Je prends le temps de discuter avec Bob, de la télévision française. Je voudrais savoir s'il a des renseignements sur Ali OMAR et Pierre DUCHAMP, les deux hommes que je cherche.

_ Ceux qui ont disparu dans le sud, à Bassora ? demande Bob.

_ Exactement.

_ On était avec eux au Koweït, avant le début des opérations. Mais je ne sais rien de plus que ce qui a été dit dans la presse. Pourquoi ? Tu es venu enquêteer là-dessus, c'est ça ?

Je ne suis guère enclin aux confidences. Surtout pasc à des confrères et encore moins à des compatriotes.

Je me rétracte :

_ Pas précisément. Je les connaissais un peu, c'est tout.

_ Dommage, fait le reporter, parce que c'est chaud, à ce qu'il parait.

_ Chaud ? Comment ça ?

_ Je ne sais pas, fait-il, en s'énervant parce que je ne veux pas comprendre. Ca sent le brûlé, quoi. On nous cache des choses. Tu ne crois pas ?

_ C'est possible, dis-je d'un air impénétrable qui n'est pas pour sarisfaire la curiosité de mon interlocuteur.

Il renchérit :

_ Tu es sur l'affaire du pillage du musée, alors ?

Je lui offre uen cigarette. Le temps de l'allumer et d'allumer la mienne me donne un peu de répit.

Je réponds le plus évasivement possible, en tirant une bouffée :

_ Comme tout le monde, ça m'intéresse.

_ Essaie un peu de voir Philips.

_ Philips ?

_ Oui, Philips, le convervateur du musée. Il a l'air d'en savoir long. Et si tu as des tuyaux, tu ne nous oublie pas ?

Ce type est trop curieux. Je me suis déjà esquivé. En guise de réponse, sans me retourner, je salue d'un geste de la main le petit groupe qui s'est formé autour de nous.

Décidément, il me faut trouver au plus vite un nouveau chauffeur et un traducteur pour aller dans le sud.

Je rencvontre une dizaine de candidats au poste d'interprète. Trois ou quatre se détachent du lot. Mais je me ravise : il vaut mieux que j'attende quelques jours avant de me décider, le temps d'apprendre à connaitre le pays. Pour l'instant, c'est trop tôt et je reste méfiant. Ici, on sent bien que tout peut arriver. D'ailleurs, les confrères rencontrés à Amman m'ont fortement déconseillé de me déplacer seul car les malfaiteurs relâchés juste avant la guerre trainent un peu partout en ville. Et c'est difficile de chercher un chauffeur ou un traducteur sans attirer, tôt ou tard, l'attention des indésirables.

Si les grands axes sont contrôlés par les marines, il n'en va pas de même dans certains quartiers. La nuit tombée, il n'y a plus aucun endroit qui soit absolument sûr. Du reste, comme la veille, les tirs n'ont pas arrêté de la journée.

J'essaie de faire un brin de toilette avant de traverser la rue pour retourner au bar de l'Hammourabi : l'eau est marron clair.

Comme je l'espérais, les deux filles sont bien là, affalées devant leur bouteille. Debbie doit aller taper un papier dans sa chambre. Mais, cve soir, l'autre ne semble pas pressée du tout. Elle reste.

Dans la salle, presque vide, le serveur a mis de la musique iranienne pour se faire plaisir. Des bouffées de chaleur poisseuse s'engouffrent par les fenêtres ouvertes, entraînant dans leur sillage une lourde odeur de pétrole brûlé.

L'atmosphère de cette soirée me semble particulière, peut-être à cause de la beauté d'Hayat, des effluves épicés de son parfum, des étoiles qui brillent dans ses yeux comme elles brillent aussi dans le cviel assombri de la capitale irakienne. Peut-être aussi à cause des rafales qui se mêlent aux luths et aux tambours accompagnant les radif, vieilles mélodies persanes que psalmodie la voix fluette d'une sono nasillarde.

La bouteille est finie. Nous en commandons une autre. Nos regards se croisent.

Par réflexe ou par crainte, je préfère rompre le silence :

_ Ca fait longtemps ?

_ Longtemps quoi ? demande Hayat, en s'apmusant de mon laconisme.

_ Longtemps que tu es à Ba gdad ?

Nous le savons tous les deux : la conversation qui s'engage ne sera qu'un prétexte pour dissimuler notre gêne, notre trouble peut-être.

_ Je suis arrivée il y a dix jours, au moment des pillages.

_ Pourtant, tu sembles bien connaitre la région.

_ C'est à cause de mes origines.

_ Irakienne ?

_ Non, je descvends d'une vieille famille pachtoun.

_ Une princesse ! J'en étais sûr.

_ Tu ne crois pas si bien dire, fait-elle avec une fierté amusée. Mon ancêtre, Ahm&ad SHAH, était troi d'Afghanistan.

Je fais une moue adfmirative, un peu moqueuse aussi.

_ C'est en Afghanistan que j'ai grandi, poursuit-elle. C'est là que je me suis battue pour être reconnue en tant que femme. Quand les talibans étaient au pouvoir, je refusais de me voiler.

_ Ils ne t'ont pas causé trop d'ennuis ?

_ Bien sûr que si ! Ils m'ont empoisonnée et ils ont tué mon frère.

Elle s'arrête un moment, les yeux pleins de larmes, vaincue par l'émotion.

_ Mais tout ça, c'est du passé, reprend-elle. Depuis, j'ai acquis la nationalité américaine.

_ Et ici ?

Ma consoeur hésite un peu.

_ Ici, finit-elle par avouer, j'ai eu des soucis avec mes compatriotes.

_ Et pourquoi donc ?

_ Parce que j'enquêtais sur des choses.

_ Quelles choses ?

Des choses qui ont tout de suite attiré l'attention de certains officiers. Du colonel TIBBETS, en particulier, un ancien de Guantanamo muté en Irak, spécialiste des interrogatoires poussés.

Je fais mine de ne pas comprendre.

_ Spécialiste des interrogatoires poussés ?

_ Je veux dire qu'en Irak, précise-t-elle, quand on veut faire parler les prisonniers, on ne lésine pas sur les moyens. Et, dans certains centres de détention, ça peut aller très loin. C'est exactement pareil en Afghanistan depuis la chute des talibans.

_ Et tes relations avec ce Tibbets ?

_ Au début de cette semaine, plutôt bonnes, fait-elle d'un air désabusé. Mais le problème, c'est qu'il m'a fait des avances.

_ Alors ?

_ Ca n'a pas marché, avoue-t-elle en souriant malicieusement.

J'essaie de dissimuler mon soulagement.

_ Il doit t'en vouloir ?

_ Oui, mais comme je suis citoyenne américaine, et journaliste de surcroît, ça n'a guère d'importance.

_ Je l'espère pour toi.

Je fcrois les Américains rancuniers. Hayat doit se faire des illusions, mais je ne veux pas l'alarmer.

Elle me résume ce qu'elle a vu depuis son arrivée.

_ Le pire, dit-elle, c'étaient les scènes de pillages. Mais ça m'aura au moins permis de r"cupérer des documents dans certains bâtiments officiels.

_ Des documents ? Tu les as gardés ?

_ Non, je les ai donnés.

_ Donnés ? A qui ?

_ A des Américains qui me les avaient demandés, si tu veux tout savoir.

_ A ton colonel, c'est ça ?

Elle sourit avec malice.

_ Tu es bien curieux, dis donc !

_ Si j'étais curieux, je te demandais de quoi parlaient ces documents. Mais tu remarqueras que je ne le fais pas.

_ C'est vrai. J'apprécie ta discrétion, fait-elle en pouffant3.

Elle vide son verre et reprend son sérieux.

_ Il fallait, continue-t-elle, que j'aide des amis irakiens. Je pensais que Tibbets pourrait me faciliter la besogne en échange de ces quelques papiers. Mais, tu vois, ça ne lui a pas suffi.

Hayat fait une pause pour extraire avec délicatesse et dextérité une cigarette du paquet que j'ai posé sur la table. Nos mains s'effleurent, nos doigts se frôlent. Elle porte des bagues d'argent. Un large bracelet cache une trace de brûlure.

Quand nos regards se rencontrent à nouveau, j'ai l'impression de faire un cours voyage" à travers toute l'histoire de cette inconnue.

Elle s'apprête à reprendre son récit lorsque je lui prends la main. Elle ne la retire pas, même si je perçois un léger tressaillement de surprise. Sa main est chaude et ses dopigts ne tardent pas à jouer avec les miens.

La musique s'est arrêtée, le serveur commence à nettoyer les tables : c'est l'heure de la fermeture.

Je la raccompagne jusqu'à sa chambrez. Mais au moment de me quitter, elle m'invite sans façons à venir fumer un narguilé avec elle.

Dimanche 20 avril

Nous nous sommes réveillés sur le balcon de la chambre d'Hayat, enveloppés dans une couverture sous la lumière crue du petit jour.

Dans un bruit assourdissant, un hélicoptère frôle les terrasses des maisons. Nous sommes nus et vulnérables.

_ Et toi ? Tu ne m'as rien dit, demande tout à coup al jeune femme.

_ Je suis un journaliste français de quarante ans dont la vir se confond avec ses reportages.

_ Ce n'est pas seulement comme ça que je te vois.

_ Ah bon ? Tu me vois comment ?

_ Difficile à dire. D'abord, tu ne ressembles pas auxc autres Français que j'ai connus. Finalement, tu n'as pas l'air d'un étranger. D'où viens-tu donc ?

_ Ma mère est de Pointe-à-Pitre.

_ C'est loin ?

_ Une île. Pas si loin de Miamùi. Les ancêtres de ma mère venaient d'Afrique.

_ Des Africains, tu sais qu'ici il y en a eu beaucoup ?

_ Oui, mais leur sort n'avait rien à voir avec celui des esclaves aux Amériques.

_ En Mésopotamie, il y a eu des révoltes.

_ Les Zendj de Bassora ?

_ Je vois que tu t'intéresses à l'histoire de l'Irak, fait-elle en souriant.

_ Le soulèvement des Zendj est l'une des plus grandes révoltes de l'histoire. Mais ils étaient particulièrement maltraités, ce qui n'a pas été le cas de tous les captifs. Dans les colonies d'Europe, en deux siècles, on a plus tué d'Africains qu'en Orient pendant mille ans.

_ Les Français ont quand même aboli l'esclavage.

_ Oui, en indemnisant les maîtres, en incventant le préjugé de race et en traitant les descendants de leurs anciens esclaves comme des parias.

Je m'aperçois que je me suis un peu trop animé en évoquant mes racines africaines. Ce n'est pas le lieu ni le moment de discuter de tout ça.

_ Je ne voulais parler que de ta vie, fait Hayat, comme pour s'excuser.

_ Oh, ma vie n'a guère d'intérêt. Je préférerais écrire des romans. Mieux vaudrait que toutes ces histoires qui me tourmentent ne soient que le fruit de mon imagination.

_ Tu vis seul ?

_ Je vis seul.

La jeune femme doit se rendre à une conférence de presse du directeur de ce musée de Bagdad qui a été pillé dans des circonstances plutôt bizarres. Elle me propose de l'accompagner. Comme Rasul est rentré chez lui et que je me retrouve piétron, voilà qui tombe à merveille. En plus, c'est l'occasion de me mettre sur la piste indiquée par Bob, le confrère de l'hôtel Palestine. Pour les Américains, l'affaire du musée est l'occasion de renforcer la campagne engagée contre la France depuis qu'elle oppose à la guerre. Curieusement, des pièces volées ont été saisies à Roissy (95). Tout cela ressemble bien à un coup monté. Ne serait-ce pas une manière de dissuader Paris (75) de protester contre la disparition d'Ali OMAR et de Pierre DUCHAMP ?

Une diziane de journalistes sont venus. J'attends patiemment avec Hayat qu'ils aient fini de poser leurs questions, à vrai dire plus idiotes les uns que les autres. Ils ne s'intéressent qu'aux pièces interceptées.

A la fin, le dfirecteur en a assez. Il dit qu'il est fatigué, qu'il souhaite lever la séance. Hayat en profite pour lui parler en aparté, tandis que je reste un peu à l'écart.

D'après les bribes de conversation qui me parviennent, elle voiudrait savoir ce qu'il pense du sujet diffusé il y a deux jours par Al Alam, une chaîne de télévision iranienne. Ce reportage donnait une version particulièrement embarassante de l'attaque du musée : deux véhicules américains seraient entrés délibérément dans le bâtiment pour y dérober les objets les plus précieux. Ensuite seulement, les troupes auraient laissé passer les destructeurs.

Je resterai bien toute la journée avec Hayat, mais je la sens trop nerveuse pour me supporter à ses basques. D'ailleurs, j'ai envie de visiter les alentours. Mieux vaut rentrer à pied à l'hôtel.

Dans la rue, les gens me sourient et certains n'hésitent pas à échanger quelques mots, ce qui est nouveau pour eux. Naguère on les aurait mis en prison pour avoir osé parler à un étranger. Mais peut-être ai-je l'air plus irzakien que je ne le pense.

Je me souviens que Rasul habite l'ex-Saddam City, à vingt-cinq kilomètres à l'est. Comme sa vieille voiture ne risqye pas, comme la plupart des véhicules de presse, d'attirer la convoitise ou la haine, je vais lui téléphoner et lui demander s'il peut venir me cvhercher. Une chance : sa ligne n'est pas coupée et il n'a pas trouvé de travail.

Le bidonville de Saddam City a perdu son nom. Cela n'a pas empêcher uen récente manifestation en faveur de l'ex-président et contre les Américains. Même si ces derniers se sont acharnés sur ses innombrables effigies,n le raïs, indestructible, continue d'apparaitre à la télévision. Il y a quelques jours, une chaîne d'Abou DHABI a même diffusé des images le montrant à Bagdad, plus empesé que jamais au milieu de la foule, comme si rien ne s'était passé.

Aujourd'hui, c'est le dimanche de Pâques. Mais ici, on se sent vraiment très loin des cloches et des oeufs en chocolat. La misère environnante m'incite à me demander quelles horreurs ont bien pu commettre ces pauvres gens pour mériter qu'on vienne ici ravager leurs taudis.

Nous croisons Mohammed.

A cinq ans, il a déjà perdu un bras et son oeil est bandé. Il ramasse tout ce qui traîne. Et les choses qui traînent, ce n'est pas ce qui manque à Saddam City, entre les ordures accumulées depuis un mois et les restes éparpillés des maisons anéanties. Mohammed, il n'y a que les chiens errtants qui puissent lui faire de la concurrence, mais il ne s'occupe pas d'eux. Il poursuit sa quête,n obnstinément. Devant moi, il s'arrête enfin. Un large sourire s'étale sur son petit visage. Des journalistes seront passés et lui auront sans doute donné quelques bonbons. Il s'approche. Son oeil unique s'illumine. Mohammed attend, sans un mot, sans un geste.

Je n'ai qu'un sourire à lui offrir et ce sourire lui suffit : il repart sans se retourner. Pour lui, je ne suis sans doute q'une grande personne, un journaliste de plus venu s'ssurer de la détresse du quartier pour la raconter ensuite à d'autres grandes personnes qui pourront faire de grands discours sur la misère du monde. Mais Mohammed s'en moque. Sa préoccupation, c'est de trouver quelque chose à ramener chez lui, si cette expression a encore un sens pour un petit orphelin errant.

Je reste là, désemparé sous le soleil, dans cette rue presque déserte. Le petit bonhomme poursuit son mystérieux périple dont il est le seul à connaitre le sens.

Rasul n'a guère prêté attention à Mohammed, obnubilé qu'il est par ses soucis de grande perosnne : un travail précaire, une famille à nourrir. J'ai prolongé d'une journée sa mission de chauffeur. Je l'ai même promu traducteur et guide. Pourtant, les ruines encore fumantes de l'immeuble devant lequel nous passons n'appellent aucun commentaire. Pendant la guetre, Rasul a connu la peur et l'horreur. Une giboulée de bombes à fragmentation s'est abattue ici, même si la ville n'abritait aucun site stratégique ni aucun dignitaire du régime.

Parmi les maisons qui ont résisté aux bombardements, beaucoup ne sont faites que de branchages et de torchis. Bientôt, j'aperçois une mosquée. Un imam continue d'y prêcher tout en assurant l'administration de la ville que les Américains lui ont confiée.

_ Au début de la guerre contre les Etats-Unis, explique Rasul, les hommes d'ici se cahcèrent pour ne pas combattre.

_ Toi aussi ?

_ Moi comme les autres ! avoue-t-il sans honte. Notre voeu le plus cher, c'était de jouir enfin de la paix et des avantages élémentaires qui nous étaient jusque-là refusés : des études, un emploi, une maison.

Il s'enhardit jusqu'à l'évoquer l'Irak démocratique de ses rêves, puis se rembrunit :

_ Les Irakiens veulent décider seuls de ce que sera leur avenir. Tu peux être sûr qu'ils ne se laisseront pas imposer une volonté étrangère.

Mon petit prince ne s'intéresse guère au crépuscule. Je l'aperçois encore, là-bas dans la pénombre, qui s'éloigne en trottinant, un morceau de ferraille serré dans la main qui lui reste, poursuivi par les aboiements d'un corniaud. Rasul me presse : les rues ne sont plus sûres. Il va falloir rentrer.

Dans le ciel nuageux scintille une étoile. Un coup de feu claque dans une rue voisine. Rasul accélère. Je remonte la vitre.

Comme la veille, je retrouve Hayat accoudée au bar de l'Hammourabi avec Debbie. Cette fois, elles font une drôle de tête. Elles reviennent de Bagdad où leur chauffeur les avait emmenées faire des courses dans une pharmacie. Lorsqu'elles ont voulu sortir, la porte était bloquée par une foule en colère qui a commencé à les insulter. Des hommes ont fait irruption dans l'officione et les ont traînées dehors où ils ont entrepris d'arracher leur chemise, de déboutonner leur jean. Visiblement, ils voilaient les violer. Comme ça, en public et en pleine rue. Elles se sont débattues de leur mieux, sous les regards impitoyanles desd badauds. Heureusement, Hayat a eu l'idée d'apostropher ses agresseurs en arabe, provoquant quelques sdecondes de surprise pendant lesquelles elle a pu s'enfuir avec sa consoeur. Mais la horde les a poursuivies. Elles n'ont dû leur salut qu'à d'autres Irakiens qui, entendant les cris, ont accouru et se sont interposées.

Debbie, encore très choquée, se met à pleurer. Dans sa fuite, elle s'est tordu la cheville. Hayat, qui semble avoir gardé tout son sang-froid, tente de la consoler.

Après les tirs des deux nuits précédentes, cette sale histoire me laisse penser que la paix tant espérée par Rasul est loin d'être revenue. Il y a une apparence de tranquilité dans la journée, mais tout pourrait basculer d'un instant à l'autre, d'autant qu'une rumeur circule : Saddam ne serait pas mort et préparerait une riposte. Plusieurs Irakiens m'en ont parlé.

Devant les embedded, une jeune danseuse cvontorsionne son petit ventre nu, indiffétente aux plaisanteries qu'elle ne comprend pas.

Hayat frissonne. Elle me demande de rester avec elle. Demain, elle doit revoir le directeur du musée.

Lundi 21 avril

C'est la deuxième fois que je me réveille dans les bras délicats de cette belle Afghane et, ce matin, j'ai l'impression qu'elle a toujours été près de moi. C'est comme si la légère averse qui a lavé toute la poussière accumulée depuis les jours derniers avait balayé du même coup mes souvenirs et touytes mes manies étriquées.

Reginald PHILIPS, le directeur du musée, est un élégant quinquagénaire qui parle avec l'accent de Cambridge. Hayat lui a confié qu'eelle souhaitait effectuer un reportage sur les différents sites archéologiues afin d'évaluer l'ampleur des déprédations. De son investigations, elle tirera peut-être un livre.

L'homme interrompt plusieurs fois l'entretien pour répondre aux sollicitations de son téléphone satellite. On dirait qu'il sait des choses, mais qu'il ne souhaite pas en parler. Toutefois, il ne cache pas ses doutes sur le rôle joué par les forces armées dans cette affaire.

Hayat évoque divers points à demi-mot, ce qui établit entre eux une certaine connivence qui me déplait.

_ Plusieurs semaines avant les frappes, ecxplique PHILIPS, j'avais demandé à mon adjoint d'établir un contact avec l'Unesco pour que le musée soit épargnéet protégé. Des courriers ont même été échangés. On nous avait donné des garanties. BUSH était forcément au courant.

_ Et comment les choses se sont-elles déroulées ?

_ Au moment de l'attaque, je suis resté à l'entrée avec mon adjoint en attendant l'arrivée des troupes. Nous avions caché les pièces les plus précieuses dans une chambre forte. Des soldats irakiens avaient été mis en place derrière des sacs de sdable. Ils étaient censés prévenir toute tentative de pillage. Mais, sous le prétexte qu'il y aurait eu des fedayins en haut des tours qui forment l'entrée du bâtiment, sitôt arrivés, les Américains ont ouvert le feu sur la façade. Ca tirait de partout. Vous ne pouvez pas imaginer.

_ Vous avez eu peur ? demande Hayat.

_ Oui, je l'avoue. J'ai eu peur. Très peur, même. Mettez-vous un peu à ma place !

_ Alors, qu'avez-vous fait ?

_ J'ai réussi à passer par les jardins pour me réfugier à l'arrière.

_ Donc, au moment de l'attaque, le musée a été complètement abandonné ?

_ Pas tout à fait. Le responsable des gardiens a voulu rester pour s'assurer que les portes ne seraient pas forcées. Mais il n'a rien pu faire : deux véhicules ont défoncé l'entrée principale, livrant le passage à plusieurs civils qui ont tout raflé. Pour éviter le phillage, il aurait suffi de deux soldats américains à l'entrée.

