48. Veillée d'armes

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Alken

Je sors de notre appartement avec un peu l’impression de vivre dans le roman de Victor Hugo : Le Dernier Jour d’un Condamné. La remise du courrier officiel contre signature est un premier signe que la décision ne sera pas en notre faveur. Si Elise n’avait pas voulu nous virer, pourquoi se serait-elle donné la peine de nous faire cette convocation officielle ? Ça sent le roussi pour Joy et pour moi, mais, tels deux combattants d’une armée, nous avons décidé de faire comme si de rien n’était et profiter de notre dernière journée à l’ESD comme il se doit. En combattant jusqu’au dernier souffle.

Je regarde ma partenaire, ma fiancée, ma camarade de danse et de ce combat perdu d’avance. Elle est belle et fière et je pourrais presque l’imaginer monter sur son fidèle destrier, dans un de ces westerns à la Sergio Leone, avec une musique à l’harmonica en fond sonore, traverser de vastes étendues désertiques sans peur et sans être perturbée par les éléments qui nous entourent. Pour cette journée, sa tenue de combat est simple mais efficace. Une longue robe en jean qui s’ouvre sur le côté par une série de boutons que j’ai déjà envie de défaire. Je sais qu’elle ne va pas la garder longtemps car elle va devoir se changer pour danser, mais j’adore cette tenue qui lui va si bien.

Ce matin, pour nous donner du courage et de l’énergie, nous avons fait l’amour. Sans un mot. Elle comme moi avons ressenti le besoin de nous retrouver dans ces moments passionnés qui nous définissent et nous unissent au-delà de tout. Notre amour est le plus fort, et quoi qu’il arrive ce soir, nous serons prêts à l’affronter ensemble. Lorsque j’ouvre la portière de la voiture et que nous nous installons côte à côte, je lui souris.

— J’ai un peu l’impression d’être dans un mauvais western, là. Il était une fois à l’ESD, tu vois le genre ? Tout le monde sait que le combat final arrive, qu’il y aura à la fin un corps sans vie qui sera emmené par le croquemort. La seule différence, c’est que dans le western, tu sais dès le départ qui va gagner alors que là, on sait déjà qui va perdre… Ça ne te fait pas un peu cette impression, à toi ?

— Je vois que tu penses déjà qu’on a perdu. Je t’en prie, il faut qu’on y croie, sinon, autant déposer ta lettre de démission illico sur le bureau d’Elise pour éviter l’humiliation.

— Ce ne sera pas une humiliation, Joy. Je suis juste prêt à accepter sa décision, quelle qu’elle soit. Et il vaut mieux se préparer au pire, non ? Comme ça, si un miracle arrive, on ne pourra que se réjouir. En tous cas, je suis content d’affronter cette situation avec toi. Et je te plains de devoir passer la matinée avec Elizabeth qui risque de ne pas être tendre avec toi. Tout le monde est au courant que nous sommes convoqués tous les deux ce soir, je crois que Marie n’a pas tenu sa langue. Ça promet, hein ?

— Ça me préparera pour ce soir, au moins. Mais je peux t’assurer que si Elise me vire, je n’en resterai pas là. Je ne sais pas quel recours j’ai, mais je me battrai pour passer mon diplôme. J’ai trop rêvé de cette école et de ce fichu sésame pour lâcher l’affaire si près du but. Et je n’ai pas travaillé si dur pour qu’on me ferme la porte maintenant.

— Je te soutiendrai dans ce combat, si on en arrive là. Par contre, je peux te dire que moi, je ne me battrai pas pour conserver mon poste. Je crois que mon histoire à l’ESD se termine, trop d’incompréhensions, trop de doutes à mon égard. Un truc s’est brisé et même si elle nous garde, à la fin de l’année, j’irai vers d’autres projets. Mais je veux la finir en beauté, cette année, avec Kenzo et toi qui recevez votre diplôme. Sinon, Elise va m’entendre.

— Tu pourras te concentrer sur ce spectacle que tu écris après ça, sourit-elle en posant sa main sur ma cuisse. Tu as encore de belles années de scène devant toi, et tu as beau être un excellent prof, je crois que je préfère encore te voir sur scène, moi.

