Je me suis réveillée avec les images de mes douze incarnations encore plus vivaces qu'avant. Kira, Marina, Zara... leurs expériences se superposaient maintenant à ma conscience de Vera, créant un kaléidoscope permanent d'émotions et de sensations multidimensionnelles.
Cette nuit, j'avais clairement perçu leurs activités : Kira négociait un passage diplomatique complexe sur Xendara-3, Marina développait une nouvelle technique de régénération sur Aquaterra-7, Zara achevait une cathédrale de cristal sur Luminis-2. Ces visions n'avaient plus rien de mystérieux, elles étaient mes réalités parallèles.
Au petit-déjeuner, mes parents vaquaient à leurs occupations habituelles sans faire de commentaires particuliers sur mon état.
Une nouvelle routine rassurante qui me permettait de digérer tranquillement les révélations de la veille se mettait doucement en place.
À 13h30, j'ai pris ma Clio pour retourner au centre Horizons. Conduire me procurait maintenant une sensation particulière, comme si mes mains connaissaient d'autres véhicules, d'autres machines de pilotage. Kira et ses vaisseaux spatiaux, évidemment.
Thom m'attendait dans son bureau, seul cette fois. Il semblait plus détendu qu'hier, mais je percevais une préoccupation sous-jacente dans son regard.
— Comment tu te sens aujourd'hui ? a-t-il demandé en me désignant le fauteuil habituel.
— Différente. Plus... complète. Comme si toutes les pièces du puzzle commençaient à s'emboîter.
— Tes autres incarnations ?
— Je les perçois en permanence maintenant. Pas de façon envahissante, plutôt comme... une symphonie en arrière-plan. Chacune joue sa partition, mais l'ensemble forme une harmonie.
Thom a souri.
— C'est exactement ça. Les 80% de ton cerveau traitent ces informations et les organisent naturellement.
— Et toi ? Comment ça s'est passé pour toi ?Son expression s'est assombrie.
— Mon réveil n'a pas été aussi... harmonieux que le tien.
— Raconte-moi.
Il s'est levé, s'est dirigé vers la baie vitrée. Dehors, les arbres nus du jardin se balançaient doucement dans le vent de février.
— Il y a quatre ans, j'étais Thomas Keller. Ingénieur informatique de vingt-six ans dans une société de Munich. Vie parfaitement ordonnée : appartement moderne, fiancée développeuse prénommée Sarah, projets de mariage, vacances en Toscane...
— Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Un mardi matin, en pleine réunion client, toutes mes mémoires d'incarnations ont déferlé simultanément dans ma conscience. Sans prévenir, sans transition.
Il a fermé les yeux, comme si le souvenir était encore douloureux.
— Imagine-toi en train de te rappeler soudain que tu as été philosophe grec, guérisseur maya, résistant de 1943, et j'en passe... Tout en même temps, avec la même intensité que tes souvenirs d'enfance.
— Mon dieu...
— J'ai commencé à expliquer en détail la composition du mortier des pyramides de Gizeh, en pleine présentation PowerPoint. Mes collègues ont cru que je faisais une crise de nerfs.
J'ai grimacé, imaginant la scène.
— Hôpital psychiatrique ?
— Trois semaines aux urgences psychiatriques de Munich. Diagnostic : épisode psychotique aigu avec délires de grandeur historique. Ils m'ont bourré de neuroleptiques.
— Et Sarah ?
— Elle a tenu deux semaines. Difficile de continuer à planifier son mariage quand ton fiancé te raconte qu'il se souvient d'avoir assisté au procès de Galilée.
— Elle t'a quitté ?
— Qui ne l'aurait pas fait ? Un jour tu partages ton lit avec un ingénieur rationnel, le lendemain il prétend connaître par cœur des textes de Platon jamais traduits en allemand.
Un silence pesant s'est installé.
— Comment tu t'en es sorti ?
— Une psychiatre très particulière, le Dr Elena Vasquez. Elle m'a trouvé après que j'ai décrit l'intérieur de certaines pyramides avec des détails impossibles à connaître, sauf si on y avait vraiment été.— Elle était comme nous ?