_ Et il n'y en avait pas ?

_ Non, pas à ma connaissance.

_ Et après l'attaque, que s'est-il passé ?

_ Pendant trois jours, on m'a empêché de revenir. Le quatrième, j'ai trouvé des pillards qui continuaient à se servir le plus tranquillement du monde sous les yeux indifférents des marines. J'ai essayé de les arrêter, mais c'était vraiment impossible. Lorsque j'ai demandé aux Américains d'intervenir, ils m'ont dit qu'ils n'avaient reçu aucun ordre. Alors j'ai couru à l'hôtel Palestine pour rencontrer un responsable. Après cinq heures d'attente, on m'a fait savoir que je n'avais qu'à retourner au musée. Vous vous rendez compte ?

_ Et ces quatre mille pièces dont on vient d'annoncer la prise à Paris (75) ?

_ Il faut absolument que je contacte le directeur du musée du Louvre ! On dit que ce sont les Français qui ont fait le coup, mais je n'arrive pas à croire que des Français soient capables de ça.

_ Qui vous a dit que c'étaient des Français ?

_ Des experts.

_ Des expertds militaires américains ?

PHILIPS sourit d'un air entendu :

_ Disons que c'étaiernt des gens bien informés.

_ Et, mis à part cela, vous avez des soupçons ?

_ A coup sûr, c'est un travail de professionnels. Aucune des copies qui étaient exposées n'a été emportée. On ne s'est intéressé qu'aux originaux et aux ordinateurs où se trouvaient archivés les catalogues des collections. Pour paralyser les recherches, vous comprenez ?

_ Monsieur PHILIPS, demande Hayart, depuis la fin du mandat britannique, le commerce des antiquités irakienne n'est-il pas formellement interdit ?

_ Si, mais voici neuf ans un lobby de gris antiquaires s'est constitué aux Etats-Unis pour assouplir la léglisation visant les oeuvres d'art prohibées. Au début du conflit, ils auraient négocié avec Washington pour autoriser les importations d'objetx irakiens.

_ Quelle est l'ampleur des pertes, d'après vous ?

_ Environ cinquante mille pièces qui étaient exposées dans vingt-huit galeries.

_ Leur valeur ?

_ Vous savez, les civilisations les plus extraordinaires se sont épanouies ici-même, en Mésopotamie : les Sumériens, les Assyriens, les Babuloniens. Imaginez...

Il s'interrompt, comme s'il était soudain gagné par l'émotion, ce qui n'a pourtant pas l'air d'être son genre. Je crois qu'il nous fait du cinéma.

_ Imaginez, reprend-il, le grand vase en albâtre de Warka, dont les bas-reliefs ont été sculptés trois mille ans avant le Christ, les traités de mathématiques qui prouvaient ue le théorème de Puthagore était connu en Mésopotamie au moins quinze cents ans avant Pythagore. Tout cela est inestomable. De pareils chefs-d'oeuvre ne peuvent être achetés que par des collectionneurs avertis qui les cacheront pendant des années. Bien sûr, il y a aussi des milliers d'objets plus modestes et moins reprérables : des pièces de monnaie, des statuettes, des outils qui seront facilement vendus au marché noir.

_ Avez-vous une idée de prix, pour ce qui peut se négocier ?

_ Je crois qu'on peut parler de plusieurs milliards de dollars, fait-il en baissant la voix, effrayé par sa propre estimation.

_ Et les autres sites ? Ont-ils été pillés ?

_ Des sites ? Il y en a au moins cent milles. Et neuf sur dix ne sont pas répertoriés. L'Irak était un vrai musée, vous savez.

_ Qu'en est-il au moins pour les principaux ?

_ Je ne sais pas. Il faudrait aller sur place.

_ Justement, s'écrie Hayat. Je vous l'ai dit : c'est ce que je compte faire. A ce propos, pourriez-vous me trouver un guide ?

Le directeur sourit d'un air charmeur.

_ Sans aucun problème, assure-t-il. Et je peux même vous accompagner, si vous voulez.

_ Entendu. Dans ce cas, je fournirai la voiture et le chauffeur.

Mais l'homme se montre soudain inquiet à l'idée de partir dans un véhicule de presse. Aurait-il entendu dire que les journalistes sont particulièrement exposés ?

_ Quel genre de voiture ? s'enquiert-il nerveusement.

_ Rassurez-vous : une voiture normale, conduite par un chauffeur irakien que je connais. Il me semble préférable d'éviter les gros tout-terrain utilisés par la presse, vous ne trouvez pas ?

_ Absolument ! Entièrement d'accord ! s'esclama le directeur, rasséréné. On peut commencer par le Nord. J'aipmerais, par exemple, vous conduire à Mossoul, sur le site de Nimrud, l'ancienne capitale des Assyriens.

_ Très bien. On part quand ? demande la jeune femme d'un air décidé.

_ Pas avant trois jours. Demain et après-demain, j'ai la visite d'un responsable du Birtish Museum envoyé par l'Unesco.

Je ne suis pas trop content de avoir qu'Hayat va dans le Nord. Surtout avec ce vieux beau. J'aurais préfér qu'elle m'accompagne dans le Sud, mais je n'ai pas osé le lui demander.

Une fois de plus, j'ai fi ui par la laisser travailler et je suis parti de mon côté. Si, grâce à elle, j'ai pu glaner des informations sur le pillage du musée, on ne peut pas dire que je sois très avancé sur les journalistes.

Je croise bien un Irakien francophone, mais il ne m'apporte rien de précis.

_ Vos reporters ont disparu depuis combien de temps ? demande-t-il.

_ Un mois.

_ Eh bien, dit-il à mi-voix, ils auraient très bien pu tomber entre les mains des moudjahidin Khalk.

_ Des moudjahidin Khalk ?

_ Oui, c'est une organisation qui a été formée par Saddam pour lutter contre la République islamique iranienne et soutenir les opposants laïcs à l'ayatollah khomeiny. Ses activités consistaient à faire du renseignement et à mener toutes sortes d'actions subversives.

_ Et quel serait le rapport entre ce groupuscule et les journalistes dont je vous parle ?

_ Un groupuscule ? Dites plutôt une armée ! Ils ont été bombardés pendant l'attaque américaine et se seraient réfugiés du côté de la frontière iranienne. De mon point de vue, cette organisation, qui a constitué l'un des derniers carrés de Saddam, aurait très bien pu capturer vos journalistes pour s'en servir ensuite comme minnaie d'échange.

L'hypothèse de l'Irakien ne repose que sur des rumeurs et des conclusions hâtives. Je ne crois pas serait, en plus, que j'aille enquêter du côté de lma frontière iranienne, ce qui n'est pas sans risques. Hier, un journaliste représentant une télévision des Emirats a voulu se hasarder en Iran. Il a été arrêté et passé à tabac.

Dans l'après-midi, des tirs violents retentissent dans le sud de la ville. Cela dure deux bonnes heures. Il s'agit encore d'armes automatiques et ce n'est sûrement pas le fait de brigands isolés.

Le soir, je retourne à l'hôtel d'en face, bien que rien ne soit prévu. Pour changer, je pourrais proposer à Hayat de venir dormir chez moi. C'est moins confortable et ma chambre n'a pas de terrasse, mais je ne serais pas fâché qu'elle s'intéresse un peu à l'univers dans lequel j'évolue. De plus, nous pourrions montyrer sur le toit vomme je l'ai fait le premier jour.

Mais, cette fgois, il n'y a que des embedded. Hayat n'est pas là. Debbie non plus. Le serveur me tend une enveloppe. C'est un mot que mon amie a tout de même laissé pour moi. Finalement, elle est partie plkus tôt que prévu pour inspecter trois sites archéologiques du Nord : Jarwana, Khorsabad et Ninive. Elle a emmené Debbie. Le directeur du musée doit les rejoindre vendredi à Nimrud. J'espère qu'elles seront prudentes.

Je me suis résigné à dîner seul lorsque commence un long échange de rafales. Là, tout près, dans la rue.

C'est violent. Mais pas assez pour me couper l'appétit. Du reste, que faire d'autre que de continuer à dîner ? Impossible de rentrer dans ces conditions.

Après le repas, je suis obligé d'attendre encore une heure pour que ce soit vraiment terminé. Les embedded me proposent de passer la nuit dans leur hôtel : ces braves ont peur que je traverse sans gilet pare-balles.

Mardi 22 avril

Le soleil vient de se lever et, pour la première fois depuis mon arrivée, j'ai droit à un magnifique ciel bleu que les brumes et les fumées, hélas, dissimulent trop vite.

Nommé administrateur civil proviosoire de l'Irak, l''ex-général américain Jay GARNER est arrivé hier, au moment où, à Kerbela, au sud-ouest de Bagdad, se préparait l'Achoura, une grande fête religieuse à laquelle doivent participer des centaines de milliers de fidèles. Pour les musulmans chiites, Kerbela est la troisième ville sainte après La Mecque et Nadjaf. C'est là qu'HUSSEIN, un imam rebelle, a été tué à la fin du VIe siècle sur ordre des califes omeyyades, un événement tragique qui constitue l'origine de la scission entre les chiites et ceux qu'on appellera plus tard les sunnites. La célébration annuelle du martyre d'HUSSEIN est devenue un symbole de résistance à l'oppression et à l'injustice. Pendant l'Achoura, les pénitents se flagellent jusqu'au sang. Ils sont vêtus de blanc : pour eux, c'est la couleur du deuil.

C'est pourquoi l'on voit tant de pélerins, ce matin, dans les rues de la capitale. Certains partent à pied, d'autres s'entassent dans des camions-bennes ou dans des bus décorés de drapeaux verts et noirs. Et tous ces véhicules de traverser la ville en klaxonnant joyeusement.

J'aurais pu y aller aussi, histoire de récupérer quelques informations, mais j'ai préféré envoyer Rasul que j'espère bien convaincre ensuite, malgré sa répugnance, de m'emmener dans le Sud. Du reste, tout ce que Bagdad compte de journalistes sera là-bas pour montrer que les musulmans ne sont que des fanatiques. Mes confrères risquent de faire les frais d'un mouvement de foule qui tournerait mal. Il y aura des chiites venant de tous les pays environnants et, compte tenu du désordre ambiant, ce pourrait être l'occasion d'un attentat. J'ai un peu honte de ma prudence. Ce n'est pas de la lâcheté. Mais je n'ai pas envie de m'exposer inutilement, maintenant que j'ai rencontré la plus jolie fille qu'on ait jamais vue.

Samir, le patron de mon hôtzel, est d'origine irakienne. C'est un chiite de soixante-dix ans, marié à une sunnite. Son cuisinier est chrétien. Et tout ce petit monde fait bon ménage. Samir est un vieux bonhomme ridé, édenté et craintif, qui semble avoir du recul par rapport aux événements. Il a attendu quatre jours pour venir me parler. Le tempos de m'observer sans doute. Maintenant, il commence à vouloir s'épancher. En fuite depuis deux semaines, la plupart des membres de sa famille devraient revenir ces jours-ci dans l'espoir de retrouver leurs maisons. Mais les unes ont été détruites par les frappes américaines, les autres pillés. Et l'on dit que dans le Nord ce serait encore pire.

Samir est persuadé que Saddam est vivant, caché quelque part dans le pays :

_ C'est un Bédouin ! C'est un Bédouin ! répète-t-il avec un enthousiasme inattendu. Les Bédouins aiment finir en beauté. Vous verrez ! A coup sûr, il prépare un coup pour le 28 avril.

_ Le 28 avril ?

_ Mais c'est son anniversaire !

Ca nous laisse encore six jours, à supposer que les prévisions de Samir soient justes.

Puisque le ton est à la confiance, j'en viens aux journalistes disparus. Mon interlocuteur a eu vent d'une ruimeur selon laquelle isl auraient été pris par des Irakiens. Il me donne l'adresse de Raheen, un médecin qui aurait des renseignements. Evidemment, je m'empresse de contacter ce docteur qui, au téléphone, s'exprime dans un anglais impeccable. J'ai pris rendez-vous devant son hôpital qui, fort heureusement, est assez proche pour que je puisse m'y rendre à pied.

La gravité de Raheen contraste avec sa jeunesse. Si c'est bien un médecin, c'est un médecin au chômage, car l'établissement devant lequel nous nous sommes retrouvés a été en partie détruit, puis pillé. Malgré tout, Raheen cherche des solutions pour reprendre au plus vite ses actrivités. Pas question pour lui de baisser les bras. Il veut lutter pour reconstruire son pays et sa ville dévastée. Mais la tâche va être ardue. En attendant, nous errons parmi les décombre.

Lorsque nous passons devant ce qui a dû être son service, l'oeil de Raheen s'assombrit. Il ne reste plus que des pans de mur et des débris hétécroclites qui jonchent le sol.

Une odeur de mort me prend à la gorge : le toubib m'explique que les corps dont personne ne voulait ont été ensevelis à la hâte, tout près des bâtiments. Ceux qui n'ont pas été en,terrés pourrissent sur place.

Non loin de nous, un cadreur occidental dénué de tout scruptule filme une bande de cabots faméliques qui grattent la terre des tombes fraîchement creiusées. Mon regard croise celui du docteur. Il détourne la tête pour que je ne voie pas la colère qui le gagne.

Nous marchons en silence. Je n'ose lui dire pourquoi je suis venu le voir. La disparition de mes deux confrères me semble à présent secondaire par rapport à tout ce gâchis. Au fond, je serais peut-être plus utile en enquêtant sérieusement sur les malheures de ce pays.

Raheen me prend le bras pour m'entraîner vers ce qui a probablement été un jardin.

J'ai du mal à dissimuler ma gêne. Au lieu de l'entretenir du vrai sujet de mon enquête, je me contente, pour l'instant, de ce qui lui tient à coeur :

_ Il y a beaucoup d'hôpitaux à Bagdad ?

_ Oui, fait Raheen, comme dans les principales villes irakiennes. Mais les années d'embargo nous ont privés de médicaments. La corruption, qui accompagne toujours la misère, a entraîné des détournements. Et puis les chambres, déjà en nombre insuffisant, étaient sales. Les salles d'opérations aussi. A cause de cette insalubrité, beaucoup de patients, sitôt opérés, succombaient à des infections généralisées.

_ Il y avait tout de même des médecins ?

_ Oui, répond Rahenn en haussant les épaules, mais ils manquaient d'expérience et d'informations médicales. Les échanges avec l'étranger leur étant interdits, ils ne pouvaient participer à aucun colloque. En plus, ils touchaient des salaires de misère. Plutôt que de continuer dans de pareilles conditions, beaucoup ont préféré aller vendre des cigarettes dans la rue ou travailler comme chauffeurs, ce qui a entraîné une grave pénurie de personnel.

_ Vopus voulez dire qu'avant la guerre aucunb hôpital ne fonctionnait ?

_ Ils fonctionnaient, mais très mal. Même nos établissements pilotes manquaient de tout : de personnel, d'équipements, de matériel. Pas de laboratoires, des salles d'opérations trop étroites. Tout cela entraînait une telle dégradation que les maladies sérieuses ne pouvaient être traitées sur place.

_ Alors, comment faisaient les privilmégiés ? Il devait bien y en avoir ?

_ Oh, ceux-là, ils se faisaient soigner à l'étranger. Pour les autres, il n'y avait pas de solution. Imaginez, par exemple, un hôpital psychiatrique que j'ai bien connu. Déjà, les malades ne pouvaient y accéder qu'à pied, compte tenu de l'état des routes avoisinantes. Ensuite, il n'y avait pas de lits. On couchait sur la terre battue. La crasse y atteignant un niveau difficile imaginable, les insectes et les bêtes occasionnaient des maladies supplémentaires. Au moment du pillage, les pensionaires de cet asile ont tenté de s'enfuir. Ceux qui n'ont pas été tués dérivent encore dans la ville, ça fait des cibles de plus pour les tireurs embusqués.

_ Et durant le conflit, le choses se sont-elles aggravés ?

_ Pendant les frappes et au moment de l'assaut des forces terrestres, c'est devenu particulièrement difficile : les blessés et les malades ont afflué en nombre toujours plus important, faisant fondre les rares stocks de médicaments encore disponibles.

Raheen me demande une cigarette. Avant la guerre, il ne fumait pas.

_ Mais, poursuit-il, c'est surtout à la fin de l'attaque que les choses se sont dégradées. La situation est devenue épouvantable. Alors qu'ils regorgeraient de monde, les hôpitaux ont été envahis par des hordes de voleurs qui ont tout emporté : mobilier, appareils médicaux et instruments. Ensuite, ils ont mis le feu.

Le grand perdu, Raheen tire une bouffée, puis exhale la fumée en soupirant.

_ Mais pourquoi ? Pourquoi tous ces actes de folie contre des hôpitaux, contre des médecins ? Je ne comprends pas.

Il s'est effondré sur un banc de béton, au milieu de l'ancien jardin.

Ne sachant que faire ni que dire, je l'invite à déjeuner dans mon hôtel.

Quand Samir, le patron, vient demander un peu gauchement si j'ai bien obtenu les infprmations que je souhaitais pour retrouver DUCHAMP et OMAR, Raheen me lance un regard oblique. Lui qui pensait que j'enquêtais sur la situation sanitaire de l'Irak devient plus réticent en apprenant la vraie raison de ma visite. Mais, travaillé par le patron, il finit quand même par me parler d'un confrère de Bassora qui connaîtrait mes journalistes. Il prétend toputefois ignorter le nom de ce médecin. Tout ce dont il se souvient, c'est qu'on le disait très introduit dans les milieux religieux.

_ Sunnites ou chiites ?

_ Je n'en sais absolument rien, conclut fraîchemebt Raheen en se levant brusquement de table. D'ailleurs, les milieux religieux irakiens ne se limitent pas aux mulsumans. Il y a aussiu les chrétiens, vous savez. C'est plus compliqué que vous ne pensez. Alors, ne négligez aucune piste, si vous voulez mon avis. Adieu !

Jeudi 24 avril

Le soleil brille. La journée promet d'être chaude.

Tout doucement, les habitudes du quotidien reprennent leur place. Les différents souks de la ville recommencent à déballer leurs étals et les boutiques remontent leurs rideaux de fer. Hier, j'ai même pu faire des emplettes. J'ai trouvé quelques disques de musique iranienne, histoire de raviver le souvenir du premier soir avec Hayat et d'égayer les soirées que je vais devoir passer sans elle.

Mes bagages sont prêts. Le patron de l'hôtel m'a écrit une lettre pour me recommander à Mustapha, l'un de ses amis de Bassora qui loue des chambres d'hôtes. Tout ce qui manque, c'est un chauffeur.

Rasul est revenu de Kerbela. Il m'attend dans le hall poussiéreux de l'hôtel.

_ Tiens ! C'est pour toi, fait-il en me tendant le petit sachet qu'il vient de tirer de sa poche. Un souvenir du pèlerinage. Ca te portera chance.

Dans l'emballage, un joli chapelet turquoise. Je le remercie, mais les grigris me rendent superstitieux.

La fête a duré trois jours. Les gens semblaient rejeter tout autant l'ingérence que la dictature et appelaient de leurs voeux un gouvernement islamique, sur le modèle iranien.

En marge des cérémonies, des jeunes brandissaient des banderoles réclamant la liberté et appelant à l'uniré entre sunnites et chiites.

L'imam de Bagdad a été interpellé par les Américains sous le prétexte d'avoir organisé, sur la route, une manifestation au cours de laquelle deux mille personnes ont protesté contre l'occupation. Il aurait été battu, puis torturé vingt-quatre heures pour être finalement relâché à la suite d'une nouvelle manifestation réclamant sa libération. Un autre grand imam aurait lui aussi été arrêté mardi et libéré aujourd'hui.

J'interroge Rasul à propos des journalistes.

_ Parle-t-on de Français relevés ou tués ?

_ Pas chez les chiites. Mais par son frère, j'ai des entrées chez les sunnites de Bassora.

Pourquoi pas ? Les sunnites connaissent peut-être ce dfocteur qui, si l'on en croit Raheen aurait entendu parler de mes confrères.

_ Rasul, comment veux-tu que j'aille à Bassora ?

Il sourit et fait semblant de balancer en se lissant la moustache entre le pouce et l'index :

_ Après tout, si la Chevrolet tient le coup, je pourrais aller saluer mon frère qui vit là-bas.

Pour éviter les pèlerins qui rentrent de Kerbela, nous passerons par Al Hillag et Nassiriya.

Pendant les cent premiers kilomètres, nous roulons vitres ouvertes, la lusique à fond. L'autoroute est dégagée. Mais peu avant Al Hillah, nous sommes arrêtés à un point de contrôle américain. Ils nous font prendre une dévition où nous croisons sans cesse des convois militaires. Cela dure pratiquement tout le trajet. La route n'est plus qu'une piste d'où s'élève un épais nuage de poussière. Plusieurs fois, nous sommes obligés de faire de brusques embardées sur le bas-côté pour ne pas être percutés par de lourds camions qu'on ne voit qu'au dernier moment.

Pour parvenir jusqu'à Nassiriya, il nous faut franchir au moins quatre barrages. A chaque fois, on descend de voiture sous la menace des armes américaines, les mains en l'air. On décline mécaniquement son identité. Même si l'on ne se trouve pas sur la liste des gens qu'ils recherchent. Ensuite, il faut ouvrir les portières, le coffre, répondre aux questions. Sans se tromper : une rafale est vite partie.

Le pont avant Nassiriya est gardé par un poste américain. Seuls les véhicules militaires ont le droit de le franchir. On nous fait faire un long détour par une piste de sable.

Aux abords de la ville, des maisons sont occupées par les troupes.

Nassiriya est très pauvre et les combats lui ont laissé des plaies ouvertes.