— Eh oui, je ne suis pas encore un vieux croulant sous le poids de l’âge. Tu vas encore devoir me supporter quelques années, je crois bien ! On arrive, je te dépose à l’endroit habituel ou on se la joue couple de l’année ?

— Non, ne poussons pas le bouchon, on ne sait jamais, Prof. Dépose-moi, s’il te plaît. Si tout le monde est au courant pour notre convocation, peut-être qu’on devrait seulement avoir à justifier de ce concours, qui sait ? Optimisme, mon Chéri !

— Bien, Madame la future star. Avant de descendre, tu sais que j’ai rêvé de toi la nuit dernière ? Je crois que j’ai le thème du spectacle que je vais écrire, et si tu l’acceptes, il y aura un des rôles principaux pour toi. En tous cas, dans mon rêve, tu étais une amazone à la recherche d’un aventurier venu sur tes terres, en train de chevaucher un magnifique cheval blanc. Tu imagines un spectacle de danse avec un vrai cheval ?

— Tu es fou, rit Joy. Mais j’ai hâte de voir ce que ça pourrait donner. Seulement, il faut que tu saches que je ne danse qu’avec trois partenaires possibles. Besoin de les nommer ou c’est inutile ?

— Je compte bien tenir l’autre rôle principal, ma Chérie. Pas moyen qu’un autre que moi t’embrasse, même si c’est pour un spectacle. A tout à l’heure, ma Belle. On se retrouve à mon cours, comme d’habitude, en début d’après-midi. Je t’aime.

— Parfait, tu étais mon choix numéro un, beau danseur. Je t’aime, sourit-elle en plantant un baiser sur mes lèvres avant de descendre de la voiture.

Je vais ensuite me garer à ma place habituelle sur le parking de l’ESD. J’ai un petit pincement au cœur en me disant que c’est peut-être la dernière fois, mais il passe vite car j’ai décidé de profiter de cette journée et de tout ce qu’elle va apporter avant la convocation dans le bureau de la Directrice. Le cours du matin avec les premières années se passe très bien mais je suis surpris à la fin de celui-ci quand Charline demande à me parler. Nous laissons donc sortir ses camarades et je reste silencieux en attendant de voir ce qu’elle a à me dire.

— Alken, je sais que tu es convoqué ce soir dans le bureau d’Elise et que c’est peut-être ton dernier jour ici. Je ne sais pas ce que tu as fait qui pourrait motiver une telle décision, mais tout le monde en parle de ce rendez-vous. Je voulais te dire que…

— Oui ? l’encouragé-je alors qu’elle s’est arrêtée au milieu de sa phrase. N’hésite pas, je t’écoute.

— Eh bien, je ne l’ai pas vraiment fait avant, mais je voulais à nouveau m’excuser pour mon attitude qui t’avait valu ta suspension. Je n’aurais jamais dû faire ça et je te remercie de m’avoir acceptée à nouveau dans ton cours et m’avoir traitée comme n’importe quel autre élève. Tu es quelqu’un de bien et je regrette vraiment mon attitude. Tu es un bel exemple, Alken. J’apprends beaucoup avec toi, aussi bien sur le plan technique que sur le plan personnel. Merci.

Je n’ai pas le temps de réagir qu’elle tourne le dos et s’enfuit en courant de la salle de danse. Je ne m’attendais pas du tout à ça et je suis touché par ses quelques mots. Cela sonne un peu comme un adieu, mais en même temps, c’est touchant et je comprends que cette histoire lui a permis de grandir et de gagner en maturité. Et ce merci qu’elle a exprimé avant de partir, ça vaut toutes les récompenses que je pourrais avoir de l’ESD, sa Direction ou son Conseil d’Administration.

