La Disciple (Partie 1)

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Au petit matin, ils reprirent la route. Les verdoyantes plaines de l’Eldenore s’étendaient jusqu’au pied des reliefs qui pointaient loin au sud. Ils empruntèrent un sentier ondulant dans les replis du fleuve, suffisamment élevé pour garder une vue dégagée sur l’horizon et assez proche de l’eau pour entendre sa fraîche mélodie. Sur les flots, des navires marchands naviguaient paresseusement vers Ferziliath.

La carrure de lutteur de Grum lui donnait une endurance lui permettant d’interminables marches et peu de repos. Galanodel ne semblait pas souffrir de la chaleur ni de la longueur du trajet, malgré son épais mantel et son capuchon. Le climat de la région se réchauffait à l’intérieur des terres. Le vent côtier avait laissé place à une légère brise. Harnaché dans sa nouvelle armure dont les écailles rutilaient au soleil, Ædemor pâtissait davantage de la température que du poids de l’équipement. Il acceptait volontiers cet inconfort, éprouvant pour la première fois la fierté de porter les couleurs de sa foi.

Dominant le chemin, une chapelle de bois et de pierre s’élevait sur un tumulus. Le chevalier reconnut le symbole ornant le clocheton : un astre solaire au beau visage féminin, entouré d’une couronne de cheveux blonds. Telantes, la Dame aux Cheveux d’Or, déesse de la lumière et de l’espoir. L’humble bâtisse était déserte, et Ædemor proposa d’y faire une halte. Galanodel et Grum convinrent de s’y diriger, mais préférèrent rester au-dehors pour se restaurer.

La porte donnait sur un intérieur dépouillé, illuminé par les seuls rayons du soleil filtrés par les vitraux dorés. Une allée centrale, encadrée de rangées de bancs en bois, s’ouvrait sur un autel surplombé d’une sculpture du symbole de la déesse. L’air de la chapelle était immobile et empreint de solennité.

Une ombre passa derrière l’autel, faisant sursauter Ædemor. Le bruit de pas l’accompagnant claquait sur le sol dallé, jusqu’au moment où la silhouette traversa un rai de lumière. La main sur le pommeau de son épée, le chevalier lança :

— Qui va là ?

Ædemor se rendit compte qu’il ne s’agissait que d’une enfant : sa tête n’arrivait guère plus haut que le bord de l’autel. Cependant, son frêle aspect contrastait avec la maturité des traits de son visage et de sa posture. Elle l’examinait avec attention, s’arrêtant avec intérêt sur les ornements de son armure.

— Je peux vous aider ? demanda Ædemor, la mâchoire crispée.

— Je recherche la… lumière, répondit-elle d’une voix claire.

Son opalien¹ était fluide, mais elle avait une façon subtile de détacher les syllabes en enrobant les mots sur sa langue.

— Vous êtes dans une chapelle de Telantes, vous êtes au bon endroit pour la trouver, enchaîna Ædemor.

Il attendit une réaction de la part de l’étrangère, la détaillant avec plus de précision. Un accoutrement très épuré, un pantalon large et une tunique terne sans manches, une ample ceinture jaune, des sandales et des bracelets de cuir. Des traits fins et sévères, des yeux en amande, un nez plat et étroit et des lèvres fournies et bien dessinées. Ses cheveux brun-gris attachés en chignon laissaient libres quelques mèches lui arrivant au menton.

— Je me nomme Yukihina, disciple de la Voie de l’Onde. Je viens de Kor Temenenki, à Karshai.

Karshai… Ædemor avait déjà entendu parler de ce continent lointain, par delà les Eaux Chuchotantes, de l’autre côté du Maelström. Un endroit mystérieux dont les légendes couvraient les pages de nombreux ouvrages.

— Mon maître a disparu, reprit Yukihina. Il est parti de la cité-sanctuaire avec un étranger, qui « suivait la lumière ». J’ai eu une vision. Il lui est arrivé malheur. Je dois le retrouver.

— Et vous estimez que cette lumière est Telantes ? supposa Ædemor.

— Je ne sais pas. À Lacasar, des religieux m’ont parlé de cette chapelle, dédiée à un champion de Telantes. J’ai pensé qu’il me fallait venir voir, mais je ne suis pas plus avancée. Et vous, faites-vous ici ?

Un frisson parcourut l’échine d’Ædemor. Son histoire paraissait plausible et son ton ne trahissait aucune malveillance, mais le chevalier se méfia.

— Je fais une pause sur la route, avec mes compagnons. Je souhaitais en profiter pour rendre hommage à la Dame aux Cheveux d’Or.

— Vous la connaissez bien ?

Ædemor fronça les sourcils et garda le silence.

— Pardonnez-moi, je ne voulais pas vous importuner, s’excusa-t-elle. Je vous laisse.

Elle salua brièvement le chevalier qui la regarda s’éloigner, contournant les bancs pour traverser la chapelle et emprunter la sortie. Un court instant après, Grum apparut dans l’embrasure et lança :

— Ed, y’a une gamine qui s’est barrée de la maison ! Tout va bien de ton côté ?

— Tout va bien, Grum, le rassura Ædemor. Ce n’était pas une gamine, mais une femme de Karshai. Enfin, c'était ses mots. Mieux vaut la garder à l’œil si on la recroise. J’ai menti sur notre présence ici, mais je ne suis pas sûr qu’elle ait été dupe.

