Un plan à la con
-Moi je dis juste que c’est une idée à la con, cheffe. C’est tout. Polder était accroupi derrière un bloc de granite, il fixait la petite route qui se déroulait dans la vallée en contrebas. De là, il voyait le reste des Rapaces qui s’affairaient. Une partie sur le talus, les autres, dans le fossé qui longeait la piste.
Il avait chaud, son armure le grattait à l’aisselle gauche, il fallait qu’il pisse et il avait mal aux genoux à force de rester plié. Mais surtout il trouvait que c’était vraiment une idée à la con.
- Je dis juste qu’un plan foireux peut pas devenir bon parce qu’il est bien exécuté. Une bouse ça devient pas un dessert juste parce qu’on la fout sur une assiette dorée. Sans offense cheffe.
Il interrogea Trompe-Cul du regard, pour obtenir son soutien. Ce dernier ne comprit pas l’intention et se contenta de foncer les sourcils. Polder se retourna et se laissa glisser, assis le dos contre la pierre, aux côtés de la Buse. Cette dernière était toute occupée à bourrer sa pipe. A vingt et un ans à peine elle était la première lieutenante et la plus jeune officière que les Rapaces avaient eu dans leur longue histoire. Polder continua :
- Je vois pas comment des bouts de bois pourraient arrêter un carrosse fortifié. Point. Sans répondre, la Buse lui sourit, pas méchamment, à peine condescendante. Elle alluma sa pipe, en tira une bouffée et recracha une fumée odorante et bleutée. Elle la tendit à Polder qui commença à fumer à son tour. Cette fois Trompe-Cul vint au secours de son camarade.
-En v… vrai il a rai...raison cheffe. Le pl…plan il…Ce n’était pas aujourd’hui qu’il finirait une phrase, et le vieux soldat le coupa :
- Il ne marchera pas. La Buse se redressa souplement et se dégourdit les jambes. C’était une grande jeune femme mince aux cheveux d’un noir de jais coupés court. Elle portait un plastron en cuir noir sur lequel était embossé un rapace stylisé à quatre ailes, ainsi qu’un vieux manteau élimé d’une couleur à peu près indéfinissable. Aucun fourreau, aucun carquois, elle ne semblait pas armée. Elle fit quelques pas, tournant le dos à Polder et Trompe-Cul, se retourna puis s’accroupit face à eux.
- Désolée, le commanditaire a été clair : on ne tue pas les deux gusses à l’intérieur de la grosse carriole. Ce sont ses fils. On ne doit récupérer que les documents qu’ils transportent. Lors de la négociation, ni le capitaine, ni la Buse n’avaient posé de questions sur leur contenu. C’était une règle tacite. Un mercenaire qui en sait trop à tendance à voir son espérance de vie raccourcie drastiquement. Elle reprit :
- Donc, on peut pas y foutre le feu et les enfumer. On peut pas non plus prendre le risque d’une poursuite et qu’ils se retournent.
-Mouais…Et pour le reste ? demanda Polder en faisant passer la pipe à Trompe-Cul.
-C’était un peu plus flou concernant les gardes…
-Tt…toujours les m…les mêmes qui morflent, s’emporta le jeune caporal en rallumant la pipe.
- Y’a rien d’autre dans cette satanée carriole ? Deux rejetons d’un marchand dégénéré et une enveloppe ? Demanda Polder en croisant ses jambes étendues.
-Il a vaguement parlé d’un cadeau pour la duchesse Malemort. Dans un coffre. Auquel on ne devait pas toucher non plus. Mais j’avoue que je n’ai pas bien entendu à ce moment, rapport à une vieille blessure, répondit la Buse qui tapotait son oreille droite en arborant un sourire radieux. Trompe-Cul hocha la tête d’un air complice en plissant les yeux. Polder n’était pas encore tout à fait convaincu, mais s’apprêtait à basculer.
-Ok cheffe, mais ton plan c’est toujours un bourbier. Il avait repris la pipe et émit une grimace dégoutée en examinant le conduit humide de la bave de Trompe-Cul. Il la posa et attrapa une outre, la soupesa, comprit qu’elle était vide et la posa dépité.