Dans le centre, on longe un grand bidonville dont la misère tranche avec le luxe de la voiture blanche toute neuve qui nous dépasse. C'est un véhicule de la police irakienne.

Entre Nassiriya et Bassora, la route est meilleure. Nous traversons une zone désertique où traînent quelques carcasses calcinées. Des véhicules militaires isolés, à découvert. En frémissant, je pense aux occupants. Les malheureux ne se sont sûrement aperçut de rien. Ils roulaient tranquillement comme nous,n quand soudain la foudre est venue s'abattre sur eux.

Nous dépassons un convoi de cinq plates-formes dont chacune porte un tank Abrams déchiqueté. La preuve que tout n'a pas été aussi facile qu'on le dit.

Enfin, au début de l'après-midi, nous nous approchons de Bassora. C'est ici que quinze ou vingt mille esclaves Zendj, originaires d'Afrique orientale, étaient employés comme terrassiers pour débarasser les terres de leur surface nitreuse. Vivant dans des conditions d'inhumanité exceptionnelles en terre d'Islam, ils se révoltèrent contre les califes abassides en septembre 869, prirent Bagdad et formèrent un Etat nègre. L'insurrection dura quatorze ans et fit au moins cinq cent mille morts.

Des barques de pêcheurs dérivent sur le Chatt Al-Arab, le fleuve que forment le Tiogre et l'Euphrate en mêlant leurs eaux au sud de Bagdad et qui coule paisiblement entre les roseaux et les palmiers.

La deuxième ville d'Irak est presque aussi misérable que Nassiriya ou l'ex-Saddam City. Les traces de la bataille, encore fraîches, indiquent que l'affrontement y a été beaucoup plus violent qu'ailleurs. Les tirs d'artillerie ont commencé le 20 mars depuis le koweït et, six jours plus tard, les Britanniques et les Américains ont commencé un assaut qui ne s'est finalement terminé que le 8 avril.

De nombreuses maisons ont été entièrement détruites. Le palais du gouvernement a été soufflé par les explosions et celui de Saddam héberge à présent le quartier général de Sa Majesté et une équipe de la BBC.

Un moment, j'ai l'idée de passer au centre culturel français. Comme je m'y attendais, i ln'en reste que les murs. Tout a été pillé. Absolument tout.

A part le palais, les Britanniques n'occupent que certains points stratégiques : l'hôtel Chatt el-Arab et le quartier du port. Même si on nous interdit d'y accéder, de loin, on distingue quand même un immense yacht dont il ne reste que la coque. C'est le célèbre Al-Mansour de l'ex-président.

En ville, l'électricité est revenue depuis hier à certains endroits, mais il n'y a plus de carburant aux stations-service que de longues files d'attente rendent d'ailleurs inaccessibles. On ne peut s'approvisionner qu'au marché noir, un système qui favorise les activités mafieuses et pénalise les plus pauvres. A force, cela pourrait provoquer des troubles importants : certains n'auront d'autre choix que de voler, piller ou tuer pour survivre.

Je m'installe dans la maison que Samir m'a recommandée, non loin d'une poste de scurité britannique. Mustapha, le patron, me présente un de ses hôtes, photographe de presse. A Bassora, il n'y z qu'une trentaine de journalistes, ce qui n'est rien comparé aux deux mille envoyés spéciaux de Bagdad. En discutant avec ce photographe, j'apprends que Tarek AIZ, l'ex-vice-Premier ministre, s'est finalement rendu aux forces de la coalition.

Vendredi 25 avril

Enfin une nuit reposante. Il fait un temps superbe à Bassora. Fini, cette odeur âcre de Bagdad, ce mélange étrange et suffocant de poussière et d'hydrocarbures.

Comme promis, Rasul a organisé un rendez-vous avec un imam sunnite chez son frère, dans les quartiers pauvres de la vieille ville. La maison est des plus modestes. Aporès les salamalecs et le thé de bienvenue, la conversation peut enfin commencer.

Cheik Hassan AL OUBEÏDI est imam deouis sept ans. Aavant, il était colonel dans l'armée irakienne, jusqu'au jour où il a décidé de reprendre des études jusqu'au jour où il a décidé de reprendre des études de théologie à l'université de Bassora. Et le voilà qui plastronne à présent dans son habit majestueux. C'est vraiment l'archétype du religieux musulman avec sa b rbe imposante qui encadre ce visage anguleux où percent deux yeux brillants.

En bavardant avec cheik Hassan, je m'aperçois que l'attaque de la coalition contre Bassora a favorisé des rapprochemenrs entre communautés religieuses. Ainsi, qu'ils soient chiites ou sunnites, les imams sont intervenus ensemble contre le pillage.

Pour l'avenir, cheik Hassdan appelle de ses voeux uen démocratie où chaque religion aurait sa place. Une monarchie libérale, à l'espagnole ou à l'anglaise, ne lui déplairait pas. Il supporterait même la présence de troupes étrangères pendant un an ou deux. Tant pis si les occupants font temporairement main basse sur les richesses naturelles, du moment qu'ils mettent en place des institutions solides qui garantissent les libertés. Après, plus besoin des Occidentaux. Les Irakiens ont assez d'hommes capables de diriger le pays.

_ Mais attention ! prévirnt cheik Hassan. Il ne faudrait pas que les soldats restent trop longtemps, sinon le peuple prendra les armes et cette fois ce sera une vraie guerre.

_ Une vraie guerre ?

Il sourit sans répondre.

Au fil de la conversation, la confiance s'installe. Je m'enhardis :

_ Et une république islamique ?

_ La question ne se pose pas, répond le cheik avec malice.

_ Et pourqsuoi donc ?

_ Mais parce que les Américains n'en veulent pas, voyons ! Pourtant, les musulmans se sont toujours bien entendus en Irak. Chez nous, chaque fidèle peut fréquenter à sa guise aussi bien les mosquées sunnites que les mosquées chiites. Tant pis si les médias occudentaux disent que nous sommes fondalement divisés. D'ailleurs, les journalistes, vous savez...

Je dresse l'oreille :

_ Les journalistes ?

_ Oui, avant la guerre, des journalistes, j'en ai vu passer beaucoup. Ils prétendaient faire des interviews. Il s'est avéré que bon nombre d'entre eux étaient des agents de la CIA, du Mossad ou d'Al Wahabia.

Devant mon air étonné, il croit nécessaire de me donner quelques précisions.

_ Al Wahabia, explique-t-il, est une organisation secrète basée en Arabie saoudite et destinée à lutter par tous moyens contre l'Islam. Donc, comme je vous l'ai dit, je me méfie un peu de la presse.

_ Il y a cependant de vrais journalistes. D'ailleurs, certains d'entre eux disparaissent sans laisser de traces.

A ces mots, cheik Hassan Al OUBEÏDI sourit encore, mais plus mystérieusement cette fois.

Je vais jusqu'à lui demander s'il connait une personne susceptible de me renseigner sur la disparition de mes deux compatriotes, un médecin peut-être. Le cheik dit de ne rien savoir. Puis il se ravise : cjeik Mahmoud, le responsable sunnite de Bassora, en saitpeut-être plus que lui.

L'imam m'observe la plus grande attention tandis que nous faisons une pause pour apprendre un peu de trhé brûlant que la maîtresse de maison vient d'apporter. Il m'invite ensuite à visiter la grande mosqyée pour y rencontrer son chef.

Dans la rue, les femmes et les enfants sont mi-amusés, mi-inquiets. Un civil étranger sans caméra ni appareil photo, sans même de gilet pare-balles, voilà qui n'est pas banal.

Notre arrivée provoque un regroupement de jeunes gens qui nous suivent en plaisantant jusqu'à l'entrée de la salle de prières. Comme j'ai pris la peine de me déchausser, l'imam me fait signe d'entrer. Après, il me demande si je veux montrer au sommet du minaret.

La porte d'accès doit mesurer un mètre trente. On grimpe par un escalier en colamiçon dans une complète obscurité. Trois gamins m'accompagnent. Vingt mètres plus haut, la ville se dévoile.

_ Bon, maintenant que tu es là, je vais te convertir à l'islam ! s'écrie brusquement cheik Hassan.

_ Inch Allah ! Mais un seul Dieu, c'est déj)à très difficile d'y croire. Alors deux, c'est peut-être beaucoup pour moi.

Il éclate de rire.

Cheikl Mahmoud vient d'arriver. Nous déjeunons tous ensemble. Mais je n'apprends rien de plus.

L'après-midi, je fais un tour chez les chrétiens. Il n'y a pas moins de cinq églises dans cette petite communauté qui ne regroupe pourtant qu'un vingtième de la population. J'aurai donc à enquêter auprès des Chaldéens, des orthodoxes arméniens et syriens, des protestants et des catholiques. Il y a de quoi s'y prendre.

Je commence par un prêtre catholique qui me reçoit dans le presbytère attenant à son église. C'est un Irakien du Nord. Sa communauté regroupe près de deux cents familles. Dès les premières frappes, beaucoup d'entre elles ont quitté la ville pour se mettre à l'abri chez des proches. Le prêtre est resté pendant les deux semaines de bombardements.

De même qu'elle a rapproché les mahométrans, la guerre a resserré les liens de la communauté chrétienne : les différenrts ecclésiastiques se voient plus souvent et s'entraident davantage. Mais entre les religieux musulmans et les serviteyurs du Christ, les relations se limitent aux visites de politesse qu'on échange lors des grandes fêtes respectives.

Le Prêtre évoque la bataille de Bassora. Les Irakiens étaient cantonnés dans des camps du nord de la ville. Ils ne voulaient pas combattre.

Lorsque les Britanniques sont entrés, la plupart des soldats ont cherché refuge dans les mosquées, les églises et les écoles. Il n'y a que certains membres du parti et les fedayins qui se sopient servis de leurs armes. C'est dans ces conditions que les deux journalistes français se seraient trouvés pris entre deux feux. C'est tout ce qu'il a entendu dire.

Ensuite, les pillages ont commencé. Le chaos. Beaucoup de gens semblaient avoir perdu la tête. Comme à Bagdad, les voleurs étaient en majorité des chiites qui étaient restés sourds aux appels désespérés de leurs imams.

Après une visite rapide de l'église, je repars sous un soleil de plomb. Sur une place, des marchands proposent à prix d'or des pains de glace qu'on fait fondre pour obtenir de l'eau. Un peu plus loin, sur un marché très animé, on trouve à peu près tout ce qui peut se vendre d'occasion.

Lentement, une patrouille angoisse dans une rue adjacente. Des fantassins marchent nu-tête derrière trois Challengers dont les canons sont obturés par des protections en caoutchouc. Les soldats ont la consigne de discuter et de plaisanter avec les passants. Ah, le vieux savoir-faire des troupes coloniales ! Rien à voir avec l'attitude agressive des Américains qui, eux, ne vont jamais à pied, dorment avec leur casque et gardent toujours leurs armes pointées sur les Irakiens.

Rasul me propose d'aller pêcher sur les bords du Chatt Al-Arab. Mais, vu ce qu'on raconte sur la pollution consécutive aux bombardements, ça ne me dit vraiment rien de manger du poisson.

Dimanche 27 avril

Impossible de fermer l'oeil. Sans doute à cause de cette maudite équipe de télévision allemande qui occupe désormais tout un étage de la maison et qui a passé la nuit à faire un tapage infernal. Pendant les rares moments où je commençais à m'assoupir, les cauchemars m'ont assailli. La révolte des Zendj se mêlait à l'attaque américaine et à l'histoire d'Hayat. Je m'inquiète pour elle, n'ayant plus aucune nouvelle.

Pas un seul coup de feu, en tout cas. Il faut savoir que, dans ce pays, la poudre est un moyen traditionnel d'exprimer ses joies et ses peines. Tout le monde a le droit d'avoir une arme. Et quand on en a une, on ne se prive pas de s'en servir à l'occasion des mariages ou des enterrements. C'est dire qu'en période troublée, de pareilles coutumes peuvent causer des problèmes. Les Britanniques, comme on s'en doute, n'aiment pas beaucoup ces fantasias. Ils auraient même tendance à appréhender les pistoleros les plus exubérants. Depuis l'occupation, la ville est donc plus silencieuse que d'habitude.

Ce matin, le ciel est d'un bleu magnifique. Il commence à faire très chaud et les moustiques ne manquent pas de me harceler. J'ai trouvé refuge sur la terrasse de la maison pour poursuivre l'observation commencée du haut du minaret.

Bassora s'étend sur plusieurs kilomètres. Dans les vieux quartiers, les rues n'ont même pas de nom. Et pas question de trouver une carte. Il n'y a que les Britanniques qui en aient. On demande aux passants qu'ils nousorientent par rapport à une mosdquée ou tout autre lieu caractéristique.

Je me promène à mon aise dans la plupart des quartiers sans être jamais inquiété. Certes, je suis toujours accompagné de Rasul. Désormais, j'évite le marché. On le dit très dangereux, y compris pour les Irakiens, car les enlèvements y sont fréquents. Et un étranger comme moi est toujours prisé : les Occidentaux ont les moyens de payer de bonnes rançons.

Ces derniers jours, il y a encvore eu des pillages que tout le monde condamne. Ces exactiopns étaient le fait des plus défavorisés qui, en quelques heures, se fait des plus défavorisés qui, en quelques heures, se sont vengés des années d'oppression qu'ils ont subies. Pour d'autres, c'était simplement le moyen de faire quelques affaires. Dans tous les cas, l'attitude indifférente des soldats britanniques est considérée comme une incitation tacite. Les seules violences sont des règlements de compte. Ici, pas de milice armée, même si l'on parle beaucoup de Kewat Bader, un grouoe formé d'opposants à l'ancien régime et de délinquants, tous embrigadés par Téhéran pour mener des actions violentes contre le régime de Saddam.

La population essaie de mener une vie normale. Les préoccupations matérielles reprennent le dessus et les boutiques rouvrent les une après les autres, comme à Bagdad.

Les chefs religieux appellent au calme. Dans la mesure où ils sont assez écoutés, il suffirait, sans doute, que leurs prêches deviennent plus incisifs pour que la situation prenne un tour bien différent. Mais aujourd'hui on ne parle qu' d'unité. Chacun essaier de montrer qu'il souhaite cohabiter en paix avec son voisin. Du reste, il n'est guère d'autre choix possible tant qu'il n'y a pas de vraies élections.

Dans l'ensemble, les gens sont contents d'av oir davantage de liberté. Naguère, ils ne pouvaient parler à personne sans risque d'être épiés. C'est pour cette unique raison que la présence étrangère est pour l'instant relativement bien supportée. Toute la difficulté va être de trouver le bon moment et les bons moyens pour transférer cette autorité imposée à un gouvernement élu.

Je vais poursuivre mes recherches dans la vieille ville, chez les Arméniens dont la présence remonte au temps où Bassora était un port majeur de la Mésopotamie. Après la Première Guerre mondiale et le génocide qui les a frappés, ils furent plus de vingt mille à se retrouver ici, parqués dans des camps sous le contrôle des Britanniques. Et la créatgion de l'URSS a dissuadé la plupart d'entre eux de repartir.

Le père RAMES, mon nouvel interlocuteur, ne sait rien de très précis. Des journalistes ont été tués, d'autres capturés. Il n'a que les informations de la presse et se montre incapable de me donner plus de détails. La situation sanitaire de la population l'intéresse plus que les déboire des journalistes occidentaux.

Lundi 28 avril

Si l'on en croit Samir, mon vieil hôtelier de Bagdad, le grand jour est arrivé. L'ex-président s'il est encore en vie, doit en ce moment même souffler ses soixante-six bougies et ricaner en entendant ce pauvre Bush annoncer partout la mort du satrape irakien. Peut-être Saddam se prépare-t-il à mettre le feu aux poudres ? On imagine sans peine la nervosité des Américains.

En attendant le baroud d'honneur, je me contente d'exploiter besogneusement la maigre piste que m'a donnée Raheen le toubib. Continuant inlassablement ma tournée chez les chrétiens, je visite aujourd'hui les Chaldéens.

A l'entrée de leur église, ils ont installé une pharmacie qui, pendant la guerre, leur a permis d'aider les plus démunis. Elle fonctionne toujours. Un prêtre y distribue quelques médicaments apportés la semaine dernière par des bénévoles italiens.

L'évêque, Mgr Nabil KATI, un sexagénaire malicieux, porte soutane blanche et babouches immaculées. Il s'exprime bien en anglais, de sorte que Rasul n'a pas à intervenir, cette fois.

_ La population, soupire l'évêque, manque de produits de première nécessité. Il n'y a pas d'eau potable et, quand on en trouve, elle est hors de prix : déjà, avant la guerre, un litre d'eau coûtait trente fois plus cher qu'un litre d'essence !

_ Et l'aide humanitaire ?

_ On l'attend, mais elle n'arrive toujours pas. D'ailleurs, si elle n'est pas strictement encadrée par l'armée ni gérée par les structures religieuses, il vaudrait mieux qu'elle n'arrive jamais.

_ Et pourquoi donc ?

_ Mais parce que l'anarchie pourrait nous mener à des effets pervers ! s'exclame mon hôte. La distribution sans contrôle de l'aide humanitaire, loin de soulager les plus nécessiteux, risque de fournir des réserves de nourriture à des mouvements extrémistes, ce qui aggravait la situation. Dans les pays pauvres confrontés à des situtions analogues, cela se voit tous les jours.

On frappe à la porte. Deux musulmans pénètrent dans le bureau et s'inclinent cérémonieusement devant le prélat. Rasul m'explique que l'un d'entre eux vient d'être dénoncé aux Britanniques par son voisin. Pour lui prendre sa maison, il l'accuse d'être un fedayin. L'homme s'en défehnd fermement. Il a des témoins. L'évêque va essayer de l'aider.

Un peu plus tard, un autre musulman se présente. C'est pour emprunter une échelle et trouver d'urgence des médicaments. Monseigneur s'excuse. Cette fois, il va devoir s'absenter pour régler le problème. Il me demande de repasser d'ici une heure. En attendant, une religieuse nous montrera l'ancien orphelinat attenant qui a été transformé en jardin d'enfants.

Autrefois, il y avait dix-huit soeurs pour éduquer cinquante-huit jeunes Irakiennes. La renommée de l'établissement était telle que les internes, à leur majorité, étaient telle que les internes, à leur majorité, étaient souvent demndées en mariage par les meilleures familles chrétiennes de la ville. Mais l'orphelinat a été nationalisé et la plupart des filles ont dû rejoindre des familles d'adoption. Aujourd'hui, les soeurs ne sont plus que deux. Le jardin d'enfants qui a succédé au pensionnat accueille une centaine d'élèves, des musulmans pour la plupart. La pauvre femme, débordante d'énergie, esdt fière d'avoir tenu jusqu'à la fin des combats. Ensuite, à cause des voleurs, il a bien fallu fermer.

Je visite trois classes, propres et bien rangées. Un portrait de Saddam trône encore au-dessus du tableau noir. La soeur, un peu penaude, me dit que c'était obligatoire et qu'elle n'a pas eu le temps de l'enlever. Elle espère rouvrir samedi prochain. Les parents s'impatientent. La pauvre femme peste contre les soldats britanniques qu'elle a vus laisser commettre un pillage. Il s'agissait d'un bâtiment administratif où se trouvaient stockés des vivres que tout le monde, sans distinction de condition, recevait tous les mois du temps du raïs. Juste avant la guerre, le président irakien a fait distribuer six mois de rations à toute la population, ce qui devrait permettre d'aller jusqu'en août. Cependant, beaucoup sont déjà démunis etr cela aggrave encore les risques de vols et de meurtres.

La religieuse tient absolument à nous emmener jusqu'à l'entrée de l'église pour que je voie des traces de semelles sur la porte. Un soldat anglais l'a défoncée à coups de pied sans seulement attendre que la soeur vienne ouvrir. Elle est encore choquée par ce geste sacrilège commis par des hommes originaires de pays qui se prétendent civilisés.

Aujourd'hui, à Fallouja, les hommes de la compagnie Charlie, apostés sur le toit d'une école, ont parce qu'elle criait que Dieu est grand. Ce Dieu n'était pas le leur. Quatre-vingt-sept civils se sont écroulés sous les balles américaines. Dix-sept ne se sont pas relevés. Le plus jeune avait seize ans.

Le jour même de l'anniversaire de Saddam, cette tuertie n'annonce rien de bon.

Mardi 29 avril

L'évêque a été retardé. Bien que je l'aie attendu près de deux heures, je n'ai pas pu le revoir comme prévu. Mais je me console en imaginant qu'il n'en savait pas plus que les autres. En fait, pressé d'avoir des nouvelles d'Hayat, je préfère retourner à Bagdad.

Il nous faut beaucoup de patience, à Rasul et à moi, pour faire le plein d'essence. La fille est si longue que, à force on ne sait même plus pourquoi on attend. Faire la queue pour avoir de l'esence en Irak, un comble ! Toutefois, il ne faut pas trop se plaindre : même si les prix ont monté, pour un dollar on a quand même cinquante litres.

Cette fois, nous empruntons la Jackson Road, l'axe Bassora-Bagdad utilidsé par la logistiqsue américaine.

Nous sommes coincés derrière un convoi. Le chauffeur du Hummer qui assure la sécurité arrière de la colonne s'amuse à empêcher les civils de passer. Il roule en permanence sur la voie de gauche, à la hauteur du dernier camion, et ne se rabat qu'in extremis, lorsqu'une voiture arrive en face. Plusieurs fois, on frôle l'accident car le véhicule qui nous précède cvherche obstinément à dépasser, malgré les gestes dissuasifs des soladats américains. Ce petit jeu dure une bonne demi-heure. C'est malgré tout plus rapide qu'à l'aller : sur cet itinéraire, on n'arrête plus que les suspects. Apparemment, nous n'entrons pas dans cette catégorie.

