Chapitre 6

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Quand Lisa Andrieux passa le pas de l’entrée du bureau, la détective s’étonna de l’air réjoui qui illuminait son visage. Elle se serait attendue à une mine plutôt anxieuse de sa part, car même si elle ne lui avait fait part de rien au sujet de la raison du rendez-vous, il lui semblait entendu qu’un être humain normalement constitué serait impatient ou bien inquiet en ces circonstances. La seule explication plausible était qu’une bonne nouvelle sans aucun lien avec l’enquête était arrivée aux oreilles de sa cliente.

« Vous allez bien ? demanda Mélinda. Vous semblez heureuse. Votre sourire est même déstabilisant.

— Tant que ça ? fit Lisa en rougissant un peu, confirmant de fait l’hypothèse de la détective. Faut croire que c’est comme ça quand ça arrive, ça irradie de partout.

— Et qu’est-ce qui irradie de partout ? Si ce n’est pas indiscret ?

— J’étais chez mon médecin cet après-midi car j’ai des petits soucis de santé depuis quelques semaines et au départ, je pensais que c’était lié au fait que je gambergeais beaucoup au sujet de ça… Le sujet de votre enquête. Et puis Paul, hier, m’a convaincue d’aller consulter. Au pire, ça ne pouvait pas me faire de mal.

— C’est certain. »

La détective eut soudain un très mauvais pressentiment. La fille qu’elle avait devant elle, pour autant qu’elle en savait, n’avait jamais eu de chance dans sa vie. Elle ne la connaissait pas en détail et sûrement que Lisa avait eu quelques moments de bonheur véritables et mérités mais il apparaissait évident que la vie ne semblait pas encline à l'épargner. C'était une intuition. Une redoutable intuition.

« Figurez-vous que finalement, je ne suis pas malade !

— Vous êtes enceinte, fit Mélinda d’une voix qui semblait venir d'outre-tombe.

— C'est ça. Comment le savez-vous ? Ça se voit tant que ça ? » fit Lisa d'un ton un peu désemparé.

Mélinda ne répondit pas tout de suite. Elle essaya de garder un visage aussi neutre que possible. En un instant, toutes les conclusions par rapport à la conduite qu’elle devait tenir, avaient volé en éclats. Elle venait de retourner violemment là où elle en était quelques heures plus tôt. Elle ne croyait pas en Dieu. Elle avait jusque-là la conviction qu’il y avait tout de même quelque chose, une sorte de ligne directrice, hors de portée de l’entendement humain, mais qui l’influençait quand même. Mais là, quel était le sens de cette histoire ? Que devait donc payer sa cliente pour se retrouver dans une situation pareille. Était-ce une histoire de karma ? Mélinda était consciente que l’acceptabilité de cette relation était un tabou, une impossibilité culturelle, profondément ancrée certes mais non liée à une limite physique. Quand on parlait sur le mode “discussion de troisième ou quatrième partie de soirée”, c’était facile de comprendre et dire que la nature ignorait les concepts de bien ou de mal. C’était une évidence… Mais voilà. Il fallait bien en comprendre les implications en détail. La situation de Lisa était un de ces détails. La nature, l’ordre supérieur des choses avaient décidé de l’emmener là. Et là, il y avait deux choix : soit il fallait s’asseoir sur les principes et arrêter d’être persuadé que la convention humaine était supérieure à tout, soit briser une personne sur l’autel de la norme. Mélinda n’avait aucun doute sur le fait qu’elle allait broyer l’existence de sa cliente au motif que celle-ci avait voulu regarder des choses qu’il, a posteriori, n’aurait pas fallu. D’un côté, elle était consciente d’une sorte de nécessité de mettre au jour une situation, certes involontaire, mais malsaine. De l’autre, quelles allaient être les conséquences ? Mélinda avait beau essayer de faire jouer son imagination, cette situation sortait de ses capacités. Plus exactement, si elle se mettait à la place de Lisa, la seule perspective qu’il lui venait à l’esprit était sombre et fatale. Et elle n’avait pas envie de se retrouver responsable de cela. Faire le bien pour faire le mal ? Autant la réciproque semblait acceptable, autant la proposition originelle semblait sérieusement viciée. Quelle était la hiérarchie de ce manichéisme primaire ?

« Combien de semaines ? s’entendit-elle questionner.