-Pourquoi on les attend pas en aval ? A quatre kilomètres à peine d’ici, la route traverse une forêt de chênes. On se fait ça à l’ancienne, un bon gros tronc en travers de la piste. Haut les mains. On récupère l’enveloppe, le coffre et le tour est joué.
La Buse se redressa, alla ramasser une pomme dans un sac de jute posé au pied du bloc de granit. Elle croqua dedans, grimaça, se passa le pouce sur une de ses incisives, un geste que Polder l’avait vu faire des milliers de fois, puis répondit la bouche pleine :
-Nan, désolé Poldy, le commanditaire a insisté sur le fait que le convoi devait être arrêté dans un lieu précis : à savoir ici. Elle pointa la vallée du doigt. Je crois qu’on est chez un marchand concurrent et que notre employeur a décidé de se créer un petit casus belli pour entamer une négociation commerciale un peu hostile avec son gênant voisin. Et puis t’as le temps d’aller abattre un chêne cet après-midi ?
Trompe-Cul secoua la tête d’un air résigné :
-Touj…toujours nous qu-qu'on s’retrouve d-dans ces complots à la c-con.
La Buse reprit:
-Allez sérieusement les gars ? Vous allez faire la gueule ? Est-ce que l’un d’entre vous peut me citer, une seule fois ou un de mes plans était foireux. Elle appuya ses mots en dressant l’index de sa main droite gantée de cuir et de fer, tout en croquant sa pomme.
-La passe de Kelleburg le mois dernier, répondit immédiatement Polder. Et l’abordage de la flotte du Duc Vifpendu il y a un an…
-L…l’assaut s…sur…
-L’assaut sur la maison forte d’Eosya coupa Polder en pointant sa lieutenante de la pipe, et en énumérant de sa main gauche. La Buse se figea et renvoya un doigt accusateur vers le vieux soldat.
-Ça, c’est un coup bas Poldy ! Comment j’aurais pu savoir qu’ils s’étaient entassés à quatre-vingts dans cette petite bicoque. Elle souriait toujours.
-Toute la campagne de l’Est de l’été dernier, le contrat avec la Famille Torchecuisse qui ne pouvait pas nous payer, et cette sombre histoire de souterrain sous le temple de…
-T’es censé être de mon côté, La Sieste ! déplora la Buse en jetant le trognon de pomme à son sergent allongé dans l’herbe à peine plus loin, et dont tout le monde, comme d’habitude, pensait qu’il dormait.
- C’est parce que je le suis cheffe, que je dois vous dire que votre plan est…
Un sifflement aigu interrompit l’échange. Sombrage descendait déjà de la branche du gros chêne sur laquelle il était installé depuis plus de deux heures.
-Ils arrivent. C’était sans doute un des phrases les plus longues qu’il avait prononcé depuis que la Buse le connaissait.
Comme un seul homme, sans un mot, et avec des gestes précis et efficaces ses sous-officiers se mirent en action, toute récrimination oubliée.
Le plan était le plan et elle était leur cheffe.
Ces moments la fascineraient toujours. Ils enfourchèrent leurs montures et descendirent le versant au galop.
Globalement, tout le monde avait trouvé ça foireux.
En rampant jusqu’au talus elle se refit le déroulé de son plan. Huit hommes dans le fossé, deux troncs prêts à se glisser dans les rayons. Les roues cassent, le carrosse s’arrête. Simple. Efficace.
Rien de foireux. Les gars étaient juste un peu fatigués.
Suivi de Trompe-Cul, La Sieste et de Polder, elle traversa la route en quelques pas vifs et rejoint l’équipe dans le fossé avec leurs troncs. Sombrage était resté sur le talus, posté avec ses arbalétriers dissimulés par la végétation.
La Buse connaissait la plupart des gars du fossé, mais pas tous. Les combats de Cru-Vallon avaient clairsemé les rangs de la compagnie qui avait dû recruter. Et Cru-Vallon c’était l’œuvre du capitaine. Un vrai plan à la con.