En cours de route, on aperçoit plusieurs camps américains. Leur principe d'installation est inspiré du temps de la conquête de l'Ouest : ils forment le cercle et pointent leurs armes vers l'extérieur dans toutes les directions pour attendre les Indiens.

Pas de traces de vraie bataille, à part fdes véhicules brpulés qui se seront trouvés là sans raison. On voit aussi des restes de canons antichars disposés sans logique. Aucun de ces matériels carbonisés ne semble avoir servi à combattre l'invasion.

Après Nassiriya, à deux heures de la capitale, un éclat de tôle froissée se coince dans la roue et nous sommes obligés de faire halte juste en face d'une immense base de la coalition. C'est sans doute un très important dépôt logistique, à voir ces dizaines de camions-citernes derrière les barbelés.

Le pneu est crevé. Cela nous vaut une heure de travail en plein soleil. Un Hummer ralentit. Ses occupants veulent savoir si l'on a un problème.

La premiuère chose qui me frappe en retrouvbant Bagdad, c'est que beaucoup de boutiques ont rouvert. Mais on entend toujours des coups de feu.

J'ai à peine posé mes valises qu'Hayat fait irruption dans ma chambre pour me sauter au cou. Elle est vraiment contente de me revoir vivant. Nous prenons le temps de fêter tendrement nos retrouvailles. Comme son parfum m'a manqué !

Contrairement à ce qu'elle esoérait, Hayat n'a pas été rejoindre paer PHILIPS. Elle rentre avec le sentiment que le pillage archéologique de la ville et, plus généralement, de l'Irak, était prémédité depuis longtemps, aussi bien à l'intérieur du pays qu'à l'étranger. Un témoin lui a rapporté que deux chars Abrams bloquaient la route qui mène au musée. Pendant ce temps, les Américains enfonçaient la porte principale pour y introduire un camion d'où a débarqué une équipe en uniforme. De toute évidence, plusieurs membres de ce cvommando connaissaient parfaitement les lieux. Certains parlaient l'arabe avec un fort accent du Koweït. Et tous disposaient des clés. Ils n'ont emporté que des objets bien déterminés. Lorsque les voleurs de droit commun sont arrivés à leur tour, le mal était déjà fait.

Plus curieusement, selon un employé du musée, cela faisait bien un an que les originaux des pièces les plus précieuses étaient sortis du pays et avaient été remplacés par des copies à l'identique fabriquées par des professionnels de Bagdad. Dès lors, le pillage n'aurait été qu'une mascarade pour expliquer des détournements déjà accomplis. De tout cela, le directeur n'a soufflé mot. Hayat s'en étonne.

Ce qui est certain, c'est que les soldats américains ont pénétré dans les lieux etr que, pendant les trois jours qui ont suivi cette intrusion, ils n'ont rien fait contre les casseurs, alors que les autorités de Washington avaient bien été mises en garde par l'Unesco. L'arrivée récente d'une équipe d'investigation du FBI ne va, hélas, rien arranger. Le musée est désormais interdit aux journalistes.

Hayat est déçue. Elle me propose de repartir avec elle à Bassora. Sa radio lui demande d'aller y enquêter sur les sites pétroliers.

Très bien, je retournerai demain dans le Sud pendant cinq jours. Cette fois, nous passerons par Nadjaf. Samir, le propriétaire de mon hôtel qui est devenu mon ami maintenant que je suis son unique client, y a de la famille. Son neveu pharmacien y possède une grande maison. Et Samir nous y accompagnera pour nous faire connaître du mopnde et nous permettre d'être hébergés en toute sécurité.

Il parait que els Américainx ont encore tiré sur les civils à Fallouja et qu'il y aurait deux morts et plus de quinze blessés. Décidément, les esprits ne sont pas près de se calmer.

Au début de la guerre, Washington annonçait la création d'une organisation chargée des problèmes humanitaires et de la reconstruction. On promettait qu'après deux semaines tout serait rétabli, qu'il y aurait de l'eau potable, de la nourriture, des médicaments et du courant. Quinze jours ont passé deopuis la fin des combats et la majeure partie de Bagdad est privée d'eau et d'électricité. Les hôpitaux manquent de lits, de médicaments, de nourriture.

Au bar de l'Hammourabi, nous rejoignons Debbie qui dîne avec Ali, un séduisant ingénieur. Le ministère du Pétrole étant le seul à ne pas avoir été mis à sac, Ali, qui y était employé, a voulu tout de suite reprendre son poste. Sa voiture ayant été volée, il a pris le bus. Mais le coiffeur l'a fait descendre avant l'arrêt, de peur d'avoir des ennuis s'il approchait des soldats américains. Pas question d'entrer. Ali a dû remplir un questionnaire, puis attendre dehors. Après trois heures sous le soleil, personne n'était venu le chercher. Il a compris qu'on se passerait de ses services. Il est rentré chez lui en pensant que les Américains devaient avoir leurs propres experts et que, s'il leur fallait l'Irak, ils n'avaient sûrement pas besoin des Irakiens.

L'ingénieur nous assure qu'ol n'est pas le seil dans ce cas. Son ami Ommer, par exemple, était fonctionnaire au ministère de l'Education où il s'occupait de la direction du sport. Comme en vingt ans il ne s'était pas absenté vingt jours. Ommer a essayé de revenir travailler. Mais, du ministère, il ne restait plus grand-chose. Juste une carcasse de béton fumé. En cherchant vainement son ancien bureau, il a reçu une poutrelle sur la tête et il a dû sortir pour reprendre ses esprits, le visage ensanglanté.

Depuis dix jours, il n'espère plus rien. Alors, comme Ali, comme tout le monde, il attend.

Jeudi 1er mai

La guimbarde déglinguée de Rasul a fini par rendre l'âme. Mais il nous a trouvé une autre Chevrolet. Toujours bleue et presque neuve cette fois. Franchement, je ne veux même pas savoir comment il s'y est pris. L'essentiel, c'est que nous repartions. Rasul porte un feffieh : ce n'est pas son habitude. Il est plus silencieux. Peut-être est-il fâché qu'Hayat l'ait quelque peu supplanté dans son rôle d'interprète.

La circulation est très difficile dans Bagdad et, comme à Bassora, l'approche d'une station-service provoque di'nterminables encombrements. Mais je prends patience. Aujourd'hui, Hayat est près de moi.

Comme promis, Samir nous accompagne. Il est à l'avant, avec Rasul. Pour lui, ce sera l'occasion de l'avant, avec Rasul. Pour lui, ce sera l'ocvcasion de revoir des procvhes dont il n'a plus de nouvelles depuis le début de la guerre.

Il nous faut deux heures pour rejoindre Nadjaf, la ville sainte qui abrite le mausolée d'Ali, cousin et gendre de Mahommet.

A Nadjaf, les rues sont envahies de pélerins venus célébrer l'anniversaire de la mort du Prophète : une foule dense et bigarrée qui déambule dans les rues en suivant les porteurs de bannières et de drapeaux.

Quand, par endroits, la circulation se bloque, Samir descend pour demander le passage à grands cris. Je suis un peu anxieux, car tous ces gens semblent bien ardents et cette grosse voiture américaine pourrait attiser leur zèle.

Mais non. La foule s'écarte et la Chevrolet peut fendre tout doucement cette houle humaine finalement bien canalisée par des jeunes, la tête ceinte d'un bandeau vert, qui font la circulation.

Chez nos hôtes, nous partageons le repas avec les hommes de la famille. On a fait une exception pour Hayat, car toutes les femmes de la maison, voilées de la tête aux pieds dans des abeyas couleur d'encre, sont réléguées dans une pièce voisine où elles regardent la télévision. Au programme : uen chanteuse américaine blonde et dénudée qui se tortille voluptueuse. Les dames en noir sont perplexes.

Cet après-midi, c'est au tour des femmes d'orgzaniser leur procession. Le neveu de Samir propose à Hayat de se joindre au cortège, mais elle a mieux à faire que de revêtir la tenue islamique : elle a pu nous organiser un rendez-vous avec un militaire américain qu'elle a connu par son ami, le mystérieux colonel TIBBETS.

Le camp des marines de Nadjaf est situé à l'extérieur de la ville, sur la route qui descend vers Nasiryia, et le bataillon qui l'occupe est commandé par un officier caricatural : silhouette de surfeur, visage hollywoodien buriné, cheveux grisonnanrts coupés ras, énorme Cohiba au coin de la bouche.

Le colonel LEE nous accueille dans le couloir, ce qui n'est pas très poli. Est-ce parce qu'il est raciste ou parce que je viens de Paris (75) ? Il faut dire qu'en ce moment l'ambassade de France à Washington reçoit des centaines de milliers d'e-mails insultants par jour.

Le discours de LEE est bien rodé. Selojn lui, la population de Nadjaf serait ravie de voir des soldats étrangers plein la ville. Elle se montrerait très coopérative. LEE prétend avoir de bons rapports avec les chefs religieux. Il regrette juste que leurs mots d'ordre ne soient pas toujours suivis puisqu'il ya l'influence des religieux est plus faible. L'officier nous explique que les marines sont en train d'affûter une force de police locale dans les anciens locaux de l'université qui ont été réquisitionnés. Jouant la décontraction, l'Américain nous déclame uen longue tirade sur la liberté que ses hommes auraient apportée aux Irakiens. Il semble croire à ce qu'il dit, ce qui, tout compte fait, n'est déjà pas si mal. Les reconnaît tout de même avoir quelques difficultés avec des groupes isolés qui n'ont toujours pas été désarmés, mais il se montre très optimistes pour la suite des événements. Interrogé sur la durée de son sdéjour, le Yanhee nous répond par un grand sourire et avoue ne pas avoir de date précise. Mais il souhaite partir le plus tôt possible, dès que la sécurité aura été rétablie.

Je l'interromps tout net :

_ Et comment les choses se sont-elles passées avec les journalistes ? Répondez-moi franchement !

A ces mots, Hayat me jette un regard de surprise. Elle ignorait mon intérêt pour cette affaire. Mais, après tout, je n'avais pas de raison de lui en parler.

_ Quels journalistes ? demande l'officier, d'un air fourbe et haineux.

_ Vous savez très bien.

_ Non, vraiment, je ne vois pas.

_ Il n'y a pas eu de journalistes tués à Bassora ?

_ Si, l'un des nôtres. C'est de lui que vous voulez parler ?

_ Entre autres.

Le colonel réprime un geste nerveux. Ses mâchoires se crispent sur son cigare.

_ Un regrettable incident. L'enquête est en cours. Le mieux serait que vous puissiez voir les Anglais qui sont sur place.

_ Et les journalistes français disparus ?

_ Là, faute d'éléments, grommelle l'officier en tournant les talons, je ne peuxc pas vous répondre. On dit que les Irakiens les auraient emmenés. Ensuite, on perd carrément leur trace. Je suis désolé. Au revoir !

Au retour, Hayat me fait la tête :

_ Au moins, tu aurais pu me faire part du sujet de ton enquête, fait-elle d'un ton de reproche.

_ Pourquoi, tu as des éléments ?

_ Non, c'est juste une question de franchise et de confiance mutuelle. En plus, tu pourrais t'attirer de sacrés ennuis à les provoquer comme ça.

_ Confiance mutuelle ? Parce que, de ton côté, tu es vraiment sûre de tout me dire ?

Elle ne répond pas. J'insiste :

_ J'aimerais bien savoir, par exemple, pourquoi ce matamore a accepté de nous recevoir aussi facilement de nous recevoir. Tu dis que c'est grâce à TIBBETS, mais comme tu t'es brouillée avec lui, normalement, nous ne devions pasd avoir ce rendez-vous.

Hayat reste muette un long moment. Elle boude, énigmatique, et cette moue lui va bien.

Le soir, après nous être réconciliés, nous partageons le repas avec les hommes et nous continuons la conversation dans le jardinb jusqu'à minuit. Ils sont curieux de la manière dont on vit en Occident où, d'après ce qsu'ils voient à la télévision, ça ne doit pas tourner très rond.

Toutes les images visuelles, olfactives et sonores de la journée se confondent ensuite dans les bras d'Hayat qsui, sans rancune, me conduit tout doucement au pays des mille et une nuits.

Samedi 3 mai

Toutes les télévisions occidentales diffusent les mêmes images du président américain s'appuyant avec satisfaction sur son pupitre officiel. Sur le pont du porte-avions nucléaire Abraham Lincoln où il a pris place, une branderole annonce que la mission est accomplie. On se demande laquelle : la mission avouée ou la mission réelle ? La liberté pour l'Irak ou le racket du pétrole ? Tandis que BUSH claironne la fin des opérations de combat majeures en Irak, des partisans de Saddam manifestent à Fallouja, la ville martyre qui est devenue le lieu symbolique de la résistance. Samir est resté à Nadjaf et Rasul ne quitte plus son keffieh.

Dès notre arrivée à Bassora, je fais faire un tour rapide de la ville à ma compagne. Un Challenger sable passe lentement dans la rue, le chef de char bien en vue sur la tourelle.

Nous nous installons à l'hôtel Al Madar, dans le centre-ville, puis j'accompagne Hayat à la State Oil Marketing Organisation, la compagnie pétrolière nationale. Rasul est là pour me traduire ce que dira Hayat.

La façade des bâtiments, qui n'ont pas été protégés, est noircie par les traces de l'incendie qui a suivi le pillage, selon le scénario habituel. A l'intérieur, il ne reste plus rien. Même les prises électriques sont ararchées. Quelques méchantes chaises ont été apportées par les employés qui continuent de venir tous les matins, sans trop savoir pourquoi.

Aucun responsable ne veut nous parler. La vue du micro d'Hayat les met tous en fuite. Finalement, c'est Mokhtar, le directeur général, qui accepte d'exprimer publiquement le désenchantement qui affecte à présent tout le perdonnel de la Somo.

Mokhtar doit affronter chaque matin des centaines de salariés qui viennent pointer dans l'espoir d'être payés et demandent sans cesse s'ils vont bientôt pouvoir reprendre leur travail. Il a pu convaincre les Britanniques, qui contrôlent les caisses de la Banque centrale, de solder les salires d'avril, mais il ne garantit rien pour le mois de mai. L'homme est très inquiet pour la suite : la liberté tant espérée ne se présente pour l'instant que sous forme de pillages, d'insécurité et d'arrogance auglo-saxonne.

Depuis la guerre, les sites de raffinage ne fonctionnent plus qu'au ralenti. Ils ne peuvent utiliser que els stocks, car les unités de forage ont été désorganisées par les pillards, sans aucune réaction des troupes d'occupation. Bref, le contrôle de Washington sur le pétrole irakien est absolu.

Mokhtar va plus loin : la destruction des stations de pompage serait le fait des troupes de la coalition qui ont bien pris soin de ne pas les défendre. Ils occupaient les puits plusieurs jours avant l'offensive. Dès le début de l'attaque, les pillards ont été encouragés à les envahir pour détruire les infrastrusture de production. Selon le directeur de la Somon les Américains parlent beaucoup de la chute de Saddam, du prétendu renouveau irakien, mais ici, à Bassora, tout prouve qu'ils ne sont intéressés que par le pétrole.

Je l'interromps soudain en anglais :

_ Au fait, seriez-vous au courant de la disparition de deux journalistes français ?

Mokhtar m'a fait parfaitelment compris. Il réfléchit longuent avant de répondre.

_ Il s'est passé, fait-il, quelque chose de très grave entre Bassora et Al-Zubaïr, mais les verdions duvergent. Vous devriez voir le maire, un ancien membre du parti Bazs, et surotut vous rendre sur les siotes de forage de cette zone. Ils auront sûrement des éléments à vous donner.

_ On peut y aller facilement ?

_ Non. Il vous faut une autorisation des autorités militaires britanniques.

Nous retournons en ville avant le couvre-feu. Sur les grands axes éclairés par de hauts réverbères, quelques boutiques sont encore ouvertes. Je suis surpris de rencontrer autant de monde dans les rues. La semaine dernière encore, tout cela aurait été inimaginable.

Lundi 5 mai

Sous prétexte de solliciter du quartier général britannique un sauf-conduit pour aller sur les sites de forage, j'ai bien l'intention de m'enquérir une bonne fois pour toutes du sort de DUCHAMP et d'OMAR. Mais on ne nous laisse même pas entrer. Le planton nous fait attendre au poste de police. Muni de nos passeports, il est allé téléphoner à un supérieur et le voici qui revient avec un feuillet sur lequel il a noté le numéro qu'on lui a indiqué. Je suis sûr que c'est pour gagner du temps. Au bout du fil, on nous dit que l'officier responsable n'est pas là, qu'il faut rappeler plus tard. Après une seconde tentative tout aussi infructueuse que la première, nous décidons de tenter notre chance en partant directement pour Burjesia, à trente kilomètres à l'ouest de Bassora. C'est tout près d'Al-Zubaïr.

En chemin, nous traversons un pont surélevé. Ensuite, il y a une belle nationale à deux voies bordée de carcasses calcinées.

Passé Al-Zubaïr, nous roulons pendant trente minutes en direction de Rumailah. La route est médiocre. Aucune patrouille. La raison en est simple : les voleurs attaquent systématiquement les ingénieurs assez fous pour oser se rendre à leur travail et les occupants ne veulent surtout pas déranger les Ali Baba.

Nous arrivons enfin sur le site. Avant la guerre, l'entrée devait en être sévèrement gardée par la police irakienne, si l'on en juge par l'importance des vestiges du poste de contrôle.

Une piste, en partie bitumée, nous conduit à la zone administrative à l'entrée de laquelle nous sommes interceptés par les troupes de Sa Majesté. Après avoir vérifié nos identités, ils nous autorisent à pénétrer dans l'enceinte sans poser trop de questions.

Les Irakiens que nous rencontrons n'ont rien à faire et, partant, rien à perdre. Ils accusent ouvertement la coalition d'avoir laissé opérer les pillards qui se sont mis à l'ouvrage moins d'une heure après le début de l'attaque de Bassora. Ils laissent entendre que tout cela était voulu.

Les vandales ont emporté tout ce qui servait au forage : les pompes, les moteurs et le matériel électrique, dont certains engins sophistiqués à deux millions de dollars pièce. Comme au musée, ce qui ne pouvait être pris a été cassé. Bref, tout porte à croire que les pillards agissaient dans le cadre d'un shéma prémédité, puisque les centres de raffinage ont été, eux, soigneusement épargnés.

Nous obtenons entière confirmation des indications données par Mokhtar, le directeur général de la State Oil : les troupes amércaines étaient présentes sur le site bien avant l'offensive contre Bassora. Des repsonsables irakiens leur avaient donné les plans des puits. Ensuite, les Américains ont passé la main aux Britanniques, qui non seulement ont livré les lieux au saccage mais ont eux-mêmes déménagé toutes les maisons des responsables de la compagnie.

Sur les trente-cinq puits qui se trouvaient en activité avant le début des opérations militaires, plus un seul ne fonctionne.

Naguère, le forage était un monopole nationale confié à la State Oil. Maintenant que rien ne marche plus, c'est différent. On a rapidement dépêché sur place des experts américains de la compagnie pétrolière Halliburton, présidée, il y a seulement trois ans, par Dick CHENEY, qui a quitté ses fonctions pour devenir vice-président des Etats-Unis auprès de George W. BUSH.

Le motif officiel de la présence de ces experts est d'évaluer les problèmes de maintenance. Impossible, toutefois, de savoir ce qu'ils font exactement, les Irakiens de la Somo n'étant plus autorisés à sortir de la zone adinistrative placée sous contrôle britannique.

Aucun de nos interlocuteurs n'est en mesure d'estimer le montant des dégâts, car il leur est également interdit de se rendre sur els autres sites où les pillards constituent d'opérer en toute quiétude. Notre étonnement est tel que nos hôtes se déclarent prêts à enfreindre l'interdiction qui leur est faite de sortir pour nous conduire jusqu'à un point de forage tout proche, afin que nous puissions juger par nous-mêmes. Nous aurons sûrement le loisir d'y trouver des Ali Baba. Le seul problème, c'est qu'ils sont armés, ce qui n'est pas notre cas ni celui de nos cicérones.

Tandis que Rasul reste à nous attendre, deux Land Cruiser de la compagnie nous conduisent jusqu'à un site qui n'estr plus qu'une sorte de gigantesque dépotoir. Chemin faisant et d'objets de toute sorte. A l'intérieur, des pillards nous font signe de partir. Plus rien aux alentours que des ruines, des carcasses brûlées, des immondices.

Nous nous arrêtons pour faire demi-tour près d'un bungalow lorsque trois hommes en surgissent pour nous menacer de leurs outils. A n'en pas douter, ils ont menacer de leurs outils. A n'en pas douter, ils ont entrepris de démonter le bâtiment et ne toléreront pas qu'on les dérange davantage.

Nous avons juste le temps de repartir en catastrophe. Dans notre fuite, les Land Cruiser laissent, derrière nous, un panache de poussière assez épais pour dissuader les poursuivants les plus opiniâtres. Je suis beaucoup moins rassuré qu'Hayat, mais j'essaie de n'en rien laisser paraître.

Mardi 6 mai

BUSH a désigné Paul BREMER pour administrer le pays. Ce nouveau proconsul aura autorité sur Hay GARNER qu'on peut imaginer en disgrâce. Sans doute était-il trop compréensif. N'empêcvhe qu'un nouvel enregistrement de Saddam vient d'être diffusé, qui appelle à bouter hors d'Irak tous les ennemis de la patrie.

Un attroupemnt hétéroclite s'est formé devant la porte d'entrée de la petite maison qui sert de bureau au maire de Bassora : des quidams venus réclamer des interventions. Lorsque nous essayons de pénétrer, un appariteur nous demande courtoisement, mais fermement, de patienter car le magistrat est encore en rendez-vous.

