36. Choupinou et le monstre

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Alken

Joy est venue me rejoindre dans ma salle trente minutes avant le cours et nous faisons semblant de nous entraîner pour notre concours afin de pouvoir échanger un peu. Le SMS qu’elle m’a envoyé sur le comportement d’Elizabeth ne présage rien de bon. Je suis collé derrière elle, prêt à me lancer dans un pas si d’aventure quelqu’un ouvrait la porte.

— Et alors, c’était si terrible que ça ? lui demandé-je en lui dérobant un petit bisou.

— Ouais, une vraie… Bon sang, Alken, je te jure que ses réflexions étaient tout sauf professionnelles. Tout avait un lien avec toi, genre obsessionnelle, la meuf. Et bien frustrée à mon avis...

— Il faut tenir le coup, ma Chérie. La fin de l’année n’est plus si loin que ça. Et si elle est frustrée, elle ne peut s’en prendre qu’à elle-même. Elle peut plaquer Enrico s’il ne la satisfait pas, non ? En tous cas, si elle est dans cet état d’esprit, ça promet pour ce soir.

— Elle peut bien faire ce qu’elle veut tant qu’elle nous fout la paix, marmonne Joy. J’ai bien peur qu’on soit mal pour la suite en revanche. Je crois que d’ici peu, notre couple n’aura plus rien de secret.

— Je vais quand même essayer de la convaincre. Et sans céder à son chantage, mais c’est vrai que là, elle n’indique pas une vraie volonté de s’arranger avec nous. Je me demande si tu ne devrais pas venir avec moi… Ou m’attendre derrière la porte. Pour lui mettre un peu la pression…

— Tu crois que ça changerait quoi que ce soit ? Je veux bien, si tu penses que ça peut servir à quelque chose, mais… Je t’avoue que je me passerais bien de voir sa tête. Elle m’insupporte comme rarement une personne a pu m’insupporter.

— Oui, tu as raison, ça ne changerait rien que tu sois là… Je vais y aller seul, se résigne-t-il. Je sens que ça risque d’exploser, cette rencontre. Mais jamais je ne permettrai qu’on te manque de respect, Joy.

— Je t’attendrai derrière la porte, ça, ça me va. Comme ça, en prime, si je l’entends gémir, je débarque et je vous étripe, rit-elle en nouant ses doigts aux miens.

— Ça ne risque pas d’arriver, elle me dégoûte tellement. Rien que d’y penser, mes poils se hérissent. Je te jure que je n’ai pas hâte de la retrouver…

— Tu m’étonnes… Je te jure, ce matin… Je ne l’avais jamais vue comme ça. C’était vraiment méchant, et je peux t’assurer qu’elle est certaine que tu diras oui.

— Eh bien, elle se trompe. Allez, un bisou et après je redeviens ton tyran de prof !

Nous nous embrassons en nous serrant fort l’un contre l’autre, avant que je ne la relâche et que nous allions chacun dans notre coin, moi derrière mon petit bureau pour préparer les musiques du cours, elle devant le grand miroir, faisant mine de s’échauffer en attendant ses camarades qui ne tardent pas à arriver. Je l’observe du coin de l'œil et j’avoue que je suis un peu jaloux de tous ses camarades qui peuvent discuter avec elle librement, qui n’ont pas besoin de se cacher ou de planifier pour pouvoir partager une discussion, rire avec elle, être avec elle. Peut-être que si Elizabeth nous dénonce, on pourra au moins avoir cet avantage de vivre notre amour au grand jour ?

Le cours se passe sans difficultés. J’apprécie vraiment cet enseignement donné à des jeunes plein d’envies, qui veulent progresser et s’améliorer et qui sont à l’écoute de mes remarques. Pour certains, dont Joy et Kenzo font partie, je n’ai franchement plus grand-chose à leur apprendre, mon rôle est plus celui du chorégraphe qui cherche à leur faire exprimer des émotions de manière différente, qui essaie de les sublimer. Pour les autres, les conseils sont plus techniques, mais ils ont tous un excellent niveau et je suis content du résultat de nos deux années d’efforts.

— Merci pour aujourd’hui ! Vous avez tous fait beaucoup de progrès ! les félicité-je à la fin du cours, provoquant chez eux plein de sourires. On se retrouve demain à la même heure. On travaillera plus sur la chorégraphie du spectacle de fin d’année. Bonne soirée.

