Marie
Il était vingt-deux heures quand nous allâmes rejoindre les amis de ma tante. Marie et son copain Marc étaient attablés à la terrasse de la Saujonnaise. Ils avaient terminé leurs repas et avaient commandé leurs desserts qui arrivèrent en même temps que nous. Après une drôle de scène où Marc, qui avait devant lui une tarte au citron, demanda à la jeune serveuse : « ils sont où les citrons ? » ; où elle répondit, sans se démonter : « ils sont dans la tarte » ; « Ramenez-moi une rondelle de citron alors, je la mettrai dessus », nous commandâmes nos boissons. Françoise, ma tante, amusée par la situation, s’assit à côté de Marc et me présenta.
Marie, à côté de moi, me scruta en s’allumant une cigarette.
— Il ne ressemble pas à son père, avança-t-elle.
— Tu l’as connu ? fis-je.
— Connu, je ne dirai pas ça ; je ne l’ai vu qu’une fois. C’était un drôle, toi tu as l’air plus sérieux.
Je haussai les épaules en jetant un coup d’œil vers Françoise, qui, comme toujours dans les situations où je pouvais me trouver mal à l’aise, aimait à me voir patauger.
— Il m’arrive d’être drôle, rétorquai-je avec un sourire en coin qui fit hausser un sourcil à mon interlocutrice.
Marie avait l’âge de ma mère lorsqu’elle est morte ; elle était rousse avec une frange qui lui cachait le front, des yeux verts enfoncés dans un regard éreinté par le labeur du maraichage, des dents d’une qualité exécrable due à sa consommation gainsbourgienne de tabac ; mais, en contrepartie, elle avait des jambes plutôt agréables à voir, qui semblaient tout à fait douces, bien qu’interdites à mes mains que je savais trop baladeuses après quelques verres d’alcool.
Les cognacs Schweppes arrivèrent.
— On n’est pas mécontents que la saison se termine… C’était dur cette année.
— Tous les ans, c’est pire, maugréa Marc.
— Que faites-vous au juste ? demandai-je.
— On est dans l’asperge, me répondit Marie.
— C’est les livraisons qui sont le plus difficiles, dit Marc en regardant d’un air hagard la tranche de citron que la serveuse lui avait amenée.
— C’est surtout qu’on a de moins en moins de saisonniers, et qu’on doit bosser pour six à trois…
— Je demande un café et je me retrouve avec un citron : le pourboire ce n’est pas pour ce soir !
Nous bûmes nos verres, puis nous commandâmes une autre tournée. Marc quémanda un café crème ; je soufflai à la serveuse de lui donner une autre tranche de citron en supplément. La discussion se poursuivit à propos de la société qui ne voulait plus travailler, de la misère et des assistés. Il n’est point nécessaire d’en faire une description détaillée tant la musique est connue de tous.
— J’aurais voulu être vétérinaire, m’avoua Marie au cours de la conversation ; j’ai fait une année, puis j’ai dû aider mes parents agriculteurs ; je n’ai fait que ça : un an de véto par-ci, un an de maraichage par-là, jusqu’au moment où je ne pouvais plus concilier les deux. J’ai déjà travaillé quarante-quatre ans à cinq-six ans tu imagines ?
J’avais l’air bien avec mes vingt-huit ans, mon diplôme d’ingénieur, et mes dents blanches. Elle ne racontait pas ça pour se plaindre ou pour que je la plaignisse ; d’ailleurs elle le disait avec un ton relativement monotone et morne, empreint d’une profonde résignation. Ce n’était pas faute de ne pas participer à la « vie de la cité » pourtant, car elle était conseillère à la municipalité de son village ; mais la « mairesse » était comme tous les nouveaux barons de notre République en décrépitude : corrompue ; ce qui rendait les efforts sincères de Marie pour aider la communauté tout à fait inapplicable. L’argent, le pouvoir et l’hubris faisaient ses ravages. Bien sûr Marie ne votait plus depuis longtemps : le pays réel avait encore la fierté de ne pas s’abaisser à ces imbécilités. Elle fut Gilet jaune, manifestante contre les retraites à cent-vingt ans, militante quand elle le pouvait ; mais désormais elle disait que « c’était foutu », que dans le monde agricole « il n’y avait plus de solidarité ». Son assertion avait l’air vraie, je l’avais remarqué lors du suicide de Jean-Marc Rachet, le voisin de feu mes parents, dans le champ duquel j’avais fait de la luge en hiver, où j’avais embrassé ma première amoureuse sous l’ombre du poirier qu’il n’avait jamais voulu abattre, car il le trouvait beau, et qui était pour moi, un souvenir vénérable de ma jeunesse ; décès tragique qui fut une aubaine pour certains, car ce fut la vente aux enchères pour pas grand-chose du tracteur, des parcelles de terrains, des vaches, des chevaux, des ruches et d’un patrimoine qui appartenaient à la famille Rachet sur plusieurs générations. Les acheteurs étaient les voisins du village et les paysans du coin, qui avaient « toujours été admiratifs de JM » disait le livre d’or.
Avant Marc, Marie (qui n’était certainement pas la plus immaculée de ses homonymes) avait eu plusieurs amants, de même que ma tante ; seulement Françoise, elle, avait eu un enfant, mon cousin Nicolas, alors que Marie n’avait jamais réussi à en avoir un. Maintenant c’était trop tard. Elle me parla de cela quand nous en fûmes à notre cinquième cognac Schweppes, avec des yeux brillants d’humidités, tandis que Marc et Françoise conversaient entre eux. Je compris qu’entre tout : sa carrière, ses amours ratés, ses problèmes de santés qui l’empêchait de marcher correctement, c’était le manque de postérité qui était son plus grand regret.
— Et toi tu as des enfants, une copine ? qu’elle me demanda en me faisant du pied.
— Le portrait ne porte pas sur moi, répondis-je nonchalamment.
— Comment ça ?
— Rien, je me comprends. Il est peut-être temps de partir.
Nous nous dîmes adieu. Je lui souhaitais bon courage pour la prochaine saison des asperges. La bise fut particulièrement tactile…Je pensai à ma mère, à Œdipe, puis à Freud… Marc avait laissé sa tranche de citron ; je la mangeai pour atténuer l’amertume de la soirée.
La lune se reflétait sur la Seudre ; il me semblait apercevoir des pécheurs de l’autre côté de la berge : d’autres portraits obscurcis par la nuit dont les nuances allaient se retrouver à l’aube.
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