Après une demi-heure, au moment où l'on nous ouvre enfin la porte, un fâcheux se faufile avec nous. Il se dit journaliste égyptien travaillant pour la BBC. Le cheik nous reçoit dans son petit bureau. Il n'a pas l'air bien franc.

Hayat met en route son enregistreur et attaque sans aucun ménagement, posant ses questions en anglais :

_ Que faisiez-vous avant d'être maire ?

_ Je suis ingénieur, juriste, offoicier de marine et chef de tribu.

_ Vous oubliez, lance-t-elle avec culot, vous oubliez de dire que vous étiez membre du parti de Saddam.

_ Je ne le nie pas.

_ Et qui vous a fait maire ?

Il hésite, puis se reprend.

_ Eh bien, j'ai été choisi par les habitants de la ville, répond-il sans se démonter.

_ Pourriez-vous précise les conditions de ce choix ?

_ Un conseil de chefs de tribu, de religieux et d'intellectuels a été chargé par les Britannioques de nommer un maire. Et c'est moi que ce conseil a désigné.

_ Y avait-il d'autres candidats ?

_ Pas à ma connaissance.

_ Et votre appartenance au Baas ? Est-elle un problème dans les circonstances actuelles ?

_ Tout Irakien ayant des responsabilités était membre de ce parti.

Les préoccupations immédiates du cheik sont de rétablir au plus vite l'eau et l'électricité et d'assurer la sécurité. Pour cela, il préférerait remettre en place les policiers d'avant. Malheureusement, les Britanniques veulent quinze mille hommes nouveaux avec des cadres entièrement formés et contrôlés par eux. QQuant à la profduction pétrolière, à entendre l'édile, tout serait prêt pour qu'elle reprenne au plus vite. Les destructions seraient mineures. Il n'attendrait que le feu vert des Britanniques. Langue de bois ou pure naïveté.

Le journaliste de la BBC pose d'autres questions en arabe.

Je réussis tout de même à intervenir :

_ En tant que maire et memnre du Baas, avez-vous entendu parler de journalistes qui auraient disparu près de Bassora ?

_ Non, non ! proteste le cheik avec impatience. C'est aux Anglais et aux Américains qu'il faut poser cette question, pas à moi.

L'interview se termine là. A l'instar de l'officier américain de Nadjaf, le maire refuse d'en dire plus. De toute façon, les quémadeurs sont las d'attendre et le ton monte dans le couloir.

Une fois dans la rue, l'Egyptien vient demander à Hayat de lui donner la bande qu'elle vient d'enregistrer. Elle l'éconduit sèchement et part sans se retourner : il essaie bien de la poursuivre pour la convaincre, mais sans succès.

Hayat a d'autres interviewd à faire. Je la laisse avec Rasul. Je vais rentrer à pied. Ils me rejoindront à l'hôtel.

Une heure plus tard, Rasul revient, affolé et honteux : Hayat a disparu.

_ Comment ça, disparu ? dis-je d'un ton de reproche.

_ Elle était descendue de la voiture pour acheter un journal. Elle s'est attardée dans la rue pour téléphoner. Deux inconnus se sont approchés d'elle.

_ Des Irakiens ?

_ Non, plutôt des Américains. Avant, je les ai vus avec l'homme qui a essayé de parler à miss Hayat quand elle est sortie de l'interview.

_ Le journaliste égyptien ?

_ Oui, c'est ça. Au début, je ne me suis pas inquiété. Ils se sont mis à discuter avec elle. Puis, sans se retourner, miss Hayat les a suivis jusqu'à une voiture qui a démarré à toute vitesse.

_ Quel genre de voiture ?

_ Normale.

La gorge serrée, je passe deux heures à téléphoner un peu partout sans pouvoir obtenir la moindre information. Je préfère attendre avant d'alerter l'ambassade des Etats-Unis.

Rasul m'emmène à l'endroit où Hayat a disparu. Je tente vainement de trouver des témoins. Puis nous parcourons la ville. Sans aucun résultat.

Quand nous rentrons enfin à l'hôtel, à ma plus grande surprise, Hayat est là qui nous attend et qui tire sur sa cigarette avec fébrilité. Elle est en colère. D'une certaine manière, sa fureur me rassure.

_ Mais enfin, que s'est-il donc passé ?

_ J'ai été embarquée par des Américains.

_ Quels Américains ? Ils t'ont fait du mal ?

_ Non, rassure-toi, ils ne m'ont même pas tocuhée, juste insultée. J'ignore qui c'était. Sans doute des copains de Tibbets.

_ Qu'est-ce qu'ils te voulaient ?

_ Est-ce que je sais ? En tout cas, ils affectaient de me prendre pour une espionne et insinuaient que je travaille pour la résistance irakienne.

Je ne puis réfréner un petit sourire.

_ Donc, il y aurait une résistance iakienne ?

_ Il faut croire.

_ Et pourquoi toi ?

_ Sûrement parce que je suis d'origine afghane.

_ Tu es sûre qu'ils avaient pas un peu raison ?

_ Quoi ? hurle-t-elle.

_ Du calme ! Pas raison de t'arrêter, mais raison de te soupçonner.

_ Je ne vois pas ce que tu veux dire.

_ Tu as des amis irakiens. Des amis que tu as aidés...

_ Je n'ai aidé que Khaled, coupe Hayat avec humeur. C'est un artiste bien inoffensif qui avait été arrêté aussi injustement que moi. D'ailleurs, comme il est à Bassora en ce moment, je vais te le faire rencontrer dès demain.

_ D'accord, mais ne te fâche pas. Raconte-moi plutôt comment ça s'est passé.

Elle s'est un peu calmée.

_ Rasul a dû te dire, explique-t-elle, que j'étais au téléphone. Deux hommes en civil se sont approchés de moi.

_ Et le journaliste égyptien ?

_ Qu'a-t-il à voir dans tout ça ?

_ Je ne sais pas. Rasul dit qu'il était avec eux.

_ Je n'ai que deux Américains, fait Hayat en secouant la tête. Ils n'ont même pas pris la peine de se présenter. Le premier a juste voulu savoir si j'étais bien Hayatr AHMAD. J'ai acquiescé. Là, il m'a ordonné d'éteindre mon Thuraya et il a dit qu'ils avaient quelques questions à me poser. Ils mp'ont fait monter dans une voiture. J'ai été emmenée dans un appartement.

_ Où ça ?

_ Je ne sais pas. Un immeuble désaffecté. Je leur ai demandé à qui j'avais affaire. Ils ont refusé de me répondre. Alors, j'ai rappelé que j'étais citoyenne américaine, que j'avais des droits. Mais, pour ceux, l'Irak n'est pas les Etats-Unis. Ils s'inquiétaient du nombre d'hommes avec lesquels j'aurais couché pour avoir des informations. Quand j'ai rétorqué que ce n'était pas mon genre, ils m'ont traitée de menteuse. Je leur ai crié que ma vie privée ne les regardait pas et que si on a des relations avec quelqu'un, ce n'est pas forcément pour obtenir des renseignements. L'un des Américains s'est exclamé : "Mais vous feriez ça avec n'importe qui pour un dollar !" Là, j'ai carrément explosé et je les ai insultés. Ils ont ensuite parlé de me faire passer au détecteur de mensonges. J'ai dit que ce ne serait qu'en présence d'un avocat. J'ai ajouté que j'avais bien survécu aux talibans, aux moudjabidin, aux agents pakistanais, que ce n'était pas des guignols de leur genre qui pouvaient m'impressionner, que si j'étais américaine, c'était parce que j'avais choisi de l'être, parce que je croyais à la Constitution. A la fin, ils se sont un peu calmés et m'ont avoué qu'ils avaient des ordres. Ils m'ont juste confisqué mon téléphone satellite et ma carte de presse. Heureusement, je n'avais pas mon passeport sur moi.

_ Et ils t'ont pris ton argent ?

_ Non, ce n'est pas ce qui semblait les intéresser. Je suis remontée avec eux dans la voiture et j'ai été relâchée à l'endroit même où ils m'avaient arrêtée.

_ Ils n'ont pas parlé de moi ?

_ Absolument pas. C'est ce qui m'a étonnée. Pourtant, ils devaient savoir que nous étions ensemble.

Je reste un bon moment à mettre de l'ordre dans mes pensées.

_ Et tu n'aurais pas enquêté sur quelque chose qui les gênes particulièrement ?

_ Toutes mes enquêtes sont susceptibles de les gêner, concède-t-il.

Elle réfléchit.

_ Il y a quand même un point dont je ne t'ai pas parlé, finit-elle par avouer.

_ Ah, nous y voilà ! C'est bien toi qui parlais de confiance mutuelle, il y a quelques jours à Nadjaf ?

_ Oh, ça va ! fait-elle, vexée. De toute façon, je t'aurais mis au courant, le moment venu.

Je prends un air moqueur :

_ Alors, quel secret m'as-tu donc caché ?

_ Eh bien, j'ai la certitude, dit-elle, fondée sur des témoignages très précis et très fiables, que des armes spéciales ont été utilisées, notamment le 3 avril, lors de la prise de l'aéroport de Bagdad.

_ Quel genre d'armes ?

_ Genre micro-ondes.

Je m'esclaffe :

_ Tes témoins fiables n'étaient pas plutôt des amateurs de science-fiction ou des illuminés ?

_ Non ! assure-t-elle. C'est très sérieux. Des armes électromagnétiques ont été mises au point après le 11 septembre 2001 sous le prétexte de pouvoir mieux lutter cointre le terrorisme. On frappe les cibles avec un faisceau concentré d'énergie. D'après les déclarations officielles, ce n'est pas mortel, mais ces dénégrations n'ont pas beaucoup de sens. Tous les experts le savent : une arme non létale peut le devenir. Ce n'est qu'une question de puissance et de durée d'exposition.

_ Et pourquoi s'en être servi à l'aéroport ?

_ Les Américains ont vite compris qu'ils allaient affronter une très forte résistance. Alors, pour ne prendre aucun risque, ils auraient sorti leurs joujoux. Des témoins m'ont dit avoir vu des boules de feu, puis des corps se désintégrer. Il ne restait que les os. Exactement comme un oeuf frais dans un four à micro-ondes.

_ Je n'ai jamais essayé.

_ C'est simple : tout explose. Quand il s'agit de chair humaine, tu peux imaginer que c'est très démoralisant pour les adversaires.

_ J'imagine surtout que si de telles armes ont été utilisées, les rescapés et les témoins doivent être rares.

_ C'est bien pour ça que TIBBETS s'est intéressé à moi !

_ Au fait, puisqu'on en est auxc confidences, il y avait quoi sur les documents que tu lui as remis pour sauver ton Khaled ?

Elle balance quelques secondes.

_ J'avais récupéré des dossiers dans les ruines d'un ministère, finit-elle par confier. Il y a huit ans, quand l'Onu a autorisé l'Irak à vendre son pétrole, Saddam en aurait profité pour soudoyer certains dirigeants politiques. Washington voulait savoir s'il y avait des Français mouillés dans des histoires de commissions.

_ Et donc ?

_ A mon avis, rien de bien probant. Mais, tu sais, les papiers, on peut leur faire dire ce qu'on veut.

_ Qu'est-ce que tu en conclus ?

_ Que l'affaire du musée et les commissions pétrolières, ça fait beaucoup. L'hostilité française à la guerre n'explique pas tout. Il doit y avoir autre chose.

_ Peut-être un scandale à étouffer ?

_ Pourquoi pas.

Mercredi 14 mai

Hayat a beaucoup insisté pour me faire rencontrer son ami Khaled. Nous nous sommes donc donné rendez-vous dans le café qui sert de quartier général aux artistes et aux intellectuels de Bassora.

C'est un jeune comédien très élégant. D'origine chiite, il s'affirme athée. Khaled aurait fort bien pu avoir une hsitoire avec Hayat, mais je préfère ne pas trop y penser.

_ Les occupants, commence-t-il, après avoir détruit les édifices publics et les infrastructures vitales, laissent faire les pillages pour créer une situation d'insécurité et de chaos. Ils veulent avoir les coudées franches pour la reconstruction. Certes, la population préférera un gouvernement mis en place par l'étranger à une situation anarchique, mais tout le monde sait que les contrats reviendront aux grandes entreprises américaines qui ont voulu et soutenu cette guerre dont elles avaient besoin pour élargir leur marché et lutter contre la récession qui frappe leur pays.

Le jeune homme interrompt son exposé pour siroter son thé à la menthe. Les regards qu'il échange avec Hayat ne l'échappent pas. Pas besoin de traduction.

Dans les heures qui ont suivi la chute de Bagdad, Khaled, horrifié mais impuissant, a assisté au pillage de la ville, puis, dans un sursaut de courage et d'orgueil, il a décidé de protéger les films de la cinémathèque nationale en els faisant, à ses frais, transporter en lieu sûr. Plusieurs centaines d'oeuvres ont pu ainsi être sauvées du pillage. Aujourd'hui, il passe la plus grande partie de son temps au cagé où il retrouve d'autres dandys de son espèce. Chacun a ses projets, ses idées, mais en fait tous ces jeunes gens sont désoeuvrés, car il n'y a plus de travail pour eux. Ils soignent leur apparence en attendant des jours meilleurs.

_ Le 9 avril, poursuit l'acteur, j'étais à Bagdad. Comme tout le monde, je suis sorti dans la rue pour voir arriver les Américains. Les soldats avzient enfoncé les portes de la plupart des ministères. Après s'être emparé des archibes, ils ont invité les badauds à se servir. Moi, allez savoir pourquoi, j'ai eu envie d'aller voir l'immeuble où étaient exposés les cadeaux offerts à Saddam HUSSEIN. Plusieurs centaines de personnes étaient déjà sur place. Les Ali Baba s'étaient mis au travail. De l'extérieur, je les ai regardés faire, partagé entre la fascination et la honte. Soudain, des soldats américains ont bouclé la zone. Tout le monde a été embarqué dans des camions militaires. Sans rien comprendre à ce qui m'arrivait, je suis resté deux jours à l'aéroport où j'ai été interrogé par des militaires. Ensuite, avec d'autres prisonniers, on m'a amené du côté de Nassiryiak, derrière les barbelés d'un camp à ciel ouvert. Pas d'interrogatoire. Seulement d'interminables heures d'attente. Lorsque les soldats sont venus me chercher, je pensais que j'étais enfin libre. En fait, j'ai été transféré au camp d'Um Qasr où j'ai attendu trois jours sans être davantage interrogé. Le 15 avril, j'ai été relâché sans explication. J'ai su depuis que, sans l'intervention d'Hayat, j'y serais encore. On m'a donné une attestation indiquant que ma détention a été conforme à l'article cinq de la Convention de Genève et fait signer une décharge précisant que j'ai été correctement traité lors de mon séjour : tout problème qui surviendrait après ma libération ne serait plus de la responsabilité des Etats-Unis. J'avais si peur qu'on me garde ! Je n'ai pas dit que j'avais été roué de coups et dépouillé de tout mon argent.

_ Au cours de ta détention, demande Hayat, aurais-tu appris des choses sur des journalistes disparus ?

_ Non, pas là-bas. Mais ici, on voit passer beaucoup de monde. C'est comme ça que j'ai fait la connaissance de Kamal, un photographe qui a de bons tuyaux. Il m'a dit que des journalistes français ont été attrapés par des miliciens qui eux-mêmes ont été attaqués juste par les troupes de la coalition. Si tu veux, je peux très facilement t'organiser une rencontre avec Kamal. Ce serait plus simple, parce que je n'ai pas retenu tous les détails. C'était compliqué. Je me souviens seulement que l'affaire s'est déroulée au début de la guerre, lorsque les Britanniques, appuyés par les Américains de la première division de marines, ont fait irruption dans la région. Venus du Koweït, ils sont arrivés par le sud et ont installé leurs positions du côté d'Al-Zubaïr, en vue d'investir Bassora. Il y a eu une terrible échauffourée. Tu pourras facilement vérifier qu'à cette période tous les hôpitaux du coin ont été submpergés par un afflux massif de civils.

Jeudi 15 mai

Aux urgences de l'hôpital d'Al-Zubaïr, le médecin de garde nous confirme que sur les trois cents admissions enregistrées dans son service au cours de la bataille de Bassora, il y avait une majorité de civils irakiens, mis à part un mort par brûlures qu'il n'a pas été possible d'identifier.

En feuilletant le registre, je m'aperçois que c'est la journée du 22 mars qui a été la plus sanglante. Alors qu'il n'y avait eu que cinq blessés la veille, ce jour-là, plus de cent personnes ont été conduites aux urgences. D'après les patronymes et les âges, il s'agissait souvent de familles entières.

Concernant l'affaire des journalistes, le docteur sait qu'il y en a eu plusieurs capturés par les fedayins, mais il ignore si tous ont été libérés.

Sitôt rentré à Bassora, j'ai l'idée de revoir Mgr KATI, l'évêque chaldéen avec lequel je n'ai pas eu le temps de parler. On ne sait jamais.

Lorsque nous arrivons, la salle d'attente est bondée, mais le prélat me reconnait et s'avance vers nous avec un grand sourire.

Cette fois, après lui avoir présenté Hayat, je prends soin de lui faire part du but de ma visite. Contrairement à ce que je pensais, l'évêque est très renseigné. Il va nous mettre en contact avec une famille d'Al-Zubaïr impliquée dans cette affaire. Je lui précise que je préfère éviter toute coopération avec les Américains ou les Britanniques. Il me répond ironiquement que la famille Al Oubeïdi ne risque pas d'être particulièrement proche de coalisés puisque plusieurs de ses mebres appartiennent au Baas. Puis Mgr KATI s'absente pour téléphoner. Rendez-vous est pris pour demain matin. Il viendra avec nous.

Je m'étonne :

_ Vous avez bien dit la famille AL OUBEÏDI ?

_ Absolument.

Difficile de ne pas repenser à l'ancien colonel de l'armée irakienne devenu imam sunnite que j'ai rencontré chez le frère de Rasul lors de mon premier séjour à Bassora et qui prétendait n'avoir aucune information sur les journalistes français disparus.

Il faut que j'en aie le coeur net :

_ Le cheik Hassan AL OUBEÏDI fait bien partie de cette famille, n'est-ce pas ?

_ C'est justement avec lui que je viens de prendre rendez-vous.

_ Dans ce cas, Monseigneur, inutile que vous preniez la peine de nous accompagner. Je le connais déjà et nous comptions, de toute façon, le revoir demain.

Après le déjeuner, Hayat parvient à joindre Kamal au téléphone : c'est le photographe dont Khaled nous a parlé.

D'abord réservé, Kamal finit par accepter de venir jusqu'au bar de l'hôtel Al Madar, où nous sommes descendus. Rasul est là pour traduire.

Le photographe se confie sans retenue :

_ C'est un de mes amis qui m'a raconté toute l'affaiçre, dit-il. Lorsque les forces de la coalition, venues du Koweït, se sont approchés d'Al-Zubaïr, elles ont cherché à s'emparer au plus vite d'un pont traversant la rivière. Ce pont, qui commande l'entrée sud-ouiest de Bassora, est situé à deux kilomètres de la ville, en plein désert.

_ Nous y sommes déjà passés ! s'écrie Hayat.

_ Donc vous avez dû voir qu'il est très surélevé par rapport à la route, de sorte qu'on y accède des deux côtés par une rampe ascendante. De ce fait, qu'on vienne d'Al-Zubaïr ou de Bassora, il est impossible de savoir ce qui se passe de l'autre côté. Côté Al-Zubaïr, une zone découverte gênait l'approche des assaillants. Les miliciens irakiens étaient installés sur l'autre berge, à deux kilomètres des Anglo-Américains, dans les bâtiments de l'Institut de technologie, un complexe de plusieurs hectares. Depuis, ces bâtiments ont été touchés par des projectiles lourds et il n'en reste que des ruines. Mais le 22 mars, les fedayons y attendaient de pied ferme les troupes de la coalition. Ce jour-là, une équipe de télévision venant d'Al-Zubaïr s'est arrêtée juste avant le pont. Au moment où le cadreur filmait quelques plans, un convoir de trois ou quatre pick-up venant de Bassora et transportant des acitivistes armés du Baas faisait une reconnaissance. Ayant traversé sans voir ce qui se passait de l'autre côté, ils sont tombés par hasard sur les reporters et ils les ont immédiatement arrêtés, pour s'assurer que ce n'étaient pas des espions. Puis ils ont continué en direction d'Al-Zubaïr. Là, ils ont été rapidement accrochés par les frorces de la coalition. Un véhicule a été touché et a pris feu immédiatement. L'un des journalistes qui était à bord serait mort carbonisé. Le reste du convoi aurait poursuivi sa route sous le feu des Occidentaux sans qu'on en ait d'autres nouvelles.

_ Peut-tu nous donner le nom de cet ami dont tu tiens ce récit ? demande Hayat.

_ C'est un imam.

Kamal griffonne un nom et un numéro de téléphone sur la page arrachée d'un carnet.

Hayat bondit : il s'agit une fois de plus du cheik Hassan AL OUBEÏDI.

Vendredi 16 mai

Nous revoyons le cheik qui en se dérobe pas. Je lui fais part de mes conversations tant avec le prélat qu'avec Kamal. Sans se départir de son flegme, AL OUBEÏDI confirme avoir fait des confidences au photographe et soutient que, lors de notre première entrevue, il y a trois semaines, il ne disposait pas des informations qui lui sont parvenues depuis. Je ne crois aps un mot de ce qu'il dit, mais peu importe. L'imam me donne une nouvelle version : le journaliste français Pierre DUCHAMP se serait perdu et aurtait été seul dans son véhicule. Il venait effectivement du côté d'AL-ZUBAIR.