Je leur fais signe, réponds au sourire de Joy qui s’éloigne avec les autres et range mes affaires en essayant de me concentrer sur l’entretien à venir comme quand je me prépare pour un spectacle. Je me passe en tête tous mes arguments, tous mes mouvements et je m’efforce d’être le plus prêt possible pour affronter le Monstre, l’Ennemi, la Diablesse et tous ces autres noms dont je pourrais affubler mon ex-femme. Je la rejoins dans sa classe et elle m’accueille avec un grand sourire qui me fait froid dans le dos.

— Bonjour Elizabeth, me voilà, comme convenu, commencé-je, sobrement.

— Bonjour Alken. Tu vas bien ? La journée a été bonne ? Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? me répond-elle comme si de rien n’était.

— Tu sais bien qu’on n’est pas là pour des civilités du quotidien, Elizabeth. Si on pouvait passer directement à ce qui fait que je suis obligé de venir te voir, ça m’arrangerait. Je n’ai pas toute la soirée.

— Eh bien, je t’écoute mon Choupinou. On va chez toi ou chez moi ?

— On ne va nulle part, Elizabeth. Enfin si, ce soir, c’est chacun chez soi. Je ne suis pas venu pour céder à ton chantage. Je ne te croyais d’ailleurs pas capable de faire ce genre de choses.

— Bien, je vais aller voir Elise alors, me dit-elle comme si elle n’écoutait que ce qu’elle voulait entendre. C’est dommage, ça ne te dérangeait pas plus que ça de coucher avec moi quand tu en avais envie, à l’époque.

— Eh bien, là, j’ai tout ce qu’il me faut à la maison, je t’assure que de mon côté, je suis bien plus comblé que quand on faisait nos deux minutes de copulation par semaine, la provoqué-je. Il faut que tu vires Enrico et que tu te trouves un nouveau mec plutôt que de t’accrocher à moi. Il y a plein de gars aussi doués que moi, je suis sûr !

— Evidemment, tu la prends sortie du berceau, j’imagine que tu peux faire tout ce que tu veux d’elle, elle découvre le sexe. D’un autre côté, le manque d’expérience à ses inconvénients. Est-ce qu’elle sait ce que tu aimes sans que tu aies besoin de lui dire quoi faire ? Parce que tu sais très bien que je peux te faire jouir de bien des manières, minaude-t-elle en approchant de moi.

Comme dans un ballet bien chorégraphié, je fais quelques pas de côté et lui tourne le dos, afin de recréer cette distance qu’elle cherche à supprimer.

— J’en reviens pas que pour cinq minutes de sexe, tu es prête à me nuire, à me faire renvoyer et à mettre des bâtons dans les roues d’une danseuse talentueuse comme Joy. Elle n’est peut-être pas la spécialiste de la danse classique, mais tu ne peux pas nier qu’on a rarement des jeunes aussi prometteurs qu’elle. Tu n’as donc aucune conscience professionnelle ? Tu es prête à tout saborder pour satisfaire ta libido ?

— Je t’ai déjà dit que je voulais que nous nous remettions ensemble. Alors, forcément, si je peux tenter ma chance, je ne vais pas m’en priver. Qu’est-ce qu’elle a de plus que moi, cette gamine, hein ? La jeunesse ? Tu parles, la jeunesse passe, Alken, dans quelques années ce sera toi le petit vieux, et elle, elle sera encore dans la fleur de l’âge. Tu crois quoi, que tu vas la garder jusqu’à la fin de tes jours ? rit-elle méchamment.

— Oui, c’est ce que je crois profondément au fond de moi. Elle et moi, c’est une évidence. Je l’ai croisée et je n’ai pas pu détourner mon regard d’elle. Je lui ai parlé et déjà, mon cœur était conquis. Je ne savais rien d’elle, ni son nom, ni qui elle était, mais déjà je l’aimais. Alors, tu peux aller voir Elise et tout lui raconter. On assumera, nous sommes prêts à affronter le regard des autres et les éventuelles sanctions de la Direction. Fais ce que tu veux, Elizabeth, tu vivras avec ta conscience derrière.

— Ma conscience ? me dit-elle après m’avoir observé pendant un moment en silence. C’est toi qui enfreins le règlement, toi qui n’as aucune déontologie. Moi je n’ai rien à me reprocher. Tu es vraiment prêt à perdre ton emploi, à ce qu’Elise pourrisse ta réputation et t’empêche d’enseigner à l’avenir pour… Pour une gamine dont tu penses être amoureux ? Tu ne te dis pas qu’elle cherche simplement à avoir son diplôme ? Que tu es le bon plan, le Graal pour avoir ce dont elle rêve et qu’elle t’utilise pour ça ?