Un peu plus loin, Dame Trésor, la vieille cantinière de la section de la Buse s’apprêtait à jouer sa partie. Elle n’était pas sans risque, elle devait faire ralentir le carrosse fortifié en se postant au milieu de la route avec une vieille charrette à main renversée. Il y avait des chances que l’attelage ne puisse, ou ne veuille pas s’arrêter. À ce compte-là il faudrait un nouveau cuistot à la section.
Mais Dame Trésor avait accepté la mission sans broncher. On disait qu’elle avait été une des Rapaces les plus intrépides dans sa jeunesse. La vieille femme vint se mettre en place aux côtés de la Buse en lui lançant un grand sourire édenté. Elle lui répondit en hochant la tête et levant le pouce fébrilement. Un doute l’étreignait doucement. C’était pas un plan à la con ? Non ?
Elle le chassa aussitôt.
Les Rapaces se taisaient, tendus. Concentrés. Même les mouches avaient compris qu’il ne fallait pas déranger.
Au loin, on commençait à entendre les sabots ferrés des deux chevaux de l’avant-garde et le grondement sourd du lourd véhicule. Ils étaient encore masqués par un coude de la route, mais le sol vibrait déjà de leur présence. L’escorte de tête apparut enfin et les dépassa sans se douter de rien.
Dame Trésor attendit un peu, puis surgit du fossé, attrapa sa charrette et la renversa au milieu de la route.
Le carrosse apparut.
C’était littéralement une forteresse sur roues, tout en bois et acier. Sur le toit, une plateforme permettait à huit défenseurs de combattre abrités par des créneaux et des panneaux de bois coulissants. A l’arrière, un hourd fendu de meurtrières. Pas moins de six chevaux tiraient le tout. Le cocher vit Dame Trésor, fit ralentir son attelage. Les défenseurs sur la plateforme braquèrent leurs arbalètes.
Soudain Polder se redressa, jura et se tournant vers la Buse dit :
-Bordel cheffe, les roues sont pleines !
-Pleines de quoi ? demanda la Buse, qui n’avait visiblement pas compris.
- Ben de bois, de fer ! Y a pas de rayons sur ces putains de roues !
Trop tard. Les hommes, bien entrainés et disciplinés, avaient basculé leurs troncs en même temps. Les fûts rebondirent sur les lourdes roues de bois cerclées de fer et le carrosse roula dessus en les écrasant. Dans un bruit d’os broyés.
Le cocher arrêta son attelage, puis comprenant la situation le fit aussitôt redémarrer.
Dame Trésor toujours au milieu de la route n’eut pas le temps de se retirer de la trajectoire, mais La Sieste plongea pour la détourner. Trop tard, ils passèrent tous deux sous l’attelage, broyés sous son poids. Comme un écho.
-Et merde, beugla Polder, on y va !
Au moment où il jaillissait du fossé, les arbalétriers de Sombrage sur le talus en face se mirent en action et abattirent les gardes sur la plateforme.
Pendant tout ce temps, mais à peine deux secondes s’étaient écoulées, la Buse était restée immobile sidérée, fixant les deux corps ensanglantés sur la route.
-Cheffe ! Cria Trompe-Cul qui perdait son bégayement dans le feu de l’action. Elle se reprit aussitôt, surgit à son tour du fossé pour se retrouver sur la route, et s’accrocha au carrosse qui passait devant elle en reprenant difficilement de la vitesse.
Elle bondit sur la plateforme. Ses mains passèrent dans son manteau, deux petites arbalètes à répétition apparurent. Et les trois derniers gardes s’effondrèrent.
Elle se retourna. Derrière, ses hommes prenaient facilement le dessus sur l’arrière-garde de l’escorte qui arrivait tout juste. À nombre égal, rares étaient les forces de l’Hinterland capables de rivaliser avec une section des Rapaces.
Elle poursuivit son chemin sur la plateforme, luttant contre le cahot de l’attelage qui avait repris sa vitesse. Elle souleva une trappe et ficha un trait dans la tête du cocher. Le carrosse commença à ralentir à nouveau.