Une fois arrivé au pont, voyant l'intensité des tirs, DUCHAMP aurait fait demi-tour pour demander son chemin à un Irakien. L'homme l'aurait directement conduit dans les locaux de miliciens du Baas qui l'auraient d'abord emmené dans une maison d'AL-ZUBAÏR, puis transféré à Bassora pour l'interroger. Unez fois les Britanniques maîtres de la ville, le journaliste aurait été élargi.

Je fais comprendre au cheik que cette fable n'a rien à voir avec ce que vient de nous dire Kamal et surtout qu'elle ne tient pas debout. Là, je le sens perdre pied. Il sait sûrement ce qui s'est passé, mais nous n'en tieront rien de plus.

En fin de matinée, nous décidons de retourner à la maison où j'avais logé lors de mon premier séjour. Avant de partir, j'avais demandé à Mustapha, le propriétaire, de se renseigner. Depuis, ila recueilli le témoignage d'un milicien qui se tenait à un point de contrôle placé à l'entrée du pont, côté Bassora. Naguère, ce milicien était marchand de pièces détachées d'automobiles. Des gens d'AL-ZUBAÏR le connaissent sous le nom d'Al Fao. Il a dit à Mustapha au'il avait vu s'arrêter un Mitsubishi Pajero venant d'AL-ZUBAÏR qui transportait deux journalistes, dont un cameraman. Contraints d'abandonner leur véhicule, ces journalistes ont été embarqués à bord d'un pick-up Toyota double cabine qui allait en sens inverse et à l'arrière duquel était fixée une mitrailleuse. Mais le pick-up du Baas aurait tout de suite été détruit par le tir df'un hélicoptère Apache. Tous les occupants dont les deux Français seraient morts. Voyant cela, Al Fao serait allé récupérer le véhicule des journalistes avec tous les équipements qui se trouvaient à l'intérieur. Il pensait en tirer un bon prix. Il aurait enseveli les corps près de la route avec une bouteille dans laquelle il avait pris la peine de glisser les papiers d'identité qu'il avait trouvés. Il y a quinze jours, Mustapha a vu débarquer chez lui une équipe de journalistes américains. Ils ont dit qu'ils étaient employés par World TV et qu'ils enquêtaient sur la disparition de deux Français, Ali OMAR et Pierre DUCHAMP, qui travaillaient eux aussi pour cette même chaîne. Ces Américains avaient collé des affiches promettant une récompense à toute personne susceptible de donner des renseignements. Alors, Mustapha a demandé à son ami Al Fao, l'homme qui lui avait fait des confidences, s'il était disposé à collaborer avec cette équipe. L'autre étant d'accord, un rendez-vous a été aussitôt organisé. L'ex-milicien s'y est rendu avec la Mitsubishi des Français. D'entrée, Al Fao a parlé de sa récompense. Il exigeait vingt mille dollars, ce qui de son point de vue, correspondait à peu près à la valeur de la voiture. Les Yankees ont dit qu'ils allaient contacter leur intreprète et les choses ont traîné. Craignant d'être dupé, le milicien a refusé de révéler l'endroit où il aurait enseveli les corps avant d'avoir touché un accompte. Après s'être absenté iun moment, l'un des hommes est venu dire qu'il avait remis deux cents dollars à l'interprète et qu'Al Fao n'avait qu'à s'arranger avec lui. Deux cents dollars ? Dans ces conditions, le milicien, furieux, a tourné les talons.

_ Et comment pourrions-nous le rencontrer ? demande Hayat.

_ Al Fao ? Ce sera difficile, assure Mustapha. Depuis une semaine, je n'ai plus aucune nouvelle de lui. On dirait qu'il se cache.

Tant pis si nous ne voyons pas Al Fao. Il me semble que nous disposons maintenant d'assez de témoignages pour aller examiner les lieux avant que tout ne soit définitivement nettoyé. Si l'on parvient à retrouver les tombes, le mystère sera éclairci.

La plaine qui s'étend avant et après le pont est totalement désertique, sans rien pour s'abriter. La chaleur du sol y occasionne un effet de mariage et ce phénomène de déformation optique interdit toute visibilité au-dekà de quelques centaines de mètres.

Après avoir franchi la rivière, Rasul fait remarquer à droite, sur le bas-côté de la route, la carcasse incendiée d'un pick-up Toyota double cabine qui, lui semble-t-il, se trouvait déjà là quand nous sommes allés sur les sites de forage. Le véhicule est entièrement carbonisé. Les portières en sont ouvertes et les montants déformés, ce qui laisse penser qu'elles ont été forcéers par le souffle d'une explosion survenue à l'intérieur. Pas d'impact visible sur la carrosserie.

Le plancher de la benne est perforé de trois trous de dix centimètres de diamètre : certainement des projectiles qui ont pu toucher le réservoir et l'enflammer, provoquant un puissant effet de souffle.

Autour du véhicule, Hayat découvre des étuits de cartouches, un béret noir comme en portaient les membres du Baas, les restes d'unb poste émetteurrécepteur militaire et deux casques lourds. Pas des casques métalliques irakiens, mais des modèles en kevlar, comme ceux qu'utilisent les forces de la coalition et les reporters de guerre qui les accompagnent. De mon côté, je trouve aussi une roquette antichar non explosée mais inutilisable car le propulseur en est détruit.

Quelques dizaines de mètres plus loin, Rasul nous montre un tertre de cinq mètres sur deux. Des vêtementsd en partie recouverts de boue en émergent : deux chemises et des broquequins. Il pourrait s'agir d'une tombe improprivisée. Mais nous ne nous risquons pas à une tentative d'exhumation. Nous préférons chercher des témoins aux alentours. C'est difficile, car tout est désert. Un vieillard s'est installé avec sa famille dans une station-service désaffectée qui borde la route. Cependant, il ne peut rien nous dire puisqu'il n'est là que depuis la fin des combats.

Samedi 17 mai

Hayat a réussi à établir un contact téléphonique avec un officier responsable de la division irakienne qui était positionnée non loin du pont, vers AL-ZUBAÏR. Mais l'homme se cache. Comme il est recherché par les Britanniques, il refuse de nous rencontrer. Selon ce mimitaire, le 22 mars, les coalisés avaient entrepris d'attaquer les miliciens de Bassora. Mis à part quelques incursions de blindés qui venaient tester le dispositif, ils n'osaient poas dépasser le rond-point Sahat Sad, à la sortie d'AL-ZUBAÏR. Un convoi de presse, lui, s'y est risqué. Deux véhicules de journalistes marqués, sur les portières, dusigle "TV" ont poussé jusqu'au pont. Ces voitures auraient été prises sous le feu des miliciens. Il y aurait eu plusieurs blessés qui ne pouvaient être évacués. Certains d'entre eux seraient morts faute de soins. On les aurait enterrés sur place. C'est un obus de mortier irakien qui aurait touché et enflammé le premier véhicule. Un reporter américain aurait été brûlé vif à l'intérieur et ses restes, découverts plus tard par les Anglais, aurait été emportés à l'hôpital général de Bassora. Le deuxième tout-terrain abandonné par ses occupants, des journalistes qui auraient été récupérés par les soldats de la coalition aurait été pillé par les gens du voisinage.

Hayat a également retrouvé deux autres témoins. Le premier dit qu'il était présent sur les lieux. Il aurait vu des Occidentaux, des membres de la presse selon toute vraisemblance, suivre à pied trois chars britanniques faisant route vers AL-ZUBAÏR. Au rond-point Sahat Sad, les trois chas auraient détruit un blindé irakien dont les occupants venaient de s'enfuir. Les journalistes qui marchaient derrière les chars s'étaient laissés distancer. Ils auraient été attaqués par des fedayins en pick-up venus de Bassora. Certains auraient été tués, d'autres blessés. Le témoin affirme que les coalisés auraient récupéré leurs corps.

Saïf, l'autre témoin d'Hayat, est propriétaire d'une maison située près de l'ancien palais de Saddam. Il était responsable de la logistique du camp d'AL-ZUBAÏR. SDes informations lui viennent d'un homme qui conduisait l'une des voitures du convoi des miliciens durant l'accrochage. Selon le récit de Saïf, le samedi 22 mars, les Angli-Américains, venant d'Um Qasr, avaient pris position à hauteur d'AL-ZUBAÏR, au niveau du rond-point situé à deux kilomètres du pont. Entre eux et les miliciens irakiens qui occupaient l'Institut de technologioe se trouvait une zone de trois kilomtres où les civils circulaient normalement, mais où aucun véhicule militaire ne s'aventurait, de peur de déclencher le feu adverse. Les Britanniques allaient de temps en temps de renconnaissance jusqu'au pont. Les Irakiens en faisaient autant. Au rond-point, un barrage interdisait en principe le passage aux journalistes qui voulaient s'aventurer du côté de Bassora mais, avec des tout-terrain, il était facile de contourner cet obstacle purement symbolique. Le 22 mars, donc, une patrouille irakienne de Bassora s'est risquée au-delà du pont. Il s'agissait de rétablir le contact avec le commandement d'AL-ZUBAÏR dont les miliciens de Bassora n'avaient plus aucune aucune nouvelle. La patrouille était composée de trois véhicules : deux pick-up double cabine qui précédaient un Toyota Land Cruiser, à bord duquel avait pris place le secrétaire du partis Baas de Bassora. La benne de chaque pick-up était équipée d'une mitrailleuse montée sur tube et servie par deux hommes. Au moment où la patrouille atteignait l'extrémité du pont, elle a soudain aperçu, en face, deux quatre-quatre en provenance d'AL-ZUBAÏR. C'étaient des reporters qui venaient de contourner le barrage du rond-point et se dirigeaient vers le pont. Six cents mètres avant d'y parvenir, leur convoi a été intercepté par le pick-up de tête, conduit par Raed Al Oubeïdi, un oncle de cheik HASSAN.

Al OUBEÏDI ! En entendant une fois de plus ce nom, je ne peux dissimuler ma surprise :

_ L'oncle de cheik Hassan AL OUBEÏDI, notre imam sunnite ?

_ Exactement ! confirme Hayat qui a enregistré le témoignage de Saïf et m'en fait le compte rendu.

Le premier véhicule, un Mitsubihi Pajero, s'est arrêté, tandis que l'autre, légèrement en retrait, faisait demi-tour pour se replier à toute allure vers le rond-point. En le voyant venir, des Américains qui étaient embusqués près de la route ont ouvert le feu, tuant le journaliste américain Gary JONES. Les miliciens du pick-up de tête ont fait descendre les deux Français qui occupaient le Pajero. Le cameraman Pierre DUCHAMP et son interprète Ali OMAR pour les faire grimper à l'arrière de la cabine de leur cabine de leur véhicule. Le convoi s'apprêtait à rentrer lorsqu'un hélicoptère Apache a surgi à l'improviste, faisant feu sur le premier pick-up, qui a été atteint au niveau de la benne. Grièvement blessés, les deux miliciens qui s'y trouvaient ont été éjectés par une explosion. Le véhicule a aussitôt pris feu et les quatre occupants de la cabine dont les deux journalistes auraient péri dans l'incendie. Le second pick-up et le Land Cruiser sont parvenus à repasser le pont et à se replier sur Bassora. Quelques jours plus tard, une équipe de télévision américaines travaillant, comme les Français disparus, pour World TV, est venue enquêter sur l'incident. Elle a placardé des affiches à l'effigie des deux journalistes avec une promesse de récompense à quiconque fournirait des renseignements. Un dénommé Haïdar a pris contact avec cette équipe. C'était lui, l'interprète des enquêteurs de World TV dont parlait Mustapha, mon hôte de Bassora. Ce Haïdar connaissait également ALO Fao, le petit entrepreneur d'AL-ZUBAÏR devenu miliciedn qui se serait emparé du véhicule des Français. Après la première entrevue infructueuse organisée par Mustapha avec les Américains de World TV, Haïdar a dû reprendre contact avec Al Fao et lui faire comprendre qu'il avait tout intérêt à rendre le véhicule s'il ne voulait pas avoir de problèmes avec les Britanniques qui pouvaient trèsz bien l'appréhender comme partisan de Saddam. Voilà qui explique que Mustapha n'ait plus de nouvelles. Al Fao, après avoir rendu le Mitsubisji, a dû juger plus prudent de se faire oublier quelques temps.

Ce témoignage recueilli par Saïf, le troisième témoin d'Hayat, provient du milicien qui, lors de l'accrochage, conduisait le Land Cruiser transportant le secréyaire du parti Baas. Cette version confirme ce que nous avons vu sur le terrain ainsi que le récit de mon hôte Mustapha, évidemment incomplet pusiqu'il ne se fondait que sur les dires d'Al Fao.

Si un membre de la famille AL OUBEÏDI figure effectivement parmi les victimes, le cheil a nécessairement été informé, mais il a préféré mentir par crainte d'ennuis avec la coalition. Tout me semble assez logique à présent. Il ne me reste plus qu'à identifier les corps pour refermer ce dossier.

L'équipe de la télévision française que j'avais rencontrée au Palestine vient de débarquer dans notre hôtel. Bob, le journaliste qui voulait savoir si j'enquêtais sur Ali OMAR et Pierre DUCHAMP, a eu vent de mes investigations et vient me demander si j'ai pu glaner quelques nouvelles. Je lui ai dit à peu près ce que je sais, mais sans citer de noms et en lui conseillant de tenter sa chance chez les Britannqiues. Tout ce qu'il pouirrait obtenir de ce côté-là m'intéresse beaucoup. Bob dit qu'il a connu le cameraman Pierre DUCHAMP enb Afghanistan et qu'il l'a retrouvé au Koweït, juste avant le début de la guerre, accompagné d'Ali OMAR, de Gary JONES et du Français Gilles MICHAUD, le seul rescapé. Bob a ensuite laissé le groupe et s'est fait capturer par les Irakines entre Um Qasr et Bassora. On l'a relâché à l'hôtel Palestine. Il dit qu'il a été bien traité. En revanche, jeudi, en arrivant d'Amman, il s'est fait attaquer par une grosse voiture noire sur la route de Bagdad. Voilà qui me rappelle quelque chose. La différence, c'est que son chauffeur à lui s'est arrêté. Ils ont donné les dix mille dolalrs qu'ils avaient contre la promesse de pouvoir repartir avec le véhicule et le matériel. Heureusement, les Ali BABA ont renu parole.

Mardi 20 mai

Hayat est retournée avec Rasul au service des urgences de l'hôpital d'AL-ZUBAÏR et, à force de persévérance, elle a fini par y découvrir un témoin suplémentaire : Nabil, un infirmier.

Le 22 mars, Nabil devait convoyer un blessé d'AL OUBEÏDI jusqu'à Bassora. Arrivé au rond-point, il est arrêté par des militaires. Des Anglais ou des Américains, peut-être. Bien sûr, il essaie d'argumenter : jusqu'alors, les véhicules civils étaient azutorisés à circuler à leurs risques et périls. Pourquoi lui barrer le chemin aujourd'hui, à lui qui transporte un malade dont l'état nécessaire des soins urgents qui ne peuvent être dispensés qu'à Bassora ? C'est une question de vie ou de mort. Finalement, les soldats le laissent passer. Après le rond-point, Nabil aperçoit au loin un groupe d'hommes à pied, puis voit arriver des véhicules. Soudain, éclate une fusillade. Les tirs viennent des deux côtés de la route et semblent viser les voitures d'en face. Trop tard pour faire demi-tour. Nabil ralentit et croise les tout-terrain à l'embranchement de la route d'Al Suhaita. Ils sont arrêtés et criblés d'impacts. Il y a un Land Cruiser, un Pajero et, armé d'une mitrailleuse, un pick-up qui vient de s'enflammer. L'homme qui servait l'engin a été éjecté. Il est allongé à côté, face contre terre, et lui aussi commence à brûler. Nabil a peur et ne s'arrête pas. Un peu avant le pont, une autre auto a été tirée. A l'intérieur, un homme et un enfant, morts tous les deux. Nabil franchit le pont et, dans a précipitation, ne prend même pas la peine de ralentir au poste de contrôle irakien. Parvenu à Bassora, il dépose son patient à l'hôpital et repart en sens inverse, aussi vite qu'il le peut. Après avoir repris le pont, Nabil remarque un autre Toyota, immobile. Tout près, un blessé qui titube. L'homme a perdu un oeil et tout le haut de sa chemisette est ensanglanté. L'infirmier le fait monter et redémarre aussitôt. Plus haut encore, d'autres voitures sont en flammes. En quelques instants, cette portion de route est devenue un véritable enfer pour tous ceux qui ont eu le malheur d'y passer. Bientôt, Nabil retrouve les trois véhicules entrevus une demi-heure plus tôt. Le Pajero est vide et le cadavre du milicien continue de se consumer. Il y a des corps dans les autres voitures et sur la chaussée. Aucun survivant. Arrivé à l'hôpital, Nabil, effondré, rend compte à son chef de ce qu'il a vu. L'autre lui demande de retourner récupérer d'éventuels blessés. Nabil répond qu'il n'y en a pas, que tout le monde est mort. Mais son supérieur insiste et Nabil doit reprendre la route. Quand il revient sur les lieux, tous les corps ont disparu, sauf celui du brûlé.

Après cette boucherie, l'infirmier est resté sous le choc. D'autant que son hôpital a reçu six missiles ce jour-là. Il a le malheur d'être situé à côté du siège du Baas. Par une sorte d'ironie, les frappes "chirurgicales" atteignent souvent les hôpitaux.

Questionné à son tour, quelques semaines plus tard, par les enquêteurs américains, Nabil s'est abstenu de donner trop de détails, car il avait peur. L'équipe est allée sur place. Le véhicule de Gary JONES, le journaliste américain, était toujours là. Après le passage de World TV, il a été renversé sur le bas-côté par un char et on y a mis le feu.

Jeudi 22 mai

Décidément, l'affaire se concentre autour des AL OUBEÏDI : je viens même d'apprendre qu'une clinique de Bassora porte leur nom. Vérification faite, il s'agit bien de la même famille que celle de l'imam et du chauffeur tué dans l'accrochage. Cet établissement est d'ailleurs dirigé par un docteur Anouar Al Oubeïdi. On nous a dit qu'aujourd'hui on avait des chances de le trouver dans son service de pédiatrie. Je repense aux informations que m'a données Raheen, le praticien de Bagdad rencontré les premiers jours grâce à Samir, le vieil hôtelier. Raheen parlait bien d'run médecin de Bassora lié aux milieux religieux. Or le docteur Anour AL OUBEÏDI est le frère d'un imam et c'est leur oncle qui conduisait le véhicule ayant vraisemblablemeznt transporté Ali OMAR et Pierre DUCHAMP. Tout se recoupe.

L'arrivée à la clinique confirme ce que disait Raheen : contrairement à ce que montrent sans doute les reportages télévisés, la situation sanitaire est catastrophique. Certes, de nombreuses associations sont à pied d'oeuvre, mais elles se font surtout remarquer par leurs Land Cruiser étincelants et leurs effectifs pléthoriques. La situation semble même s'être aggravée depuis un mois que je suis en Irak. Plus aucun établissement n'est capable de faire gace aux maladies nouvelles qui se propagent : choléra, typhus, diarrhée.

Longtemps, nous errons dans le service de pédiatrie, à la recherche de ce fameux docteur AL OUBEÏDI qui est peut-être la clé de tout le mystère. Il y a beaucoup de monde dans ces couloirs étouffants où flotte l'odeur âcre des dispensaires misérables. Des parents en pleurs accompagnent leur enfant, d'autres attendent devant une porte fermée. Une fiullette inanimée passe sur un chariot. Celle-là ne souffre plus.

Nous sommes abordés par une journaliste américaine particulièrement exaltée. Coiffé d'un Stetson, un paparazzi bronzé l'accompagne. Tous deux sont en quêtes de fezmmes voilées. On les aurait assurés que le personnel hospitalier féminin était obligé de se couvrir. Mais la journaliste est désespérée : venant d'interviewer une doctoresse qui, hélas, était nut-tête, edlle nous demande de l'aider.

_ Si ça vous intéresse, lui jette Hayat avec mépris, on a vu passer une petite fille qui venait de mourir. Mais vous allez être déçus, car elle ne portait pas de foulard !

Les deux Américains restent figés, comme s'ils ne comprenait rien.

Le docteur AL OUBEÏDI étrant en consultation, c'est un confrère qui nous reçoit. Par prudeznce, nous affectons de ne parler, pour le moment, que de la situation sanitaire.

_ Les diarrhées aiguës, explique le praticien, provoquent chez nos petits malades un état de déshydratation qui figure parmi les principales causes de décès. L'eau est rare car les grands réservoirs ont été détruits et les autres pollués par les débris de toute sorte provenant des explosions. D'un autre côté, les ordures s'amocellent et la qualité de la nourriture n'est plus contrôlée, ni sur les marchés ni ailleurs. Les enfants, mal nourris pendant l'embargo, n'ont plus de défenses immunitaires et sont les plus exposés aux germes. En outre, notre travail est fortement perturbé par els coupures d'électricité et le manque de blocs opératoires suffisamment équipés. Nous fonctionnons sur nos réserves de médicaments, aucune aide humanitaire n'étant encore disponible.

Un autre Irakien en blouse blanche apparait par la porte du bureau entrouverte. Surprenant notre conversation, il intervient à son tour :

_ Tu pourrais dire aussi à ces journalistes, lance-t-il avec colère, qu'après la première guerre du Golfe, on a constaté, chez les tout-petits, un développement alarmant de cancers et de malformations congénitales. Les cas se sont multipliés de manière exponentielle depuis quatre ans. Les enfants victimes d'anomalies à la naissance ne survivent pas longtemps et ceux qui développent des cancers ou des leucémies meurent faute de médicaments. D'ailleurs, il y a actuellement des problèmes similaires au Koweït et en Arabie saoudite.