— Bien plus expérimentée. Elle surveille les hôpitaux psychiatriques européens. Dès qu'un patient évoque des connaissances historiques impossibles, elle intervient.
Thom est revenu s'asseoir, a ouvert le tiroir sécurisé de son bureau.
— C'est là qu'elle m'a montré ça.
Il a sorti un petit cristal de la taille d'une clé USB qui pulsait d'une lumière bleue.— Qu'est-ce que c'est ?
— Un cristal de programmation. Mon essence supérieure l'avait laissée à Elena avec des instructions précises.
En voyant le cristal, mes nouvelles connexions neuronales se sont activées.— Je reconnais... mais d'où ?
— Nos âmes planifient leurs incarnations dans l'espace inter-dimensionnel, Teslia. Avant de s'incarner, elles prévoient les conditions de leur propre réveil.
Il a posé le cristal dans ma paume. Aussitôt, des images ont déferlé.
Une version cosmique de moi-même, dans un espace étoilé, face à une version cosmique de Darwos. Nous préparions minutieusement nos incarnations respectives sur Terra-9.
"Mon réveil devra être progressif," disais-je. "Dix-huit ans maximum d'incarnation humaine pour développer l'empathie, puis un déclencheur contrôlé - spectaculaire mais sans danger réel."
"Le mien sera brutal," répondait Darwos. "J'ai besoin d'un choc neuronal pour activer mes capacités stratégiques multidimensionnelles."
J'ai lâché le cristal, bouleversée.
— Nous avons vraiment planifié tout ça ?— Jusqu'au moindre détail. Nos essences supérieures savaient qu'elles auraient besoin l'une de l'autre sur Terra-9.
— Depuis combien de temps on se connaît ?
— C'est plus compliqué que ça, a souri Thom. Mais nous avons déjà travaillé ensemble, c'est certain. Nos âmes se reconnaissent instinctivement.
— Sur Terra-9 ?
— Entre autres. Mais il y a des choses que je ne peux pas te révéler tout de suite. Tu n'es pas encore prête.
Cette phrase m'a intriguée.
— Prête pour quoi ?
— Pour comprendre l'ampleur de ce qui nous attend. Pour l'instant, l'important c'est que tu maîtrises tes capacités d'éveil.
— Mes capacités d'éveil ?
— Tu peux littéralement réveiller une âme endormie en quelques minutes de contact direct. C'est un don exceptionnel, même parmi les âmes guides.
— Comment ?
— Tes 80% de cerveau activés peuvent déclencher l'activation des 80% endormis d'autres personnes. Juste en étant à proximité.
Cette révélation m'a donné le vertige.
— Et ensemble ?
— Ensemble, nous formons une équipe redoutable. Moi je planifie les opérations, toi tu éveilles les âmes. Une complémentarité parfaite.
Il a tendu sa main vers moi.
— Es-tu prête à commencer ton véritable entraînement, Teslia ?
En regardant sa main tendue, j'ai ressenti cette connexion profonde qui nous liait.
— Oui, Darwos. Mais j'ai l'impression qu'il y a beaucoup de choses que tu ne me dis pas encore.
— Exactement, a-t-il souri mysterieusement. Une chose à la fois. Demain, nous ferons un grand pas de plus.
Quand nos mains se sont touchées, la sphère de cristal s'est mise à pulser plus fort.
— Au fait, a-t-il ajouté avec un clin d'œil, qu'est-ce que tu comptes dire à tes parents sur tes progrès en "kinésithérapie" ?
— Que mon kiné est formidable et que ma récupération dépasse toutes les attentes. Ils n'y verront que du feu.
— Parfait. Parce que demain, nous allons rencontrer quelqu'un de très important.— Qui ?
— Tu verras. Mais prépare-toi, ça va être... révélateur.
Sur cette promesse mystérieuse, notre séance s'est terminée.
En sortant du centre Horizons, j'ai réalisé que Darwos me cachait encore beaucoup de choses. Mais étrangement, ça ne m'inquiétait pas. Au contraire, j'avais hâte de découvrir la suite.
Parce que quelque chose me disait que le plus extraordinaire était encore à venir.