— Tout le monde n’a pas ton machiavélisme, Elizabeth, répliqué-je, un peu blasé. Je suis convaincu au fond de moi qu’elle m’aime autant que je l’aime et que, même si je n’étais pas prof de danse, mais comptable, elle m’aimerait tout autant. Donc, oui, je suis prêt à tout perdre pour elle, elle en vaut le coup. Quoi que tu puisses penser d’elle, quoi que ta jalousie te fasse faire contre elle. On est des adultes, Elizabeth, on a connu une belle histoire, on a un fils magnifique, ce serait bien que notre histoire ne s’arrête pas sur cette fausse touche et qu’on puisse continuer à être collègues, amis peut-être, mais là, tu es en train de tout gâcher.

Je l’observe et plonge mon regard dans le sien pour qu’elle puisse y lire toute ma détermination, non seulement à ne pas céder à sa proposition, mais aussi à affronter toutes les épreuves avec Joy.

— Tu es vraiment amoureux, hein ? Tu n’as jamais parlé de nous comme ça… Tu te rends compte comment ça peut être blessant pour moi ?

Non, je ne m’en étais pas rendu compte, pour moi, ce que je ressens pour Joy est tellement naturel que je n’arrive pas à penser à autre chose qu’à elle. Mais elle a raison, entre elle et moi, c’était fort, cela nous a conduits au mariage, mais cela n’a jamais été aussi passionné qu’avec ma jolie brune.

— Désolé de te blesser, Elizabeth, ce n’était pas mon intention. Nous avons eu nos bons moments tous les deux, et je ne regrette pas notre histoire. Mais pour moi, elle est finie et c’est un peu comme si j’avais trouvé mon âme sœur. Tu peux comprendre que, dans ces conditions, je ne veux pas lui être infidèle, et je suis prêt à tout affronter, quelles que soient les conséquences.

— Je vois, murmure-t-elle en me tournant le dos. Très bien, je ne pensais pas que… Je n’imaginais pas que c’était si sérieux. J’espère juste pour toi que tu ne te trompes pas sur elle, parce qu’elle a réussi à bien t’attirer dans ses filets tout en se mettant notre fils dans la poche. Pas très rassurant pour moi… J’ai presque l’impression de ne plus avoir de place dans vos vies.

— Tu restes la mère de notre fils, une collègue qui est compétente, et si tu veux plus de place, on peut trouver un arrangement. Mais tout ça, ça veut dire que tu ne vas pas nous dénoncer à Elise ? demandé-je, plein d’espoir.

— Non… Je… Je ne peux pas faire ça. Mais tu es fou de risquer ta carrière comme ça, franchement. Surtout après le scandale de Markus. Sans parler de l’histoire avec Charline ! Imagine les retombées sur Kenzo si tout ça se sait ?

— Ça fait presque deux ans que ça dure et personne ne s’en est rendu compte ici. Tu vois, on fait attention, Elizabeth. On s’aime, mais on n’est pas non plus complètement insensés. En tous cas, merci pour ton silence… J’apprécie… Vraiment… Tu sais que tu peux compter sur moi en cas de soucis, hein ?

— J’espère, j’ai souffert pendant plus de vingt heures pour que ton fils vienne au monde, je mérite quand même ça, non ? sourit-elle.

Je m’approche d’elle et referme la distance que j’avais intentionnellement créée entre nous et la serre contre moi.

— Merci beaucoup, Elizabeth de comprendre ma situation, même si ce n’est pas facile pour toi. Cela veut dire beaucoup pour moi. Je vais aller informer Joy tout de suite, elle est morte de trouille, même si elle ne veut pas me l’avouer.

— Tu m’étonnes. Sa carrière n’aimerait pas vraiment ce genre de scandales… Enfin, si vous pouviez éviter de vous nettoyer les amygdales devant moi, ce serait pas mal quand même.

Et avant que je ne puisse réagir, elle dépose rapidement ses lèvres sur les miennes avant de me repousser vers la sortie. Je me retrouve dans le couloir sans vraiment savoir comment alors qu’elle s’enferme dans sa salle de classe. Je pensais que j’allais être conduit à l’échafaud avec cet entretien, mais j’ai bénéficié du pardon de mon ex-compagne. J’ai l’impression d’avoir remporté une immense victoire alors que tout ce que j’ai fait, c’est retarder une échéance qui va finir par arriver. Espérons que cette découverte n’arrive qu’après la remise du diplôme.

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