Le Sauvage

7 minutes de lecture

Grum n’avait pas sommeil. Son œil gourmand contemplait le trophée du soir : un tonneau de bière noire de Tourbefer. La meilleure bière d'Opalys. Les Undurs des Montagnes des Précieuses et leur savoir ancestral du brassage, les arômes forts et onctueux qu’ils arrivaient à introduire, rendaient cette boisson quasiment mythique.

Les parieurs avaient tout perdu ce soir, Grum avait surpassé les pronostics dans la fosse de combats. Sans y réfléchir, il se massait les mains, rougies du sang de ceux qui avaient goûté à son fameux bourre-pif. Sa stature de colosse inspirait le respect. Lui, l’enfant des rues, le paria, le voleur, la brute, avait toujours utilisé sa rage et sa violence contre les obstacles. Ça avait plutôt bien fonctionné jusqu’à maintenant. Et puis, si jamais quelqu’un ouvrait trop sa gueule, si ses dents un peu proéminentes et sa peau grise ne plaisaient pas, un bon coup dans la tronche et tout se passait mieux.

Le demi-Gor¹ étira ses bras musculeux, couverts de cicatrices. Sur le pas de sa cabane, il fit sauter le bouchon de la barrique de bière, et la souleva du sol pour la porter à sa bouche comme un vulgaire pichet. Le plancher grinça sous le poids déplacé. La mousse coulait de part et d’autre de sa gueule grande ouverte et dégoulinait sur son gilet de cuir. Mais Grum s’en contrefichait, le monde aurait pu s’écrouler autour de lui, il buvait à grandes gorgées le divin nectar. Il reposa bruyamment le tonneau et s’essuya d’un revers du poignet, accompagnant le tout d’un rot sonore.

— Ah ! Il était pas mal celui-là ! rit-il de lui-même.

Sa voix caverneuse résonnait contre les façades vides et sombres des bâtiments alentour. Le goût vif et amer de la bière brune lui montait à la tête, et il savourait cet engourdissement avec délectation.

— Putain qu’elle est bonne ! Ha !

Enfiévré par l’alcool, il se déshabilla. L’air frais lui donna envie de se baigner dans le Guenes. L’obscurité et les courants traîtres ne lui faisaient pas peur. En fait, peu de chose l’effrayait mis à part ce qui dépassait, et ça n’arrivait vraiment pas souvent à Aldradan. Grum se jeta nu dans l’onde, sans pudeur et sans aucune considération du danger.

Il nagea quelques brassées dans les eaux noires et glacées.

— Dieu que c’est bon ! lâcha-t-il une fois à la surface.

Sa cabane dominait le fleuve, Sa masse grise se détachait à peine sur le ciel d’encre. La lueur d’une bougie dansait à l’intérieur, seul point de repère lumineux aux environs.

Il se laissait flotter sur le dos, savourant l’instant. Les bleus et les cicatrices s’endormaient peu à peu dans la froideur de l’eau, et la soirée lui revint en tête. Chaque coup donné, l’exultation, la foule autour qui l’acclamait. Il s’était senti vivant.

Évidemment, il restait le semi-Gor, celui pointé du doigt, car c’était le plus moche, celui puant le plus, ou parlant le plus mal. Il connaissait le refrain, et les années lui avaient appris comment éviter les raclées et les bastonnades organisées. Il ne rentrait plus trop souvent dans l’enceinte d’Aldradan, puisque les gardes suspicieux et les citoyens paranoïaques le désignaient d’office comme bouc émissaire. Un problème, cherchez le demi-Gor. Il avait déjà assisté au bannissement d’un autre de son espèce, sous peine de mort. Cela lui avait suffi. Grum se cantonnait à Rivguen. Il se ravitaillait auprès des camelots de la Croisée des Chemins, le grand carrefour au sud d’Aldradan, et parfois dans la Fange. Une fois, il était même allé jusqu’à…

Un heurt violent contre sa tête le tira de sa rêverie.

— Bordel, qu’est-ce que… oh ! Ça va pas, non !

Une barque dérivante avait foncé droit sur son crâne rasé, et le choc lui avait entaillé le cuir chevelu dans un bruit mat.

— Eh, tu pourrais regarder où tu vas ! Y’en a qui se baigne !

Pas de réponse. De la barque, une rame trainait dans l’eau, un bras pendait dans le vide de l’autre côté.

— Oh, ça pue l’embrouille, c’t’affaire ! dit Grum en se glissant sur le côté de l’embarcation.

Il hissa sa tête à hauteur du rebord et regarda à l’intérieur, prêt à frapper. Un jeune homme gisait inconscient, étendu sur le côté. Le sang détrempait ses chausses.

— Hé ! Tu dors ? Debout mon gars !

Toujours pas de réponse. Grum soupira et lui donna une tape sur le bras.

— Hé ! Réveille-toi ! C’est pas un endroit où dormir !

Le garçon remua un peu les lèvres, mais ne se réveilla pas. Cette fois, le demi-Gor le prit par le bras et le secoua vigoureusement.

