La Gardienne (Partie 1)

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Au matin suivant, les trois compagnons se retrouvèrent dans la salle commune de l’auberge. La stature du semi-Gor et la présence de la Valwyne interpelaient les clients, dont les plus curieux venaient plus près échanger quelques mots. Autour circulaient rumeurs et racontars qui courraient dans la région.

Deux roturiers accoudés au comptoir en discutaient :

— Il fait pas bon aller là-bas. Même les chasseurs hésitent à gagner les plaines à l’est maintenant. On aurait vu des bêtes sauvages qui seraient plus dangereuses que les soldats de l’Empire !

— Ça et ce qui rôdent dans la forêt de Cyseam… on n’est pas sorti de l’auberge !

— Bah justement, ressers-moi un coup !

Galanodel se renfrogna. Ædemor s’en aperçut et tenta maladroitement de la rassurer, en posant sa main sur son poignet. Son regard se figea soudainement. Dans le dos de la Valwyne, la porte d’entrée s’ouvrit sur un écu arborant l’emblème de la croix dorée aux quatre lunes d’argent. Un détachement de trois chevaliers de l’Ordre des Quatre Lunes s’avançait vers le comptoir, leur mantel noir couvert de poussière, leur heaume sous le bras, et leur harnois d’acier cliquetant à chaque pas.

Leur table n’était qu’à quelques mètres, impossible de fuir ou de se cacher. Grum et Galanodel dévisageaient Ed, qui leur fit signe discrètement de faire profil bas. Le semi-Gor éprouvait des difficultés à contenir sa colère, serrant les poings jusqu’à en faire blanchir les jointures de ses doigts.

— Bien le bonjour mes seigneurs ! Quel bon vent amène les Quatre Lunes dans mon modeste établissement ? s’empressa le tenancier d’une intonation anxieuse.

— Du vin, pour mes compagnons et moi, lança une voix de femme.

Ædemor l’avait prise pour un homme, tant sa stature, sa cuirasse et sa coiffure gommaient toute trace de féminité. Elle s’assit sur un tabouret, accoudée au bar.

— Voilà, ma Dame, répondit nerveusement l’aubergiste.

Les trois chevaliers burent d’un trait les hauts verres remplis devant eux.

— Un poulet rôti également et… parle-moi des rumeurs de ta cité, ajouta la chevalière en détachant chaque syllabe.

Elle posa ostensiblement une pièce d’argent sur le comptoir. Le tenancier héla un serveur qui courut en cuisine rapporter un plat fumant.

— Vous savez, il se passe pas grand-chose par chez nous, ma Dame. La vie est tranquille à Ferziliath, pour sûr.

— Ce n’est pas ce que j’ai entendu. Vous avez des ennuis avec l’Empire, dit-elle en arrachant une cuisse juteuse après s’être débarrassée de son gantelet ferré. Il paraîtrait même que c’est à cause de rats qui se cacheraient entre vos murs.

L’assemblée fit silence. Tous savaient pourquoi ils étaient là. Ils traquaient les hérétiques au-delà des frontières du royaume de Lerminon. Ædemor serra les dents. La peur le fit presque suffoquer.

— Il n’y a personne de ce genre ici, ma Dame ! Mon établissement est aussi propre qu’un derrière de Valwyn !

Ignorant les dires de l’aubergiste, un chevalier enchaîna :

— Si vous ne nous indiquez pas où se cachent les rats, nous les trouverons nous-mêmes. Après tout, on est là pour vous aider.

— Tu parles !

Une voix indistincte s’était levée. La chevalière bondit de son siège et irradia la salle de son regard courroucé en criant :

— Qui a dit ça ?

Les deux autres chevaliers s’étaient retournés sur leur tabouret, mâchant nonchalamment leur repas. Ædemor baissa les yeux, tétanisé.

— Qui a dit ça ? répéta-t-elle. Quel est le lâche se cachant parmi vous qui n’assume pas sa propre bêtise ?

Elle passa derrière la table des trois compagnons afin de trouver l’auteur de la remarque acerbe. Son pied heurta la jambe que tendit Grum à son passage et elle s’affala brutalement par terre. Un rire à l’unisson parcourut la taverne, qui fut interrompu lorsqu’une fois relevée, la dame sortit la lame de son fourreau et la pointa sous la gorge du semi-Gor. Ædemor retint sa respiration.

— Un Gor ! Non, pire… un hybride bâtard ! Non seulement tu es laid, mais en plus tu es stupide ! Les cafards de ton espèce ne méritent que le fer ou la corde !

— Il suffit, dame Brynoron !

Une silhouette se dessinait dans l’embrasure de la porte d’entrée. L’un des sergents de la garde de Ferziliath s’avança d’un air sévère et reprit :

— Vous n’avez pas autorité pour faire vous-même la loi dans le royaume d’Eaudormante ! Votre Ordre ne saurait désobéir à notre couronne !

— Peuh ! J’avais oublié qu’ici on traitait les animaux comme des humains, lui cracha-t-elle.

— Gardez votre arme au fourreau, chevalière. Ce n’est pas à vous de faire justice.

