L'Acolyte (Partie 2)

6 minutes de lecture

À la tombée du jour, il savait que la Poterne des Tanneurs était moins surveillée que la grande porte Sud de la cité. Le soleil rasant éblouissait les soldats postés aux meurtrières, et fournissait un moyen de passage relativement sûr. Contournant les ateliers de teinture et les tanneries à l’odeur pestilentielle, le garçon pressa le pas dans une impasse servant de débarras. La Poterne des Tanneurs était tombée dans l’oubli, sauf pour les contrebandiers.

Se rendant aussi discret que possible, il se drapa dans son manteau de laine grise, rabattit sa capuche et franchit ainsi la poterne, longeant le mur d’enceinte au fond du fossé ceinturant la ville. Quelques instants plus tard, il fut à couvert sous la végétation grimpante, sur les berges du tumultueux fleuve Guenes.

De là, il lui fallut remonter jusqu’à la côte, à quelques lieues. De violentes marées avaient quasiment détruit le port d'Aldradan et alors que ses décombres devenaient envahies par la vermine, les dockers déménagèrent leurs activités sur l'autre rive. Le nouveau port de Rivguen se découpait sur l’horizon et son phare déjà illuminé annonçait la venue prochaine de la nuit. De mauvaises rencontres arrivaient souvent à ceux qui s'aventuraient au bas des murailles d’Aldradan à la nuit tombée : des animaux sauvages, de la vermine sortant des égouts, ou bien des coupe-jarrets. Il maintint son allure et longea la rive opposée au port, où quelques cahutes de marginaux de passage s'adossaient aux murailles.

Les habitants surnommaient ce lieu "la Fange". Les ruines de l’ancien phare dominaient la place, ses poutres vermoulues dépassant de sa toiture brisée, comme les arêtes d’un poisson en décomposition. La brume de mer commençait doucement à se lever, en même temps que le soleil se cachait derrière l’horizon. L’odeur de sel et d’iode mêlée à celle de la marée descendante arrivait, fraîche et moite.

Les ombres s’allongeaient et le garçon croisait la mine patibulaire de pauvres hères qu’il avait déjà rencontré. Vauriens, saltimbanques, mendiants, putains, tous croupissant dans ce quartier mal famé. Eux aussi, le connaissaient sans vraiment le connaître, puisque tout le monde se tolérait dans la Fange. Bien sûr, des comptes se réglaient violemment et des personnes disparaissaient sans laisser de traces. Mais tant que chacun s’occupait de ses affaires, rien de mauvais n’arrivait.

Le jeune homme avait traversé le quartier sans encombre. Il fit le tour des ruines du phare et frappa à la porte de chêne menant à l'intérieur. Un coup, puis trois autres, puis à nouveau un coup.

La porte s’ouvrit sur un visage familier.

— Bienvenue frère Ædemor. La Lumière Gardienne soit sur toi.

Le garçon dévisagea le personnage qui lui avait ouvert. Rond, le teint cuivré, chauve, un œil caché par un bandeau de cuir, une barbe fournie tressée et luisante de graisse, l’Undur¹ portier affichait une carrure impressionnante en dépit de sa modeste taille.

— Salut, Kharroun, et sur toi également. Tu t’es coupé la barbe, non ? dit le garçon en rentrant, d’un ton malicieux.

— Toujours le mot pour rire, Ed, grommela l’Undur. Le vicaire t’attend dans la salle commune. Ne le fait trop attendre cette fois.

Kharroun ferma la porte lentement. Les gonds s’arrêtèrent de grincer et ils se retrouvèrent dans une pénombre humide éclairée par les torches. L’accès aux étages du phare avait été scellé. Avec Kharroun comme le gardien de la porte, les possibilités d’effraction étaient minces. Ædemor s’enfonça dans l’escalier, menant à l’ancien cellier.

D'aussi loin que lui remontaient ses souvenirs, les autorités du royaume avait toujours interdit et pourchassé le Culte de la Lumière Gardienne. Ædemor n'avait connu que cette cache, mais d'après Kharroun, la garde avait déjà débusqué plusieurs fois la Lumière Gardienne. Ce fut dans la Fange, parmi les ruines et la vermine, que ses croyants se réunissaient dans le secret pour faire survivre obstinément cette religion vilipendée.

Il était de notoriété publique que l'Ordre des Quatre Lunes, le bras armé du pouvoir royal, pourchassait la Lumière Gardienne pour hérésie. Pourquoi un culte bienveillant et honorable était-il ainsi menacé ? Pourquoi les autres dieux permettaient-ils telle injustice ? Ces questions avaient taraudé Ædemor pendant ses années de noviciat, mais le silence du vicaire et du diacre fut la seule réponse qu'il obtint. Toutes les familles ont leurs secrets, après tout, s'était-il dit. Mais même si, en son for intérieur, le mystère le démangeait, il s'était réfugié dans la servitude pour ne pas risquer de perdre le peu qu'il possédait : abri et famille.