Le jeune homme s’en retourna à l’autel, devant lequel il s’agenouilla. Il déposa son épée à ses pieds et récita une litanie silencieuse :

Telantes, déesse de la lumière, pardonne-moi si je ne me présente pas devant toi pour te révérer. Il n’existe plus de lieux où je peux implorer mon dieu. Je m’en remets à toi, qui partages les mêmes valeurs que Lui, et à ta bienveillance, pour Lui adresser ma prière. J’espère que dans ton infinie bonté, tu comprendras. Tyasimar, protecteur de la vérité, écoute ton serviteur. Guide ma main afin que je puisse surmonter les épreuves. Guide mon esprit pour illuminer les ténèbres. Je te supplie avec humilité, ô Lumière Gardienne.

Seuls le souffle du vent et la rumeur des grillons brisèrent le silence de la chapelle. Ædemor se releva, et se dirigea vers le dehors. Il regarda une dernière fois l’autel qui plongeait dans l’obscurité dans la lumière du crépuscule, puis referma la porte. Galanodel et Grum étaient en contrebas, affairés à pêcher le prochain repas dans un repli calme de l’Eldenore.

Autour du feu établi au bas du tumulus, ce soir-là, ils discutèrent de la rencontre dans la chapelle.

— C’est quoi Talwin, c’est comme Valwyn ? chuchota Grum à Galanodel.

— C’est Talwen, tala. Non, c’est différent, lui répondit-elle. J’ai entendu dire des choses sur les Talwens de Karshai, mais je n’en ai jamais croisé. De mémoire, ils sont de petite taille et ce sont des ascètes qui se battent à mains nues et recherchent continuellement la perfection de leur corps et de leur esprit.

— T’as appris ça où, toi ?

— Ce n’est pas la première fois que je sors de Cyseam, gros malin.

— Demain, nous arriverons à Lacasar, trancha Ædemor. Nous la recroiserons peut-être. Il nous faudra être vigilants et nous ravitailler du nécessaire pour le restant du voyage, tout en attirant le moins possible l’attention.

Sa rencontre avec la Talwene avait ravivé la crainte qu’il avait éprouvée à Ferziliath. Il avait beau se dire que la menace était différente, il n’en réussissait pas pour autant à s’en convaincre. La nuit passa, mais le doute persista jusqu’au lendemain.

Le jour suivant, ils parcoururent sans encombre la distance les séparant de Lacasar, prenant le temps de jouir de la tranquillité et de la générosité de la nature environnante. Puis ils virent la modeste cité se découper à quelques kilomètres de là sur le vallon herbeux. Ceinturée par une épaisse palissade de bois adossée à un fossé, Lacasar profitait d’un méandre de l’Eldenore pour prospérer. Une fumée grise s’élevait de nombreux foyers, enveloppant la bourgade dans un nuage évanescent. La lueur de torches commençait à scintiller dans l’enceinte de la ville, annonçant la venue prochaine de la nuit. Le soleil était déjà sous l’horizon alors qu’ils se présentèrent devant la porte principale.

— Qui va là ? claironna un garde, du haut de son poste de guet.

— Bonsoir, engagea Ædemor. Nous cherchons le gîte et le couvert pour la soirée.

Un judas s’ouvrit, laissant place à un vigile suspicieux observant les trois compagnons tour à tour.

— Un homme, une Valwyne et un Gor ? C’est pas banal, s’étonna-t-il.

— Semi-Gor, s’te plaît, fit Grum d’un œil mauvais.

— On vient de fermer le portail, les échoppes sont closes et le bourgmestre n’est pas disponible, annonça le guetteur du mirador. Qu’est-ce qui vous amène à Lacasar à une heure pareille ?

— Nous ne sommes là ni pour le bourgmestre ni pour les boutiques, reprit Ædemor. Nous marchons sur la route depuis deux jours et nous souhaiterions simplement dormir sous un toit ce soir. On peut quand même rentrer ?

— Vous savez, moi j’dois poser des questions à partir de la nuit tombée, répondit le garde du judas en ouvrant la porte. On dit qu’il y a de drôles de bêtes dans le coin. Gardez les armes au fourreau et ça se passera bien pour vous.

— Ben moi j’ai pas de fourreau, alors j’fais comment ? ricana Grum.

— Tu rentres et tu fais pas le malin, d’accord ? On t’a à l’œil de toute façon, lança la sentinelle du poste de guet d’un ton acerbe.

Grum haussa les épaules. Il suivit Ædemor et Galanodel à travers l’embrasure, et arriva derrière eux sur l’avenue principale de Lacasar. La cité se répartissait de manière presque circulaire autour du manoir du bourgmestre, sur la place centrale.

Tout autour, des habitations d’un ou deux étages tout au plus, s’entassaient le long des rues et des ruelles. Dans les allées étroites, le linge séchait entre les façades. Aux fenêtres, des personnes allumaient chandelles et lanternes. Les gens étaient affairés à rentrer chez eux, trouver leur logis et leur repas chaud.

Un garde en faction leur indiqua l’hostellerie la plus proche, se situant en face du manoir de la cité. L’enseigne de bois verni à l’insigne d’un hibou bleu leur donna l’impression d’un établissement de qualité.

— L’auberge du Duc Nocturne, quel joli nom ! pensa Galanodel tout haut.

— Il est vrai que ça renvoie une image plaisante, reconnut Ædemor.

— Boh ! Ma taverne préférée à Aldradan, comment elle s’appelait déjà… ah ouais, « l’Abreuvoir du Rat Glouton ». Mais bon… elle a fermé y’a un bail maintenant, fit Grum en soupirant.

— On se demande bien pourquoi ! plaisanta le chevalier.

¹l’opalien est la langue commune parlée sur le continent d’Opalys. Elle a été répandue par les humains et adoptée par tous les peuples.du continent.

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