_ Et pour quelle raison ? demande Hayat, déstabilisée par de pareilles révélations.

_ L'utilisation par les Etats-Unis, en 1991, de munitions à uranium appauvri. Il y en avait tout un stock dans un dépôt situé à Doha, au Koweït. Du reste, ce dépôt ayant été détruit par une explosion accidentelle, une soixantaine de soldats américains y ont trouvé la mort par irradiation.

_ Mais la presse n'en a rien dit !

_ La presse a-t-elle parlé des huit mille vétérans de Tempête du Désert qui sont morts de cancer ou de leucémie depuis douze ans ? Et, cette fois, c'est beaucoup plus grave encore. Les frappes massives ont libéré de la matière radioactive. Les autorités d'occupation laissent entendre qu'un centre nucléaire proche de Bagdad aurait été pillé par des voleurs, ce qui pourrait conduire à une contamination de certaines parties de la ville.

_ Vous croyez que c'est possible ?

_ Un mensonge de plus ! répond le docteur. En fait, ce complexe atomique a tout simplement été pilonné par les Américains et c'est ce bombardement qui a occasionné une irradiation de la population. Seulement, il faudra attendre cinq ans pour mesurer toute l'étendue du problème. A Bagdad, des enfants directement exposés emplissent déjà les hôpitaux. Ils viennent pour la grande majorité des zones emplissent déjà les hôpitaux. Ils viennent pour la grande majorité des zones qui ont transporté des poussières radioactives dans d'autres endroits de la ville, et désormais presque tous les quartiers sont touchés. Mais, excusez-moi, je ne me suis pas présenté. Je suis le docteur Anouar AL OUBEÏDI, le responsable de cette clinique.

Voici donc enfin l'homme que je cherche depuis un mois ! Hayat et moi, nous nous levons d'un bond :

_ Docteur, pourrions-nous avoir un entretien en privé ?

Le médecin fronce le sourcil, hésite, puis nous fait entrer dans un autre bureau.

D'emblée, je joue la franchise :

_ En fait, nous enquêtons sur la disparition de deux journalistes français.

_ Je ne vois pas en quoi je pourrais vous être utile, fait-il en se raclant la gorge.

Hayat prend le relais :

_ Nous savons que des membres de votre famille ont résisté aux Américains. L'un d'entre eux a trouvé la mort au moment où disparaissaient les Français qui nous intéressent.

_ Dans ce cas, dit-il avec une gêne mal dissimulée, je préfère que vous vous adressiez à mon frère. Moi, je n'ai pas beaucoup de temps.

_ Vous refusez de nous aider ? demande Hayat.

_ Non, puisque je vais vous organiser un rendez-vous avec mon frère. Mais, comprenez-moi, il y a une opération délicate qui m'attend.

Vendredi 23 mai

Sur la recommandation de son frère le docteur, le général Jamal AL OUBEÏDI a accepté de nous recevoir chez lui. Il est vêtu à l'irakienne : disbdaska et keffielh.

Curieusement, c'est lui qui commence à nopus questionner :

_ Que se passe-t-il en ville ?

_ Pardon? demande Hayat, interloquée.

_ Cela va vous étonner, explique en souriant le général, mais je fais partie des gens qui ne sortent plus beaucoup. Je me contente des informations que dustillent les chaînes de télévision étrangères.

Si cela peut le mettre à l'aise, on peut lui donner des nouvelles de son propre pays. J'interviens donc à mon tour :

_ Eh bien, puisque vous ne sortez pas, sachez que Bassora est différente. On n'y sent plus l'enthousiasme des jours précédents. Si les boutiques sont toujours plus nombreuses à ouvrir, les passants se font rares.

_ Et Bagdad ?

_ On dit que les soldats américains font à présent des incursions de nuit chez les suspects, que parfois ils procèdent à des exécutions sommaires.

_ Je vois, dit l'officier en fronçant le sourcil, qu'il a épais. Cela risque de conduire à des dérapages qui ne feront d'aggraver la situation. L'un de mes coussins a vu des troupes devant chez lui hier matin. Les militaires prétendaient chercher les corps de deux femmes qui auraient disparu dans le quartier. Mon cousin leur a dit qu'il n'avait entendu parler d'aucune histoire de ce genre, mais les soldats ont insisté sans oser vraiment dire ce qu'ils voulaient exactement. En fait, c'était un prétexte pour fouiller toutes les maisons. Mon cousin leur a fait visiter la sienne, puis est allé prévenir les voisins. Les militaires n'ont rien trouvé, mais cela a eu pour effet d'inquiéter tous les habitants de la rue : ils se demandent encore qui a bien pu les dénoncer. Vous imaginez les conséquences.

_ On m'a également dit, renchérit Hayat, que lors de son dernier sermon, l'imam de la mosquée de l'ex-Saddam City avait interdit aux femmes d'avoir des relations avec les soldats américains, qu'il avait stigmatisé l'alcool et la pornographie. Les pin-gum turcs que els soldats américains distribuent, parait-il, à la population passeraient pour une provocation.

_ C'est bien normal que les autorités religieuses s'inquiètent, fait le général. La situation actuelle de vide institutionnel est très dangereuse. Si les Américains accumulent les maladresses et les provocations sans pour autant rétablir l'ordre au plus vite, des milcies privées vont s'en charger et l'on va se retrouver dans une situation semblable à celle de Beyrouth il y a quelques années. Chaque parti dispose d'une faction armée. Si la situation venait à dégénérer et si, pour une raison ou une autre, les factions devenaient rivales, nous aurions affaire à une interminable guerre civile, attisée par la pauvreté et les espoirs déçus de tout un peuple.

Dehors, le Khamsin vient de se lever et le ciel a pris une couleur de sable clair.

Il y a une question qui me préoccupe depuis mon arrivée. C'est le moment de contenter ma curiosité :

_ Mon génértal, je suis surpris qu'il y ait eu une telle désorganisation dans la défense de l'Irak.

_ Sachez que certains officiers n'ont pas suibi les ordres, que beaucoup d'unités se sont débandées dans les derniers jours lorsqu'elles ont compris qu'elles avaient été trahies.

_ Une trahison ?

_ Bien sûr ! Je suis persuadé que, bien avant le début des hostilités, un accord était intervenu entre le président HUSSEIN et les assaillants. Regardez ce qui s'est passé en 1991. Contre toute attente, les Américains ont maintenu le raïs. Ce n'est pas un hasard et cela montre bien que de tels accords sont possibles. Cette fois, il semble que les discussions concernant les modalités de son départ ont été garanties par certains gages.

_ Des gages ? Lequels ?

_ Le contrôle des puits de pétrole et de la production.

_ Vous avez des preuves ?

_ J'ai un témoignage. Celui d'un de mes amis, qui a signé les bordereaux de chargement de vingt supertankers.

_ En quoi cela prouve-t-il une collusion ?

_ Deux jours seulement avant le début de l'invasion, le président, pour montrer sa bonne foi, a donné l'ordre d'acheminer ces bateaux vers une destination que j'ignore. Mais les Américains, eux, la connaissent puisqu'ils n'ont rien fait pour empêcher les navires de quitter leur port d'attache situé tout près d'Um Qsar.

_ Et c'est de cette manière que Saddam aurait sauvé sa vie ?

_ Absolument. Je suis certain qu'il est vivant et que c'est grâce aux Américains.

Craignant une trop longue digression, je prends l'initiative :

_ Mon général, vous savez par votre frère, je pense, quel sujet nous amène.

_ Il ne m'a pas dit grand-chose, fait l'officier avec prudence.

_ Nous effectuons une enquête sur deux journalistes disparu près d'ici, le 22 mars dernier, après un violent engagement. Votre oncle conduisait la voiture dans laquelle se trouvaient les deux Français dont nous essayons de retrouver la trace.

_ J'ignore si je pourrai vous aider, fait l'officier avec prudence.

_ Mais soyez sûr que si ! Déjà en répondant à une première question. J'avoue qu'elle est un peu abrupte.

_ Je vous en prie.

_ Avez-vous retrouvé le corps de votre oncle ?

Le général me fixe longuement, puis se décide :

_ Très bien, puisque vous semblez avoir de bonnes informations, je vais vous dire tout ce que je sais, en évitant cependant de donner certains noms. Et sachez que je ne me fonde que sur un seul témoignage, tout à fait essentiel cependant, puisque je l'ai recueilli auprès d'un des miliciens blessés au cours de l'accrochage, décédé à l'hôpital deux jours plus tard.

_ Il peut nous être de la plus grande utilité, l'encourage Hayat.

_ Eh bien, voilà : le 22 mars, vers 10 heures, un petit convoi de deux véhicules irakiens traverse le pont d'AL-ZUBAÏR pour voir ce qui se passe de l'autre côté et pour savoir si les Américains sont là ou non. C'est une patrouille de routine destrinée à renseigner les autorités de Bassora et à contrôler au passage les véhicules civils qui voudraient se rendre à AL-ZUBAÏR. Dans l'un des véhicules de cette patrouille, un Toypta Land Cruiser, se trouve un responsable du Baas. Ne me demandez pas son nom ! Comme il se croit à présent menacé de mort, il se cache et n'a sans doute pas tort. Révéler son identité, ce serait le trahir et peut-être le perdre.

_ Nous le comprenons très bien, concède mon amie.

_ Devant roulent deux pick-up double cabine. Le dernier d'entre eux précède le Land Cruiser d'une centaine de mètres. A l'intérieur du premier pick-up se trouve effectivement mon oncle, accompagné d'une autre personne. Dans la benne, on a installé une mitrailleuse servie par un milicien, près duquel se trouvent entassés des jerricans de carburant. Une fois passé le pont que vous connaissez sûrement, le convoi tombe nez à nez avec deux voitures munies de plaques koweïtiennes. Le pick-up intercepte le premier de ces quatre-quatre pour le contrôler, tandis que le deuxième reste à l'arrêt, deux cents mètres derrière.

_ Il est conduit, relève Hayat, par le Français Gilles MICHAUD et transporte l'Américain Gary JONES.

_ C'est cela ! approuve le général. Donc, les miliciens font descendre les deux occupants du premier véhicule et vérifient leur identité. Il s'agit de deux journalistes travaillant pour une chaîne de télévision américaine : Pierre DUCHAMP et Ali OMAR. Ce dernier est d'origine algérienne. il sert de chauffeur et d'interprète à son camarade qui est cadreur. Les Irakiens du pick-up les font monter avec eux. Un milicien se met tout de suite au volant du Pajero des journalistes. Le deuxième véhicule de presse, à ce moment, fait brusquement demi-tour en direction d'AL-ZUBAÏR. Les deux voitures irakiennes, suivies du Pajero que les miliciens viennent de récupérer, le prennent aussitôt en chasse. Arrivés à l'embranchement de la route d'Al SUHAITA, tous les véhicules aussi bien ceux des poursuivants que des poursuivis sont brusquement pris sous un feu croisé très intense. Ce sont des tirs de mitrailleyse provenant de tanks américains embusqués de part et d'auttre, à une centaine de mètres : d'un côté, une quarantaine de chars sur la route d'Al SUHAITA, de l'autre, une dizaine disposés sur une piste partant dans la direction opposée. Pour mon oncle et ses amis, la surprise est totale : la veille, il n'y avait personne, et les voici à présent attaqués par cinquante blindés.

_ Et où se trouve le Land Cruiser de Jones ? demande Hayat.

_ Je vous l'ai dit : dès l'interception des journalistes, il a fait rapidement volte-face.

_ Il y a donc quatre autos prises sous le feu des Américains ?

_ Absolument. Les deux pick-up et les deux tout-terrain de la télévision, dont l'un conduit à ce moment-là par un milicien. Ces quatre véhicules sont vite criblés de balles et tous les occupants touchés. Lorsque les tirs cessent, personne ne se relève. Le pick-up piloté par mon oncle et qui avait des jerricans pleins d'essence dans la benne a pris feu. Le servant de la mitrailleuse aussi.

_ Y avait-il d'autres voitures sur la route, mis à part celles dont vous venez de parler ?

_ Plusieurs, et notamment un minibus qui se dirigeait vers Bassora. Venant à passer quelques minutes après le carnage, il s'arrête pour récupérer deux blessés : le journaliste américain et le milicien qui avait pris le volant du Pajero des deux Français. C'est justement ce milicien blessé qui m'a livré ce témoignage avant de décéder. Alors que le chauffeur du minibus aide l'Américain légèrement couché, à se hisser à bord, les chars recommencer à tirer. Le conducteur se couche à terre et réussit tant bien que mal à embarquer le journaliste. Tous les autres miliciens sont morts et le servant de la mitrailleuse est en train de brûler vif sur le côté de la chaussée. Lorsque le minibus arrive à l'hôpital général de Bassora, il a été atteint à plusieurs reprises par des tirs américians. Il est trop tard pour Gary JONES. Il vient d'expirer. On prévient aussitôt mon frère, le docteur Anouar AL OUBEÏDI.

_ Sait-il à ce moment-là que son oncle est avec les partisans de Saddam ?

_ Bien entendu, Anouar est parfaitement au courant de ses activités et, en apprenant la nouvelle, il contacte tout de suite la Croix-Rouge de Bassora pour qu'elle intervienne. La Croix-Rouge appelle à son topur son antenne d'AL-ZUBAÏR qui envoie une ambulance. Le véhicule fait deux tentatives d'approche mais essuie à chaque fois des tirs américains. Depuis, notre famille a fait l'impossible pour récupérer le corps de mon oncle, mais il n'a pas été retrouvé. Mon frère a d'ailleurs été arrêté par les Britanniques le 23 mars, alors qu'il effectuait des recherches sur le périmètre. Les doldats interdisaient l'accès à quiconque essayait de s'en approcher. Il était du reste très risqué de se trouver dans les parages après l'attaque, car beaucoup de bombes à fragmentation y avaient été lâchées, du fait de la proximité d'une station-service qui abritait des officiers irakiens.

_ Les bombes à fragmentation restent dangereuses après l'impact ?

_ Oh oui ! Elles laissent beaucoup de projectiles non éclatés qui transforment le secteur en véritable champ de mines.

_ Et votre frère ?

_ Anouar a été questionné une journée durant, puis relâché.

_ Que sont devenus les corps des victimes ?

_ Rien n'est sûr pour ceux qui se trouvaient dans les quatre-quatre. Mais, selon des témoins, trois jours après les faits, des cadavres gisaient encore sur la chaussée et l'on voyait des chiens rôder. Ce qui restait a été enterré sur place par des automobilistes de passage, lorsque les troupes ont enfin déserté cette zone pour entrer dans Bassora. Pour ma famille, les recherches sont terminées. Le cadavre de mon oncle a vraiusemblablement été dévoré par des bêtes.

_ Vous pensez que les journalistes sont morts ?

_ On peut le supposer, mais je n'en ai aucune certitude pusique je ne dispose, comme je vous l'ai dit, que d'un seul témoignage. S'ils ont effectivement été tués lors de l'embuscade, leurs dépouilles ont dû subir le même sort que les autres.

Lorsque le général a été contacté par World TV, il leur a conseillé de former une équipe de recherches pour retrouver d'éventuels restes. Mais les enquêteurs lui ont dit qu'ils ne venaient pas pour cela, qu'ils disposaient déjà de photos tant des véhicules que des corps. Lqe frère du général, le docteur Anour AL OUBEÏDI, assistait à cet entretien. Faisant mine de ne pas comprendre leur langue, il a entendu les Américains parler entre eux et ce qu'ils ont dit ne lui a pas plu. En fait, leur conversation entrez eux n'était pas celle de journalistes mais plutôt d'agents d'un service de renseignemeznts. La CIA, sans doute. Par la suite, ils ont essayé d'avoir un autre rendez-vous, mais le général ne souhaite plus les revoir. Il leur fait dire qu'il est absent. Les Américains sont également allés à l'hôpital interroger le voisin de lit du milicien qui a parlé avant de mourir, mais ils n'ony pu en tirer grand-chose.

Par l'intermédiaire d'Hayat, j'insiste pour rencontrer le chauffeur du minibus : le génétal prétend ne pas savoir où il se trouve. Il est désolé de ne pouvoir nous aider davantage et ne nous cache pas son inquiétude. Surtout pour sa famille, car en ce moment, il y a en moyenne vint assassinats par jour à Bassora. Les criminels arrêtés sous le régime précédent et relâchés depuis deux mois se vengent sur l'entourage des responsables du Baas.

Juste avant notre départ, le général AL OUBEÏDI nous lance une question qui me laisse perplexe :

_ Etes-vous certains que les Français étaient bien dans le pick-up au moment de l'incident ?

Que veut-il donc essayer de nous faire comprendre ?

Décidément, cette portion de route, entre le pont et le carrefour d'AL-ZUBAÏR, aura été le théâtre d'un véritable carnage pendant cette funeste journée du 22 mars 2003. Tous les véhicules civils qui passaient sans méfiance ont servi de cibles aux chars américains qui s'étaient embusqués avec la ferme intention de tirer froidement sur tout ce qui bougeait, y compris sur les ambulances et les véhicules de presse. De telles exactions ont un nom. Il s'agit de crimes de guerre.

Voilà qui s'ccorde parfaitement avec ce que j'ai pu voir dans le registre des urgences de l'hôpital d'AL-ZUBAÏR, où il était question d'admissions massives de civils ce jour-là. Tout cela seraitpassé inaperçu si des journalistes occidentaux n'avaient eu le malheur d'emprunter, eux aussi, la route infernale.

Samedi 24 mai

A l'hôpital général de Bassora, nous n'avons guère de difficultés à retrouver Aïcha, l'infirmière qui a accueilli les blessés transportés dans le minibus. Elle confirme que l'un d'entre eux, Gary JONES, était déjà mort lorsqu'on l'a débarqué.

Aïcha se souvient parfaitement du conducteur. D'après elle, c'était le père d'un des miliciens tués dans le convoi. E lle n'a rien oublié de son récit. On peut imaginer le désespoir de cet homme.

JONES, qu'il prenait d'ailleurs pour un Russe, n'était que légèrement touché quand le chauffeur du minibus l'a aidé à monter, mais il a été atteint par une nouvelle rafale. Très grièvement blessé cette fois, il perdait tout son sang et n'avait plue que quelques minutes à vivre. Il a expiré juste après avoir passé le pont.

La responsabilité des Américains ne fait pas de doute dans cette histoire. Je suis sûr qu'ils n'en étaient déjà plus à une bavure près. Mais, compte tenu du contexte diplomatique du moment, ils ont préféré dissimuler un incident dans lequel deux Français se trouvaient malencontreusement implmiqués. Reste à savoir pourquoi ils ont refusé que els autres corps soient récupérés, pourquoi ils ont ouvert le feu sur l'ambulance de la Croix-Rouge et pourquoi ils ont incendié le véhicule de Gary JONES après le passage de l'équipe des enquêteurs de World TV.

Aïcha a fini par nous lâcher le nom du conducteur de ce minibus : Tarik FARHAN. Nous l'avons bientôt retrouvé.

Tarik fait une révélation surprenante : après avoie embarqué Gary JONES et l'autre blessé, il a été pris en chasse par un hélicoptère américain chargé de finir le travail commencé par les chars. D'où ce fameux APACHE qui revient dans plusieurs témoignages.

_ Quand je suis passé, rapporte-t-il, c'était l'apocalypse. Il y avait des morts partout. Je me suis arrêté. Parmi les morts, j'ai reconnu mon fils et je l'ai hissé dans la voiture. Je me rappelle très bien un tout-terrain avec le sigle "TV" peint en grosses lettres sur la protière. Un milicien blessé se traînait par terre en geignant. Il m'a supplié de le faire monter. Gary JONES aussi m'a demandcé de le prendre. Il était légèrement atteint. Il a dit qu'il était russe, de peur, sans doute, que je ne veuille pas porter secours à un Américain, même blessé, après tout ce que je venais de voir. J'avais à peine fait cent mètres en direction de Bassora qu'un vrombissement s'est fait entendre derrière nous. Dans le rétroviseur, j'ai entrevu unh gros hélicoptère qui nous suivait en rase-mottes. L'appareil a commencé à tirer à la mitrailleuse et j'ai tout de suite senti les impacts d'une grêle de balles qui me trouaient la tôle. Le minibus s'est mis à faire de terribles embardées. Avec un pneu crevé; je n'arrivais plus à le tenir. Je ne savais pas si j'étais touché et ça m'étais égal. Je pensais à mon fils qui était derrière, mort. Pour lui, je ne pouvaisd plus rien, mais j'allais peut-être sauver deux de ses camarades. La seule solution était de fuir. Alors, les mains crispées sur le volant, j'ai accéléré tant que je pouvais. Par chance, l'hélicioptère a viré avant le pont. Gary JONES baignait dans son sang. Il ne bougeait plus.

Mardi 27 mai

Pendant qu'Hayat cherchait d'autres pistes avec Rasul, je suis retourné voir l'évêque. Après m'avoir servi du thé, il m'informe que deux Américains de l'embassade sont là pour me voir. Un peu surpris, j'accepte de les rencontrer. Les diplomates m'invitent à participer à une réunion improvisée avec l'un de leurs compatriotes, un journaliste de World TV qui vient d'arriver pour prendre la relève des enquêteursq déjà sur place. Il y a aussi Haïdar, l'interprète, l'homme qui a mis l'équipe en contact avec Al Fao.

Le journaliste soutient que le quatre-quatre de Gary JONES est allé s'échouer sur le bas-côté et qu'il a brûlé dans la foulée. Il devrait pourtant savoir qu'il n'a été poussé dans le fossée qu'après le passage de ses coéquipiers de World TV et qu'ensuite seulement on y a mis le feu.

