La Citadelle (Partie 1)

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Les jours suivants, alors que le soleil se cachait derrière des nuages de plus en plus sombres et abondants, leur progression fut plus aisée. Le sol devenait plus plat et la végétation éparse ne les ralentissait plus. Le vent qui sifflait à leurs oreilles amenait jusqu’à eux le roulement du tonnerre d’orages lointains.

Des ruines d’habitations bordaient la route, hameaux abandonnés au temps et aux pillages, vestiges du passé prospère de la région. Des inscriptions injurieuses profanaient les symboles sacrés et les ornements des cimetières, et des ordures recouvraient des statues décapitées.

Ce paysage de désolation s’étalait devant eux, alors qu’ils s’avancèrent dans les plaines d’Ezagorn. Parfois, au loin, un rayon de soleil parvenait à franchir les nuages, et venait effleurer le sol froid. Mais cette lueur était bien vite balayée par l’apathie de la région.

Galanodel désigna un point à l’horizon.

— J’aperçois des constructions au sud-est d’ici, vers les montagnes… à une vingtaine de kilomètres à peu près.

— Je ne vois rien. Tu es sûre de toi ? C’est un autre village ? demanda Ædemor.

— C’est normal que tu ne puisses regarder si loin. Seuls les Valwyns le peuvent. Et non, les bâtiments sont plus grands. Plus imposants.

— Alors ce doit être la citadelle. Nous nous rapprochons, soyons prudents.

Et comme pour répondre de cette mise en garde, le trot d’une dizaine de fantassins se fit entendre derrière eux.

— Par la Mère Montagne, heureusement, ils sont plus bruyants que visibles, soupira Yukihina.

La troupe rampa au creux d’un fossé broussailleux.

Les soldats venaient de l’ouest, et leurs armures noircies portaient les marques de combats récents, nota Ædemor en les épiant. L’un d’eux avait un bandage au bras et tenait un cheval sans cavalier par la bride.

Grum attendit qu’ils soient hors de leur vue et dit :

— Faudra que tu m’expliques pourquoi à chaque fois que tu l’ouvres tu parles de ta Mère Montagne, là. C’est quoi, un tas de cailloux sacré ?

Yukihina ignora la question, se relevant souplement du sol poussiéreux.

— Allons-y. Nous camperons ce soir aux abords de la citadelle, et nous l’explorerons demain, proposa Ædemor.

— Ils s’y dirigeaient pas, les cavaliers ? demanda Grum.

— Non, ils rentraient probablement à Malavon, répondit Galanodel, vers l’est. Nous devrions gagner ce repli montagneux, là-bas. Nous y serons à l’abri pour la nuit.

La Valwyne désigna du doigt une combe étroite séparant deux massifs sombres, distante d’une dizaine de kilomètres.

Ædemor hocha la tête et la suivit, talonné par Grum et Yukihina.

— La prochaine fois, faudra penser à prendre des montures ! On ira plus vite ! fit Grum. Je commence à en avoir plein les bottes de cet endroit ! !

— On n’avait pas les moyens d’en acheter, le corrigea Ædemor. Un chariot aurait été possible, mais pas hors du chemin. Et puis avec des chevaux, on se serait fait repérer de très loin.

La nuit tomba plus rapidement que prévu et ils durent avancer dans une obscurité grandissante. La gorge s’étirait en un défilé tortueux entre les montagnes et une pénombre menaçante y régnait. Le chant sinistre de quelques grillons s’élevait et résonnait sur les parois rocheuses nues de toute végétation. De temps à autre, des pierres roulaient le long des pentes, trahissant la présence de quelques créatures indiscrètes. Ils établirent un campement de fortune dans une cavité sous un promontoire, abritant leur feu des regards importuns. Éprouvés par leur trajet du jour, ils se restaurèrent dans un silence monacal. Galanodel se proposa de monter la garde cette nuit-là, mais malgré ses précautions, tout le monde resta sur le qui-vive et le sommeil ne fut pas vraiment réparateur.

Dans ce qui leur parut le matin, tant la grisaille atténuait la frontière entre le jour et la pénombre, ils quittèrent prestement leur bivouac. Le groupe arriva en quelques heures devant l’entrée principale de la grande citadelle de Marchwavald. La pierre de son rempart fortifié faisait front sur presque cinq cents mètres. Sa blancheur persistait, bien que le bâti soit fendu ou écroulé par maints emplacements.