Au détour de couloirs et de portes, Ed croisa d’autres frères et sœurs partageant sa foi, affairés aux tâches quotidiennes. Il se détendit entre ces murs familiers, austères mais paisibles. Le réfectoire commençait à se remplir, quelques autres novices étaient attablés pendant que celui de corvée de cuisine remuait le contenu d’un grand fait-tout, posé au-dessus du feu de la cheminée. Une douce odeur de ragoût s’en échappait, rappelant au garçon qu’il n’avait rien dans le ventre depuis le matin. Dans le regard que lui porta le vicaire Mazaric lorsqu'il franchit le seuil de la pièce, il sut qu’il devrait attendre encore.

Mazaric lui fit signe de s’asseoir en face de lui, Ed s’exécuta en enlevant sa pelisse.

— Alors, acolyte ? Quelles nouvelles apportes-tu ?

Mazaric avait parlé doucement. Sa voix douce et feutrée était en parfaite adéquation avec son visage fin et délicat, dont la pilosité quasiment absente trahissait une ascendance valwyn² proche. Ses cheveux fins et longs descendaient en une cascade brune sur ses épaules osseuses, et un collier de pierres bleutées ornait son cou.

— L’homme appelé le Crabe a demandé les services de la Lumière pour se dégager de ceci, dit Ædemor sortant le pli de tissu emballant le pendentif doré. Il le tient pour responsable de l’assassinat de sa femme et tenait à s’en débarrasser auprès de nous. Sa femme, Jeani Luta suivait la Lumière Gardienne en secret, et avait dissimulé ce pendentif juste avant sa mort.

Le novice tendit la pendeloque à Mazaric, la posant sur la table. Le semi-Valwyn le regarda en fronçant les sourcils, froissant son visage parfaitement lisse de rides de contrariété.

— Jeani Luta... ça vous dit quelque chsoe ? demandait Ædemor.

Mazaric ne l’écoutait pas, son regard plongé dans la contemplation du pendentif. Puis, levant sa paume pour faire silence, il prit la parole.

— Le nom de cette femme m'est totalement inconnu. Elle ne devait pas être originaire d'Aldradan. Mais ceci... C’est un vieux pendentif, très vieux. Je n’en ai jamais vu de tel. C’est bien la Lumière Gardienne représentée, mais sous une forme ancienne.

Ed regarda encore la lumière se refléter sur la dorure du symbole.

— On pourrait contacter la Cour Sigillaire ou consulter les archives d’Aldradan pour savoir ce que c'est, non ?

Le vicaire croisa ses mains sur la table et soupira longuement.

— La Cour prendra ça pour du trafic d’antiquités et voudra mettre son nez dans nos affaires, quitte à faire la recherche à notre place et à en garder secret le résultat. Quant aux archives, elles sont sous bonne garde. Mettre un pied là-bas serait le chemin le plus rapide pour aller dans les geôles des Quatre Lunes. Non… Je connais bien quelqu’un qui pourrait nous aider, mais ce n’est pas sûr qu’elle veuille, ni même qu’elle soit encore en vie.

Les autres novices attablés à côté s’étaient tus, mangeant silencieusement, à l’écoute de ce que racontait le vicaire. Celui-ci fit signe au commis de lui donner deux assiettes du ragoût encore fumant. Ed commença à manger avec avidité, tandis que Mazaric reprit :

— Elle s’appelle Hérilis, Hérilis Shandrannor.

— Qui c’est ? fit Ædemor, en gobant bruyamment un navet trop cuit.

— Une amie du diacre, de la cité de Ferziliath. Une historienne, en quelque sorte. Elle pourra te dire ce qu'est ce pendentif, et...

___________________________________________________________________________________________________________ ¹ les Undurs (prononcé [oundour]) ou « pierres vivantes » sont les membres d’un peuple peu répandu à la surface d’Evalion. Ils sont trapus, robustes et ont un tempérament comparable aux montagnes dans lesquelles leurs royaumes sont creusés : inébranlables.

² les Valwyns (prononcé [valouine]) ou « lueurs du soleil » sont des créatures d’une extraordinaire grâce, habitant le monde sans en faire totalement partie. Ils vivent dans des lieux d’une beauté éthérée, au cœur d’anciennes forêts ou dans des tours scintillantes d’une lumière féerique, là où une douce musique flotte dans l’air et où de subtils effluves embaument la brise. Les Valwyns aiment la nature et la magie, l’art et l’artisanat, la musique et la poésie, et les bonnes choses de ce monde.

Annotations

Vous aimez lire Thibaud Lemaire ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0