Les trois Américains ont des photos du pick-up, du Pajero de Pierre DUCHAMP et du Land Cruiser de Gary JONES. Ce qui est dommage, c'est qu'elles ne montrent jamais les trois véhicules ensemble.

Sur un premier cliché, le pick-up est en partie brûlé. Une forme carbonisée semble assise à l'arrière. On n'en aperçoit qu'une jambe dénudée et sanguinolente. Deux ou trois cadavres noirâtres sont allongés sur le talus. Impossible de les identifier : plus de vêtements, plus aucune apparence humaine, rien que de la chair rougeâtre et charbonneuse.

Une autre photographie, prise le jour même, présente les deux véhicules sur le côté gauche de la chaussée, au moment où passe un char Abrams suivi d'un Hummer.

D'après une troisième vue , le pick-up, à moitié brpulé, criblé d'impacts et privé de vitres, est arrêté cinq mètres devant le Pajero de Pierre DUCHAMP qui semble indemne.

Enfin, uen quatrième image représente le Land Cruiser de Gary JONES et de Gilles MICHAUD. Il y a des traces d'incendie sur les roues et le toit légèrement enfoncé indique qu'il a pu faire un tonneau.

L'Américain de World TV prétend que c'est le pick-up qui a engagé la fusillade, que MICHAUD, le conducteur du Land Cruiser, aurait conduit en baissant la tête pour échapper auix balles, qu'il aurait ainsi perdu le contrôle de la voiture, partie s'échouer sur le bas-côté, qu'ensuite il aurait pu sortir et attendre que les tirs cessent en restant planqué au sol, que finalement il se serait sauvé vers les lignes des coalisés et aurait été recueilli par un journaliste anglais.

Néanmoins, MICHAUD a déclaré dans une interview que les Irakiens n'ont pas tiré sur lui, que c'est bien les Américains qui ont ouvert le feu et qu'eux seuls sont à l'origine de cette hécatombe.

Haïdar, l'interprète attitré et le pourvoyeur d'informations, intervient pour insister sur la responsabilité de l'homme à la mitrailleuse qui aurait désobéi, provoquant ainsi une riposte foudroyante. C'est curieux qu'il en sache aussi long, lui qui n'y était pas.

Si Pierre DUCHAMP et Ali OMAR sont effectivement montés dans le pick-up, je pense avoir désormais une histoire qui se tient. En ce qui concerne les corps, ils auront été dépecés par les hyènes ou les chiens. Ce qui restait a pu être inhumé par les passants, les jours d'après. La responsabilité des Américains me semble accablante. Mais seuls les témoignages des militaires présents sur les lieux permettront de connaitre un jour toute la vérité.

Mercredi 28 mai

Aujourd'hui, Bassora me parait encore moins animée qu'à l'accoutumée. La chaleur y est certainement pour quelque chose. Depuis quelques jours, passé 11 heures, la ville sombre dans une lente torpeur dont elle n'émerge qu'à la nuit tombante. J'imagine que bientôt il sera très difficile de sortir. On pourrait penser qu'une pareille anicule anesthésie les passions politiques, mais si l'on regarde ce qui se passe dans les pays voisins et les pays tropicaux en général, on s'aperçoit que tel n'est pas le cas.

Le marine que nous avions rencontré a été remercié par les Britanniques. Son idée de maintenir la police en place n'a pas dû plaire. Le successeur doit être nommé d'ici peu et le projet de gouvernement local qu'on va lui imposer a déjà été dévoilé par le commandant militaire de Bassora. Il y aura deux assemblées : l'une sous surveillance britannique dotée de tous les pouvoirs et composée de technocrates irakiens assistés de quelques experts étrangers. L'autre avec une représentation plus large : religieuse, politique et tribale, mais avec un rôle purement consultatif. Bassora, comme tout l'Irak, est bel et bien sous protectorat.

Même si l'on voit dorénavant des policiers en uniforme un peu partout dans la ville, l'insécurité n'en augmente pas moins. Les échanges de coup de feu sont plus fréquents : des règlements de compte. On s'acharne contre les familles des membres du parti.

L'après-midi, nous rencontrons deux nouveaux témoins.

Le premier, Huda, est une femme. Elle a peur. C'est pourtant elle qui m'a contacté. Mais vingt bonnes minutes nous sont nécessaires, à Hayat et à moi, pour la mettre en confiance. Je propose que nous sortions dans le jardin de l'hôtel pour éviter les curieux qui nous entourent.

Huda prétend connaitre un leader du parti Baas qui aurait assisté à une partie de la scène de l'interpellation de Pierre DUCHAMP et d'Ali OMAR. Ce membre du parti n'est pas celui qui circulait dans le Lanfd Cruiser. Il s'agit d'un autre homme qui se trouvait caché sous le pont avec un commando préparant une attaque surprise contre les Anglo-Américains, au moment où ils traversaient.

Selon ce nouveau témoigange, le véhicule des deux journalistes a bien été arrêté par des miliciens venant de Bassora. Ils étaient à bord d'un pick-up qui devançait le Land Cruiser où l'autre repsonsable du Baas avait effectivement pris place avec deux personnes. Ce pick-up était conduit par Raed AL OUBEÏDI et transportait trois passagers. Huda soutient que l'homme à la mitrailleuse n'était autre qu'Ayub AL OUBEÏDI, le frère de Raed. Une fois les deux journalistes contrôlés par les miliciens, ils n'auraient pas embarqué dans le pick-up mais dans le Land Cruiser, pour être conduits à Bassora. Un milicien a pris palce dans le Pajero des deux Français. A cet instant, le véhicule des deux autres journalistes, qui s'était arrêté deux cents mètres avant celui de Pierre DUCHAMP, a brusquement fait demi-tour en direction d'AL-ZUBAÏR. Le responsable politique qui se trouve dans le Land Cruiser ordonne bien à ses copéquipiers de se replier et de laisser partir les fuyards, mais Raed AL OUBEÏDI refuse et se lance à la poursuite du véhicule de Gary JOENS et de Gilles MICHAUD, avec le pick-up suivi du Pajero. Arrivé à proximité de l'embranchement menant à Al SUHAITA, Ayub, selon Huda, ouvre le feu sur le véhicule des reporters, sans avoir aperçu les chars postés à quelques centaines de mètres de là. Les Américains ripostent immédiatement en direction des deux premiers véhicules : le tout-terrain de Jones et MICHAUD et le le pick-up. Le troisième, celui de Pierre et d'Ali, que conduit à présent, le milicien, est épargné. Mais son conducteur, blessé par la suite, décédera deuc jours après avoir été ramené à Bassora par le minibus. Le Land Cruiser transportant désormais les Français a fait volte-face sitôt les tirs engagés et fonce vers Bassora. Il se dirige vers le Sheraton où les deux journalistes sont présentés à un responsable qui fait prendre des photos pour les envoyer à Saddam. Des ordres sont donnés pour diriger les deux Français sur Al AMARA. De là, ils seront transférés à Bagdad.

Comme je l'étonne, qu'après deux mois les deux journalistes soient toujours portés disparus, Huda rétorque que, jusqu'à la chute du Baas, il est certain que les deux hommes n'ont pu être tués par des Irakiens, car personne, dans le pays, n'avait le droit d'exécuter un étranger sans l'aval du président. Or ce dernier n'avait, en l'occurence, aucun intérêt à le donner, s'agissant de ressortissants d'une nation franchement hostile à la guerre et, qui plus est, de journalistes venant d'être témoins d'un crime commis par les soldats des Etats-Unis. Mais depuis la chute de Saddam, Dieu sait ce qui a pu se passer.

Huda nous demande de patienter un instant, puis elle revient avec Taher, un jeune homme qui semble également très inquiet.

_ Si je parle, commence-t-il, je serai en danger, et vous aussi.

Je lui démontre que c'est absurde :

_ Et si vous vous taisez, maintenant que nous nous sommes vus, qui pourra être sûr que vous ne m'avez rien dit ?

Fin mars, Taher, se rendant de Bassora à Bagdad, a été pris en stop par deux Français correspondant assez bien au signalement de DUCHAMP et d'OMAR. Roulant en direction d'Al KUT, ils ont fait descendre leur passager avant Ali AL GHARBI. Repris par une autre voiture, Taher a retrouver le véhicule des Français un peu plus loin, arrêté sur le bas-côté et livré aux flammes.

L'und es occupants est mort à l'intérieur. Difficile de dire lequel des deux. Tout autour, les traces de sable trahissent le souffle des pales d'un hélicoptère. L'hypothèse la plus probable est que des soldats descendus par un treuil ont abattu l'un des passagers et remonté l'autre à bord de l'appareil. Ensuite, le véhicule aura été incendié.

Si les deux hommes qui roulaient à bord de cette voiture étaient bien les journalistes disparus, il faut conclure de ce récit que les deux Français ont survécu au carnage d'AL-ZUBAÏR et qu'une fois remis en liberté par les Irakiens ils ont été interceptés par un hélicoptère, forcément américain. Si l'un d'entre eux, sans doute Ali OMAR, a été immédiatement exécuté, l'autre ne pouvait lui survivre bien longtemps. On ne l'aura épargné que le temps de le faire parler.

Le mobile de ce double assassinat ? OMAR et DUCHAMP ont vu ce qu'ils ne devaient pas voir et s'apprêtaient à témoigner.

En tout cas, le général m'a fait des cachotteries. Si cette dernière version est véridique, ses deux oncles portent une part de responsabilité dans la mort des miliciens et peut-être aussi dans celle du journaliste américain.

Dimanche 1er juin

Hayat est partie de très bonne heure pour faire une course avec Rasul. J'en ai profité pour faire la grasse matinée. Mais je suis réveillé par des coups frappés à ma porte.

_ Qui est là ?

La voix d'une inconnue marmonne quelque chose en arabe. Elle vient sans doute remettre un peu d'ordre dans la chambre qui, il est vrai, en a bien besoin. Mais je la trouve quand même trop matinale.

On frappe encore. J'ouvre et tombe nez à nez avec un fantassin rubicond qui me menace de son M-16. C'est un Américian. Il crie :

_ Ne bouge pas ! Mains sur la tête !

Surpris et apeuré, je m'excécute sans résistance.

Entrent trois autres soldats qui me poussent rudement dans un coin de la pièce.

_ Surtout pas un geste ! rugit le plus gradé. Garde bien les mains sur la tête !

Un blond costaud en civil fait à son tour irruption et referme soigneusement derrière lui.

_ Bon ! Ton journal ? demande-t-il d'un ton sec et nerveux.

Je ne comprends rien à ce qui se passe :

_ Qui êtes-vous ?

_ Ta gueule ! Ton journal, vite ! répète le civil.

_ Quoi ? Quel journal ?

_ Les conneries que tu écris, fait l'Américain, excédé. Ne joue pas trop au malin avec nous. Tu nous as fait lever de bonne heure et on est tous un peu à cran.

Je regarde les cinq intrus avec stupeur. J'espère gagner du temps d'ici le retour d'Hayat. Mais, pour éviter qu'elle ne tombe dans la souricière, comment lui faire savoir que ces hommes sont là ?

Sans prier gare, le civil m'allonge d'un coup de poing en plein oeil droit.

Je me relève. Il frappe derechef. Je me relève encore. Un nouveau coup s'abat sur moi.

_ Fumier ! Je vais te crever !

Mon absence de réaction met l'homme dans un état furieux. Il tape de plus en plus fort.

Au quatrième coup de poing dans l'oeil, l'un des G.I.'s s'interpose :

_ Arrête !

Je me suis écroulé pour de bon. Cette fois, je ne pourrai plus me remettre sur mes jambes et, malgré mes efforts, mon oeil ne s'ouvrira plus.

On me serre les poignets dans le dos avec du ruban adhésif, puis on me tire hors de la chambre sans aucun ménagement.

Je chancelle. Les quatre hommes en uniforme me portent et je ne me sens aucune force pour tenter de leur résister.

Dans l'hôtel, personne ne réagit.

Dehors, apercevant mon amie qui rentre enfin avec Rasul, j'ai juste le temps de crier !

_ Hayat ! Au secours !

Là, je reçois une énorme bourrade.

_ Si tu continues, on t'explose ta sale gueule de macaque ! fait un des soldats en me menaçant de la crosse de son fusil.

Ils me chargent à bord de leur Hummer. Je remarque qu'il n'a pas de plaques.

Il me semble entendre les cris d'Hayat, mais le ronronnement du moteur les couvre rapidement. Nous sommes déjà en route.

C'est le grand blond qui passe les ordres aux soldats. Il m'a traîné dans l'arrière-salle d'un commissariat où il me répète inlassablement la même question :

_ Où est ton journal ?

Ayant un peu repris mes esprits, je l'interroge à mon tour :

_ Je suis détenu sous quel régime : irakien, américain, militaire ?

_ Ta gueule ! Où est ton journal ?

Du sang me coule dans la bouche. J'ai mal. Personne pour me soigner.

Je me mets à crier de toutes mes forces :

_ Ca suffit ! Je suis français ! Je veux voir quelqu'un de mon ambassade !

Personne ne répond.

Je crie de plus belle :

_ J'ai droit à un avocat ! Tout le monde a droit à un avocat !

Toujours aucune réponse.

J'ai décidé de brailler jusqu'à ce qu'ils en aient assez :

_ Je veux un médecin !

_ Si tu continues, c'est plutôt d'un prêtre vaudou que tu vas avoir besoin, ricane le civil.

A l'hôtel, ils ont dû prendre mon passeport. L'Américain s'en tapote la paume de la main d'un air goguenard :

_ Pas de pot mon gars, fait-il avec une fausse compassion, c'est bien imité, mais c'est un faux ! Tu n'es pas français ! Tu es quoi, alors, haïtien ? Tu es trafiquant de drogue, c'est ça ?

_ Non, je suis français.

_ Tu sais ce qu'on en fait, nous, des macaques haïtiens ? Tu le sais ?

_ Je vous répète que je suis français.

_ Tu n'es pas près de sortir de taule. A supposer que tu en sortes un jour.

_ Mon passeport n'est pas un faux, vous n'avez qu'à vérifier à l'ambassade.

_ De toute façon, français, haïtien, c'est pareil, c'est rien que de la merde ! résume un soldat.

Après une douzaine d'heures passées dans le commissariat, on me jette dans la rue sans la moindre explication.

Ils n'ont pas découvert mojn journal et moi je n'ai pas compris ce qui m'est arrivé, mais ma peur se transforme vite en colère. Je suis bien décidé à ne pas en rester là.

Malhereusement, Hayet et Rasul sont introuvables. Me voilà seul et sans moyen de transport dans une ville dont je ne comprends pas la langue. Mieux vaut retourner chez les coalisés.

Lundi 2 juin

Au quartier général britannique, c'est un officier afro-américain qui me reçoit. Je lui relate mon arrestation, dont j'exige de connaitre les motifs.

L'homme m'écoute avec attention. En le voyant, dans son bel uniforme bardé de médailles, j'ai soudain une révélation. Les Etats-Unis ont eu la perversité d'armer de fouets les descendants de leurs esclaves pour qu'ils aillent flageller le tiers-monde, la grande plantation esclavagiste dont les traites de cette espèce sont devenus les commandeurs.

_ Je suis le colonel Frank TIBBETS, me dit l'officier avec un large sourire.

_ Le colonel TIBBETS ? C'est vous ?

_ Oui, c'est moi. Pourquoi, ça vous étonne de voir un nègre derrière ce bureau ?

_ Non, ce qui me surprend, dis-je tranquillement, c'est que vous utilisiez des méthodes de négriers !

_ Et c'est vous qui me dites ça ! crie TIBBETS, soudain hors de lui. Vous dont le pays est si complexé par son passé que les nègres y sont encore traités comme des chiens s'ils osent seulement bouger une oreille !

_ Tandis qu'en Amérique, s'ils font tout ce qu'on leur demande, ils peuvent être présidents, c'est ça ?

_ La France ! poursuit l'officier sans décolérer. Un tout petit pays arrogant, qui se pique de donner des leçons et qui vient manger dans la main des nègres américains dès qu'on le siffle !

_ TIBBETS, arrêtez un peu votre cirque ! Et ne cherchez surtout pas à établir entre nous la moindre complicité. Votre pays n'est pas moins névrosé que le mien et la couleur de votre peau ne fait de vous que ce que vous avez chois d'être.

Le colonel baisse la tête. Je comprends qu'il pu intriguer Hayat.

_ Je suis absolument navré de ce qui est arrivé, faitr-il d'un ton radouci. S'il y a encore des problèmes, je vous promets de faire appréhender votre agresseur.

Je sais qu'il ne le fera pas. Le civil qui m'a frappé, de toute évidence, est un responsable des services spéciaux.

_ Au fait, ajoute narquoisement le colonel, vous savez que j'ai été alerté par notre amie commune ?

_ Hayat ?

_ Oui, c'est pour ça que je suis ici. Elle ne vous l'adonc pas expliqué ?

_ Je ne l'ai pas revue. Où est-elle ?

_ Je n'en sais rien. Mais si vous l'aviez retrouvée, elle vous aurait sûrement raconté tout ce qu'elle a fait pour que vous soyez libéré.

_ Qu'est-ce que vous voulez dire ?

_ Rien. Elle s'est démenée pour vous faire sortir, c'est tout.

J'ai le plus grajd mal à me contrôler !

_ Mais si ! Vous insinuez quelquen chose avec votre air de faux jeton.

_ Je vous assure que non !

_ Elle a accepté de coucher avec vous contre ma libération, c'est ça ?

_ Mon pauvre vieux, fait TIBBETS en se levant, la jalousie vous égare. Revenez me voir demain matin. Nous rezparlerons plus au calme et je vous trouverai un avocat militaire.

Soudain, par la porte ouverte, j'aperçois le grand blond qui passe dans le couloir.

Je le désigne aussitôt du doigt :

_ C'est lui ! C'est ce salaud-là qui m'a tabassé.

TIBBETS sort précipitamment. Il y a un conciliabule. Puis le colonel revient vers moi :

_ Je suis déoslé, mon vieux. Maintenant, vous êtes en état d'arrestation. Cette fois, je ne peux rien faire.

Aussitôt, des soldats font irruption dans le bureau pour me passer les menottes dans le dos.

Je suis conduit au palais de Saddam, dans les locaux de la police militaire anglaise. On me fait entrer sur un ancien court de tennis où sont déjà entassés deux ou trois cents Irakiens en sous-vêtements. Certains portent des slips de femme. D'autres sont entièrement nus.

Curieusement, nous sommes gardés par des Américains et non par des Britannques. Sans illusion aucune, je demande encore à voir le représentant de mon ambassade. Naturellement, personne ne prête la moindre attention à mes récriminations. Alors, je reste là, en caleçon et en tee-shirt, avec les autres prisonniers.

Les heures passent. Nous sommes tous menottés, ce qui nous oblige à nous souiller d'urine et d'excréments sous les regards amusés de nos geôliers.

A cause du soleil accablant, je transqpire et empeste. Ma bouche est sèche. On ne nous donne pas à boire.

_ Tiens, pn dirait que nos singes ont soif ! ricane un G.I.'s en tirant de sa besace une cannette qu'il fait passer à travers le grillage. Il y a une mêlée. Tous les prisonniers se battent pour l'avoir. En fait, c'est une boîte de sauce piquante et les Américains s'en divertissent à gorge déployée.

La nuit tombée, je ne peux pas dormir. Tout tremblant, je beugle à pleins poumons. A la fin, deux G.I.'s viennent me chercher pour me faire traverser tout le camp jusqu'à un bâtiment écarté. Dans une salle obscure, ils passent une chaîne à mes menottes et m'attachent au plafond.

Ils me laissent comme ça, dans l'obscurité complète de ce cul de basse-fosse. La posture est intenable et les menottes me coupent les poignets.

Je m'aperçois bientôt que la pièce est réfrigérée. L'air y est si froid que la gorge me fait mal. J'espère seulement que je vais bientôt m'évanouir.

Au moment où je sombre enfin dans une sorte d'inconscience, des hauts-parleurs se mettent à jouer àç pleine puissance une musique techno accompagnée de flashes stroboscopiques. Quelques minutes plus tard, le silence et la nuit reviennent. Puis le tintamarre et les jeux de lumière recommencent. Tout cela dure longtemps. Des heures, des jours peut-être.

J'ouvre mon oeil intact dans un bureau, recroquevillé sur une chaise. J'ai mal partout et me sens bizarre. On m'a ôté les menottes, lavé, rasé et vêtu d'habits propres. Des officiers de la police militaire britannique m'examinent avec beaucoup d'intérêt. Je n'arrive plus à trouver les mots pour leur conter mon aventure. Ils décident de me relâcher. Mais l'équipe américaine vient me reprendre pour me transférer en camion vers un autre endroit, près d'un aéroport.

Le camp, placé sous l'entier contrôle des militaires américains, est un terrain vague exposé au soleil et entouré de plusieurs rangées de fil électrifié. Des milliers d'hommes y sont agenouillés. Parmi eux, une voix m'appelle. C'est Rasul, j'en suis sûr. J'essaie bien de le rejoindre mais les soldats m'en empêchent et s'empressent de me conduire devant un officier supérieur.

_ Ah, si c'est un journaliste français proteste l'Américain, c'est autre chose. Je veux des papiers en règle. Pas question de l'interner comme ça. On a eu assez d'ennuis. Non, il me faut un motif, un procès-verbal.

Alors, on me remonte dans le camion et on me relâche en pleine rue.

Je suis rentré récupérer mes affaires. L'hôtelier m'a gardé la chambre, mais elle a encore été fouillée. Mon argent a disparu. Et, cette fois, ils ont pris mes carnets. Qua nd ils les auront lus, j'ai un double et je n'ai pas l'intentipon d'attendre l'arrivée des tueurs. Je repense aux Zndj. On peut résister longtemps. Le cheval de la révolte galope encore dans ma tête...

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