A la cantine le midi, je constate que Joy s’est isolée dans un coin avec Kenzo et que les autres les laissent tranquilles, même si de nombreux regards sont portés sur eux et qu’elle doit être l’objet de beaucoup de spéculations, comme je le suis aussi. Personne ne s’installe à ma table et je peux à loisir me remémorer tout ce qui s’est passé dans cette école depuis que j’y suis arrivé, les spectacles produits, les concours gagnés et ceux que l’on a perdus. Si je suis viré ce soir, il y a quand même une chose que je ne regretterai pas, c’est la qualité de la nourriture servie ! Ce midi, je n’arrive pas à savoir si les pommes de terre étaient censées être servies en purée, ou bien s’il s’agit de pommes de terre à la vapeur qui ont juste trop cuit. En tous cas, je suis vraiment détaché de l’entretien qui va avoir lieu ce soir et, loin d’être stressé, cette échéance a le mérite de me permettre de tout remettre en perspective. Même si je sais que ma décision est prise et que, prochainement, je vais quitter l’ESD, je me dis que j’y ai quand même passé de formidables moments et que ce ne sont pas les quelques soucis de cette fin d’année qui vont réduire tout ça à néant.

Lorsque je m’installe dans ma salle de cours pour peut-être le dernier que j’assure au sein de cette institution, je prépare tout normalement et souris quand les premiers élèves arrivent. Joy apparaît avec Kenzo et ses yeux s’illuminent littéralement quand elle me voit. J’adore sa réaction et je me retiens de sourire encore plus franchement afin de maintenir cette distance que nous avons pris l’habitude d’avoir à l’ESD.

— Allez, les jeunes. Aujourd’hui, pas de danse des canards ou de chenille, mais on va d’abord travailler sur la flexibilité et la force. N’oubliez pas que ce sont les deux qualités qu’on vous demandera durant toute votre carrière de danseurs ! Par deux, vous allez faire comme ceci.

Je prends le devant de la scène et leur montre les pas à réaliser, les enchaînements afin qu’ils puissent faire travailler tous leurs muscles et articulations, puis vais me réinstaller derrière ma petite table pour les observer faire. Rapidement, je me lève à nouveau pour passer entre les couples et rectifier tout ce qui ne va pas. Le cours passe à une allure folle et quand vient la fin, je ne suis pas prêt. J’aurais voulu que cette séance dure encore une heure ou deux, mais quand je vois la tête des jeunes danseurs, je comprends que ça a été intense aussi pour eux.

— Merci, ce sera tout pour aujourd’hui. Vous avez bien travaillé ! Bravo ! A demain peut-être ! Sinon, je suis sûr que mon remplaçant vous ménagera beaucoup plus que moi ! Bonne soirée !

J’ai presque la larme à l'œil quand chacun des étudiants présents vient me saluer avant de sortir. Il ne reste désormais plus que Kenzo et Joy dans la salle. Je regarde l’heure, notre rendez-vous est dans un peu plus de trente minutes.

— Eh bien, voilà, on y est presque ! Je ne vous ai pas trop fait souffrir pendant ce cours ?

— Parfait P’pa ! Tu as réussi à nous faire espérer que tu auras un remplaçant ! se moque mon fils.

— Il va me falloir un massage du tonnerre ce soir, pour compenser la douleur de l’après-midi, sourit Joy.

— Promis, ce sera un massage intégral avec tous les services annexes ! Tu vas te changer et on se retrouve ici pour aller affronter la Reine Mère ?

— Oui. Je vais aller me doucher en vitesse et subir le nouvel interrogatoire des filles. A tout de suite, danseur de ma vie.

— A tout de suite, dis-je après lui avoir volé un baiser. Et toi, Kenzo, tu rentres tout de suite ou tu nous attends ?

— Non, Théo doit me rejoindre ici, on va vous attendre et si vous n’êtes pas virés, on se fait un restau et un bar où on pourra danser jusqu’au bout de la nuit. Tant pis pour la gueule de bois de demain !

— D’accord. Va te changer, et merci du soutien !

Je le regarde partir aux vestiaires et me retrouve seul dans ma salle de cours. Cette journée aura été particulière, mais dans ma tête, je suis prêt à affronter Elise. Quoi qu’elle puisse me dire, quoi qu’elle nous annonce, s’il y a bien une chose qu’elle ne pourra pas m’enlever, c’est cette fierté que j’ai et ce sentiment du travail bien fait.

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