Elle se redressa, observa les alentours rapidement. Au loin, maintenant, le combat s’achevait sur la route.
Polder et Trompe-Cul avaient réussi à garder de la discipline, aucun des Rapaces ne partit à la poursuite des gardes qui commençaient à fuir.
Déjà, Sombrage et sa section d’arbalétriers descendaient du talus et se dirigeaient vers le carrosse au pas de course.
Soudain un éclair métallique la frôla, elle dût se jeter en arrière sur la plateforme. Les deux cavaliers de l’avant garde avaient fait demi-tour et fonçaient vers le carrosse au galop.
Un second javelot se ficha dans un montant juste à sa droite. Les gardes avaient dégainé leurs épées et portaient leurs chevaux au niveau du carrosse, chacun d’un côté.
De sa position, en hauteur, elle sauta les deux pieds joints sur un des soldats. Le cheval, son cavalier et la Buse tombèrent lourdement au sol. Elle fut la plus prompte à se redresser, aidée en cela par le fait qu’elle n’était pas coincée sous un cheval de combat de six cents kilos. Elle sortit une dague de son manteau et l’œil du cavalier toujours au sol disparut.
Le second cavalier fit faire le tour du carrosse à sa monture pour attaquer la Buse, mais une flèche lui sortit par la bouche faisant voler des dents. Il tomba de son cheval qui s’immobilisa après quelques pas et entreprit de brouter un toupet d’herbe pris entre les pavés de la route.
-Merci, Sombrage pensa la Buse. Elle n’eut pas le temps de se réjouir car une flèche tirée depuis le hourd du carrosse, lui entailla le bras et une autre se planta dans la panse du premier cheval qui tentait de se relever, toujours empêtré par son cavalier mort.
La bête hennit de douleur et cabra, frappant La Buse en pleine poitrine qui fût projetée en arrière. Alors qu’elle peinait à se relever, elle vit Sombrage et ses hommes forcer les portes du carrosse et entendit des bruits de lutte, puis des râles. Elle perdit connaissance.
Le son revint avant les images. Des blessés qui se plaignent, des ordres, des rires gras. Puis de la lumière, Lune, le soigneur de la faction était penché sur elle.
Même si elle devait reconnaitre que c’était un rafistoleur de génie, elle ne pouvait pas supporter ses doigts osseux et son regard lubrique portés sur sa poitrine. Elle le repoussa et attrapa sa chemise.
-C’est bon lâche-moi toubib, je vais bien. Elle se leva difficilement et alla en direction du carrosse que les hommes, pour une raison obscure, étaient en train de désosser. Elle pénétra dans le véhicule.
-Putain ! Elle sauta du carrosse, attrapa le premier soldat qu’elle trouva et se défoula. Ce fut Gros Crâne un arbalétrier de la faction de Sombrage qui essuya la tempête.
— Bordel de merde, Crâne de Con, j’avais dit qu’on ne tuait pas les deux nobliaux ! Faites chier, tas d’abrutis !
-Ben c’est qu’ils étaient tous armés cheffe. Et on ne savait pas qui était qui, cheffe. Et Sombrage a dit que…Mais elle ne l’écoutait déjà plus.
Elle aperçut Polder, Trompe-Cul, Sombrage, en cercle autour des dépouilles désarticulées et enlacées de la Sieste et de Dame Trésor. Elle s’y dirigea d’un pas vif, toujours en colère, mais avait déjà ralenti avant de les rejoindre.
Ils restèrent quelques instants, sans un mot.
Au bout d’un moment, Trompe-Cul et Sombrage partirent, toujours muets. La Buse bourra sa pipe, l’alluma, tira quelques bouffées. Puis la tendit à Polder.
Le vétéran l’accepta sans la regarder, fuma un instant, ferma les yeux et souffla.
Il rendit sa pipe à la Buse, puis lui présenta une pelle, qu’elle prit sans non plus lever les yeux.
-C’était un plan à la con, cheffe.
Aucun reproche, aucune acrimonie. Il énonçait juste un fait.
Il lui tapota l’épaule et partit sans rien ajouter, laissant la Buse seule.
FIN

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