— 21 semaines d’après le médecin. »

Le cauchemar. La détective ferma les yeux. Son instinct animal lui commandait d’arrêter tout mais son humanité, cette fameuse humanité qu’on appelait toujours de nos vœux, lui intimait l’ordre de remettre de la morale dans tout cela, même si le résultat revenait à crucifier vivants, trois êtres innocents. Peut-être que Paul l’était un peu moins que les autres. Mais avait-il eu son mot à dire lorsque la mère de Lisa avait décidé d’accoucher sous X ? Ce n’était peut-être pas très malin d’avoir mis en cloque une camarade de lycée alors qu’il n’avait que dix-sept ans mais cela justifiait-il pour autant le prix à payer d’aujourd’hui ? Certainement pas.

« Pourquoi me posez-vous la question ? C’est sûr que ce n’était pas prévu et que j’ai été surprise. Avec Paul, en général, on fait attention. A priori, on s’est loupé au moins une fois. Mais, je ne sais pas… Je pensais que j’allais flipper, que j’aurais engueulé tout le monde parce que, ça arrive là… comme un cheveu sur la soupe. Mais bizarrement, voilà… Ce truc… Ça vient à moitié de moi… Ça n’est pas un ouvrage d’art, un truc que j’aurais sculpté de mes mains mais ça vient de là, fit Lisa en désignant ses entrailles. C’est extraordinaire. Non ? Vous commencez à me faire baliser là. Vous avez une tête comme si on venait d’enterrer quelqu’un. »

Mélinda se pinça les lèvres. Les expressions de son visage l’avaient trahie. Elle n’avait plus le choix. Il fallait qu’elle lui dise.

« Asseyez-vous. Soyez sûre que j’aurais préféré vous apporter des nouvelles plus heureuses. »

La détective commença donc à exposer à sa cliente, point par point, tout le puzzle qu’elle avait reconstitué ces derniers jours. Contrairement à ce qu’elle avait imaginé, Lisa ne sembla pas s’effondrer. Au contraire, elle parut prendre les choses à revers. Visiblement, chaque affirmation, chaque déduction de Mélinda faisait l’objet d’un questionnement particulièrement serré de sa part. Lisa ne sembla pas vouloir croire à cet engrenage d’événements.

« Vous savez quoi ? Je vais faire un test de paternité.

— Vous n’êtes pas sûre que le bébé soit de Paul ?

— Non. Un test de paternité de moi par rapport à Paul.

— Et le bébé ?

— Quoi le bébé ?

— Vous êtes dans la vingt-et-unième semaine. En France, c’est trop tard mais si vous allez en Belgique ou aux Pays-Bas, c’est encore possible… »

Mélinda s’arrêta net car elle lut le dégoût, l’horreur des sentiments qui traversèrent Lisa. Elle n’avait pas réellement anticipé cet aspect de la question.

« C’est de mon bébé dont vous parlez. Vous en êtes consciente ? Ce n'est pas une appendicite. Vous vous rendez compte de ce que cela signifiera si vous avez tort ?

— Et si j’ai raison ? Un test de paternité, c’est sept semaines de délai au minimum. » fit la détective, un peu piquée au vif par la remise en cause de sa cliente

Intérieurement, elle s’en voulait de réagir ainsi. Lisa voulait s’accrocher au moindre espoir qui ferait voler en éclat la réalité qu’elle avait mise au jour. Mais pour Mélinda, les probabilités étaient tellement infimes qu’elle les considérait nulles.

« Je ne peux pas prendre la décision à votre place mais plaçons-nous dans le cas où j’ai raison et que vous ne fassiez rien. C’est quoi l’avenir de cet enfant ? Vous allez lui dire la vérité sur ses origines ? Vous allez lui mentir toute sa vie ? Et comment ça va se passer avec Paul ? »

Lisa la foudroya du regard. La détective crut qu’elle allait se faire enguirlander mais au lieu de cela, sa cliente ferma les yeux, prit une grande respiration et se tut.

« Soyez sûre que je vous proposerais bien d’autres solutions si j’en avais à ma disposition. » insista Mélinda.

Une longue minute de silence s’installa entre les deux jeunes femmes.

« J’en suis bien consciente, fit Lisa en regardant dans le vide avec un air résigné. J’en suis parfaitement consciente. »

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