Grum leva les mains tandis qu’elle rengaina sa lame d’un air mauvais. Il ajouta d’un ton goguenard :

— J’y suis pour rien si le sol est glissant, moi !

La chevalière le gifla d’un violent revers. Grum se redressa, suivi de près par Galanodel et Ædemor. Il avait agi instinctivement, mais son réflexe le mettait dans une position qui le terrifiait. Son cœur voulait s’échapper de sa poitrine.

— Oh ? On n’est pas content ? On va régler ça dehors ? dit un autre chevalier qui s’était avancé vers eux.

— Je me vois dans l’obligation de vous demander de partir, chevaliers. Ou vous croupirez dans les geôles quelques nuitées pour trouble de l’ordre public, Quatre Lunes ou pas.

Trois autres gardes avaient rejoint le sergent. Dame Brynoron plissa les yeux, et aboya :

— Élazare, Artaud, on lève le camp.

Les trois cavaliers ramassèrent leurs effets, l’un d’eux fit choir le plat encore chaud à terre. Les sentinelles s’écartèrent pour leur permettre de sortir. La chevalière se planta devant le sergent et lui asséna :

— Des lâches et des bêtes. Voilà pourquoi, quand votre pauvre petit royaume viendra mendier de l’aide au nôtre, vous pourrez crever la gueule ouverte.

Le sergent serra les dents et la laissa passer sans dire un mot. La porte claqua et l’on entendit un tonnerre de sabots sur le pavé, s’éloignant peu à peu. La tension de la salle s’évanouit, et les discussions reprirent avec animation. Ædemor se rassit, les jambes flageolantes. Grum et Galanodel l’imitèrent quand le sergent dispersa ses hommes et s’approcha de la tablée.

— Vous devriez faire attention, mettre en colère ces nobles aurait pu vous coûter la vie. Mais je ne vous connais pas, vous êtes arrivés récemment ?

— Deux jours, affirma Ædemor. J’espère que mon compagnon ne vous aura pas causé de tracas avec l’Ordre des Quatre Lunes.

Grum se massa la joue en grognant.

— Pas plus que je n’en ai déjà, répondit le soldat. Ils ont une tendance au zèle qui génère plus de problèmes qu’ils n’en résolvent. Navré de cet incident. Profitez de votre séjour à Ferziliath.

Après un bref salut, le sergent tourna les talons et retourna à sa ronde au-dehors. Galanodel le regarda s’éloigner et rabroua le semi-Gor.

— Ton geste était idiot. La situation aurait pu dégénérer. J’espère qu’ils vont quitter la cité rapidement, que nous n’ayons pas à les recroiser aujourd’hui.

— Rho, ça va, hein ! soupira Grum.

Ædemor se pencha et ramassa le colifichet de son compagnon, arraché à sa cheville par la chute de la chevalière.

— Tiens, ton porte-bonheur. Essaie de ne pas le perdre, il a l’air de fonctionner, dit-il chaleureusement.

Galanodel contempla le colosse le lacer au bas de son mollet musculeux. Dans son regard, Ædemor lut une étrange émotion, teintée de tristesse.

— Qu’est-ce qu’il se passe, Gal ? lui demanda-t-il.

Galanodel se reprit immédiatement.

— Rien, juste une petite fatigue passagère, coupa-t-elle. Nous devrions explorer la cité avant la nuit, vous ne pensez pas ?

Ils partirent au zénith du soleil, baignés de la douce chaleur d’un été tardif sur le pavement de la rue. L’ambiance tranquille de la cité prospère tranchait avec l’angoisse qui étreignait Ædemor depuis l’apparition des chevaliers des Quatre Lunes. La menace l’affolait au point qu’il dût se retourner fréquemment pour vérifier les alentours.

Contrairement à Rivguen, le port de Ferziliath était plus vaste et plus ordonné. Galères marchandes, navires de transport et nefs de combat étaient abrités de la houle par une jetée artificielle et circulaient dans les chenaux jusqu’à la sortie en mer ou remontaient l’Eldenore. À cette heure de la journée sur les quais, le marché de produits frais laissait place aux brocanteurs et aux épiciers, sous la surveillance des oiseaux côtiers dont les cris couvraient l’ambiance.

Dares, la lune bleue, était sur le point de se coucher, reflet pâle sur l’océan. Galanodel se repéra grâce à elle et aiguilla leurs recherches sur un quartier situé un peu à l’écart du port. Les maisons y paraissaient plus anciennes et moins entretenues qu’ailleurs. Nombre de fenêtres condamnées rendaient les habitations aveugles et sur le parvis, de pauvres hères mendiaient dans leurs propres immondices.

Galanodel releva la tête, regardant le ciel.

— Sans Lok pour nous guider, je ne peux pas m’orienter plus précisément.

Elle pointa du doigt le palais royal dont les deux tours s’élançaient vers les nuages.

— Les tours sont là. Lok doit se lever plus tard de l’autre côté, au-dessus des murailles situées au sud. Quand elle finira sa course vers le milieu de la nuit, elle devrait passer entre les deux tours du palais. Nous n’aurons qu’à nous positionner correctement à ce moment-là.

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