À ses heures de gloire, la forteresse avait la réputation d’être imprenable ; des portes, des bastions, des fossés formaient un respectable appareil de défense. Aujourd’hui, une seule des quatre tours de guet s’élevait encore dans toute sa grandeur, malgré les lézardes et les pans de murs manquants. Les anciennes douves entourant la citadelle étaient à sec et recelaient des roches tombées mêlées à un fouillis d’ajoncs desséché. Les chaînes rongées par la rouille du pont-levis pendaient lentement dans le vide et tintaient d’une note sinistre contre la pierre.

Galanodel fit un tour rapide, risquant un regard dans la cour principale. Mais rien, pas la moindre présence.

— C’est curieux, s’étonna Ædemor à son retour. Attendez voir, je vais essayer quelque chose.

Les trois autres l’observèrent brandir le pendentif du Dracosire qu’il portait à son cou, et qu’il éleva au-dessus de lui en fermant les yeux. Ædemor se concentra et récita sa prière.

— Par la grâce de la Lumière, que les obstacles qui se dressent sur ma route me soient révélés !

— Heu… Ça va, Ed ? fit Grum.

— Oui, ne t’en fais pas. Je me suis remémoré un cantique du diacre de mon Culte. Par cette prière, il est possible de gagner l’illumination grâce à la Lumière Gardienne, afin de détecter les présences hostiles en ces lieux.

Il expliqua comment la foi pouvait servir de canal entre la puissance des dieux et les mortels.

— C’est par la croyance en leur religion que les suivants des dieux accèdent au droit d’utiliser leurs pouvoirs. Comme le soin par imposition des mains, par exemple. Les plus fervents prêtres sont capables de bien des prouesses.

— Ah ouais… Et ton dieu t’a permis de voir quelque chose ? interrogea Grum.

— Non. Mais je ne suis pas le plus zélé des clercs, alors garde ton marteau à portée de main. On ne sait jamais, relativisa Ædemor.

— Ouais ! Je vais enfin pouvoir l’essayer !

L’enthousiasme du semi-Gor mettait du baume au cœur, après ces jours passés dans ces plaines dévastées, même si cela impliquait un danger bien plus périlleux à affronter.

Ils s’avancèrent sous la porte principale de la citadelle. La herse et la porte gisaient mutilées sur le côté. Les traces de suie et les profondes marques dans la pierre témoignaient en silence de la violence des batailles.

Passé le portail, ils pénétrèrent dans la cour basse. Ici, les traces du combat étaient encore plus flagrantes. De nombreux débris métalliques dévorés par la corrosion jonchaient le sol. Les bâtiments autour d’eux semblaient avoir été soufflés par une bourrasque titanesque. La partie haute d’une des tours de flanquement gisait à terre, décapitée, au bas de son corps éventré. La caserne de la cour n’était plus qu’un amas de pierres. Le toit écroulé et les tuiles noircies ne laissaient guère de doute quant au destin tragique des malheureux piégés en dessous.

Çà et là, les emblèmes du Dracosire présents sur les façades avaient été détériorés volontairement. Même le grand symbole, qui ornait autrefois le temple siégeant au cœur de la forteresse, avait été défait de son édifice et avait été projeté avec force sur le sol, car ses restes étaient enfoncés dans un cratère dont l’impact avait soulevé et éjecté le pavage sur les côtés.

La seconde porte menant à la cour intérieure n’était plus qu’un vestige, un terrain vague de débris éclatés, offrant ses entrailles au vent des plaines. Les poternes secondaires avaient subi un sort identique, seules quelques arches noircies témoignaient de leur existence passée.

Une chaleur envahit peu à peu Ædemor. Il lui semblait se souvenir de cet endroit, sans toutefois n’y avoir jamais mis les pieds. Il humait des odeurs déjà connues et scrutait un paysage déjà familier, pourtant ce n’était ni à son flair ni à sa vue qu’appartenaient ces souvenirs. Entouré de ce paysage tragique, il se sentait empreint d’une mémoire qui n’était pas la sienne, comme un témoin étranger revivant le drame dans une ultime réminiscence.

Il se rendit compte que la chaleur qu’il ressentait s’échappait de son pendentif. Il le prit dans sa main et constata que celui-ci rayonnait d’un halo doré. Cette lueur n’était pas un reflet du soleil, elle provenait de l’intérieur.

— Regardez ! montra-t-il aux autres.

— J’savais qu’t’étais un gars brillant, Ed ! rit Grum.

— Le symbole s’est comme éveillé, on dirait, remarqua Yukihina.

— J’ai un mauvais pressentiment, s’inquiéta Ædemor. Hâtons-nous.

— Où allons-nous, d’après toi ? demanda Galanodel.

— Le temple. Ce doit forcément être au temple. Droit devant nous.

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