— HO ! Remue-toi ! J’veux pas qu’un macchabée gâche ma soirée !

Cette fois, le garçon émergea en sursaut.

— Hein, quoi ? Où je suis ? Oh, vous êtes qui ?

— T’es dans une barque on dirait ! Qu’est-ce que tu fous là ? C’est pas une heure pour pêcher !

— Je pêche pas, je… ah !

La douleur lui tordait le visage. Les dents serrées, Ædemor reprit :

— On est loin de la berge ? Celle du port ?

— Non, mon gars, on est tout à côté ! Je peux monter ?

— Tant que tu veux pas m’égorger, tu peux monter.

— Ah, nan, c’est bon j’suis pas d’humeur ce soir.

Grum entreprit de monter maladroitement dans la barque, ce qui la fit fortement tanguer.

— Bon sang que ça fait mal ! mais… t’es à poil ?

— Bah ouais, j’vais pas mouiller mes frusques. Pourquoi, ça t’gêne ?

— Euh… non, non, bafouillla-t-il en détournant le regard.

— C’est quoi qu’t’as à la jambe, pourquoi on t’a planté ça ? dit Grum en désignant du menton la lame fichée dans la jambe du garçon.

— Je me suis fait… attaqué, à la Fange.

— Bah c’est sûr que c’est pas trop l’heure où tu devrais faire ton marché, hein. Tu cherches les emmerdes à te balader là-bas la nuit.

Sans autre mot, Grum se leva, empoigna le manche de la dague et tira d’un coup sec.

Tandis qu’il observait avec attention la lame ensanglantée, le garçon hurlait de douleur.

— Mais t’es complètement malade ! Ça fait un mal de chien !

— Dis donc, il s’est pas foutu de toi celui qui t’a fait ça. Elle est chouette cette dague !

— Mais, ça pisse le sang !

Aedemor plaqua les mains sur sa plaie d’où s’échappait un flot abondant de sang chaud. Il ferma les yeux, et dit :

— Lu… Lumière Gardienne, prête-moi… ta…

Grum regarda à nouveau le garçon.

— Tu parles à qui ?

— Lumière Ga… Gardienne, continua le garçon qui tentait de trouver son souffle. Accorde-moi le don de… ta grâce.

— Euh… y’a personne à part toi et moi, hein.

Grum se gratta la tête. Les eaux tranquilles autour d’eux ne trahissaient aucune présence.

— T’as pas l’air bien. T’as besoin d’un coup de main ? Faut bander ça, tu vas te vider…

— Lumière Gardienne, accorde-moi le don de ta grâce !

— Il est taré ou quoi ? Oh ! fit Grum, debout devant le garçon, agitant la main devant son visage comme pour le tirer d’un mauvais rêve.

— Lu… mière Gardienne, do-donne-moi le don de ta grâce… Je t’en conjure…

Grum entreprit de le gifler pour le calmer mais se ravisa quand une lueur blanche autour des mains d’Aedemor apparut. Ce dernier appuya ses mains sur sa cuisse blessée en ajoutant tout bas : « Puisse ta grâce me bénir. »

Ce que vit le semi-Gor le fascina. Le sang s’arrêta de couler, et la blessure se referma doucement. Le jeune homme maintint ses mains jusqu’à ce que le halo lumineux ait fini son œuvre et s’écroula une nouvelle fois inconscient.

Grum réfléchit un long moment pour comprendre ce qui venait de se passer devant lui. Il n’aimait pas trop la magie. Une fois, un combat l’avait opposé à un nobliau emplumé qui voulait s’enjailler dans les bas quartiers. Ce salaud maniait bien les sortilèges, et Grum avait bien failli perdre. Mais là, c’était différent. Le gamin se ferait crever s’il le laissait dans sa barque.

Le semi-Gor finit par hausser les épaules en maugréant, et, prenant la place du rameur, ramena la barque sur le rivage. Il porta le gamin sur l’épaule, et le déposa sur le sol de sa cabane. À la lumière de sa bougie, il reprenait des couleurs, même s’il avait l’air encore un peu faiblard.

Grum décida d’aller finir son tonneau de bière. Hors de question de le partager avec un nabot qui tenait à peine debout. Il passa le reste de la nuit à boire, content de voir que cette rencontre inopportune ne lui avait pas gâché sa soirée. Le tonneau de Tourbefer entier y passa, et il s’endormit en plein cœur de la nuit, avachi sur sa paillasse.

¹ Provenant d’une des régions les plus reculées d’Evalion dans la région de Karshai, les Gors, ou les «féroces», composent un peuple décrit comme sauvage et primitif par certains, barbare et brutal par d'autres. Ils arpentent le monde en quête d'action et d'aventures. Dotés d'un sens de l'humour qui n'appartient qu'à eux, ce sont des humanoïdes respectables tant par leur force que par leur sens de l'honneur. Le métissage arrive occasionnellement entre les humains et les Gors, sur les régions où les territoires sont partagés.

Annotations

Vous aimez lire Thibaud Lemaire ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0