Le Rêve (Partie 2)

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Le soir, ils se restaurèrent de leurs provisions, car le gibier était devenu rare sur ces territoires. Tandis que Yukihina faisait son habituelle méditation, Ædemor se retira au détour d’une petite butte, et mit le genou à terre. Il prit la position qu’il avait lors de son adoubement à Ferziliath : une paume levée vers le ciel, et l’autre main sur son cœur, enserrant son pendentif. Il ferma les yeux et dit à voix basse :

— Lumière Gardienne… Tyasimar, je me tourne vers toi pour affronter mes peurs. Laisse-moi m’inspirer de toi. Je m’approche du danger, je le sens. Je ne dois pas faillir. Accorde-moi le don de ta grâce. Je te le demande humblement, moi, ton serviteur.

Ædemor n’avait pas prié depuis leur arrivée à Lacasar. Plus les jours passaient, plus un vide s’installait en lui, que rien n’avait pu combler jusqu’à aujourd’hui. Il s’était senti affreusement vulnérable, faible, ses jambes se dérobant, chutant encore et encore dans la poussière. La peur du danger grandissait en lui comme ils se rapprochaient de leur objectif. Mais ce soir, devant le feu, alors que tous gardaient le silence en mangeant leur maigre souper, Ædemor avait remarqué que son pendentif était sale et négligé, et cette simple observation l’avait mis face au manquement à son devoir. Il avait eu honte de ne pas avoir révéré cette Lumière qui pourtant lui avait sauvé la vie quelques octaves auparavant, dans une barque sur le Guenes. Il reprit avec un peu plus de ferveur :

— Je Te supplie de me pardonner, je ne me sens pas digne de Ta Lumière. Je ferai en sorte de me montrer tel que Tu veux que je sois, désormais.

— Le danger n’est pas encore survenu que déjà tu doutes de toi, Ædemor ?

Il sursauta. La voix provenait de partout à la fois. Pourtant, seul le bruit du vent courrait sur la campagne.

Un éclair aveugla Ædemor et celui-ci fut projeté en arrière. Quand il rouvrit les yeux, il n’était plus dans les plaines d’Ezagorn, mais étendu sur le sol dallé d’une gigantesque salle. Une nef s’élevait très haut au-dessus de lui, et il ne distinguait pas les murs qui l’entouraient tant la pièce avait l’air immense. Une odeur d’encens et de safran flottait autour de lui. Sentant une présence derrière lui, il se retourna et se trouva aux pieds d’une colossale statue qui n’aurait pas pu rentrer dans le palais d’Aldradan. Il reconnut le reptile dont il avait rêvé quelques nuits auparavant, et s’aperçut de sa méprise.

Taillé d’un seul bloc dans une pose rugissante, il possédait une gueule hérissée de crocs, des crêtes cervicales symétriques, des cornes recourbées et lisses à l’arrière de son crâne, et des yeux obliques et bridés. Ses larges ailes évoquaient la nageoire des raies abyssales et parcouraient toute la longueur de son corps jusqu’à la pointe de sa queue serpentine. Aucun doute n’était possible, il s’agissait d’un dragon. Un halo éclatant en émanait.

— Où suis-je ? fit Ædemor.

— Tu es dans mon domaine, Chevalier Errant.

La voix était la même que dans lors de sa prière. Grande et grave, elle s’élevait et résonnait dans l’écho infini de cette cathédrale spirituelle.

— Tu sais qui je suis, n’est-ce pas ?

— Vous êtes Tyasimar ! s’écria Ædemor en tombant à genoux devant la statue. Que puis-je faire pour Vous servir, Seigneur Dragon ?

— Tu me sers déjà, enfant. Tu as prononcé de puissants vœux. Plus que de simples mots, ce sont des invocations. Tu as le droit de douter, car tu n’as jamais vraiment cru.

— Mais je suis la Lumière Gardienne depuis…

— Oui, tu la suis. Je le lis dans ton cœur. Cependant, tu te caches derrière ses préceptes sans pour autant les embrasser.

— J’ai toujours été fidèle à la Lumière…

L’éclat provenant de la statue s’intensifia, et devint comme un feu brûlant irradiant de chaleur le visage d’Ædemor. Le chevalier abrita ses yeux derrière sa main.

— À qui mens-tu, enfant ? À ton dieu, ou à toi-même ?

La voix n’était pas menaçante, mais la lumière redoubla de puissance. Une douleur cuisante parcourait sa peau exposée à ce soleil incandescent. Aveuglé, Ædemor ne comprenait pas.

— Je te le demande, à qui as-tu réellement été fidèle, enfant ?

Ædemor se protégeait les yeux, mais le tourment était insoutenable. Son cri se répercuta contre la voûte de ce temple d’outre-monde.

Il revoyait Aldradan, la Fange, le Culte de la Lumière Gardienne. Lui qui n’avait jamais été qu’acolyte, et qui n’avait jamais espéré être plus que cela.

Tout à coup, la brûlure s’arrêta, et la lueur redevint supportable. Ædemor revint à lui.

— Je… ne comprends pas. Je suis un fidèle acolyte de la Lumière Gar…

Le flamboiement reprit de plus belle, le renversant et incendiant tout son être de douleur.

Il se contorsionnait, cherchant en vain une position dans laquelle échapper à la torture. Le temps s’étira indéfiniment. Sa peau lui parut cuire, sa chair calciner. Son corps ne fut plus que souffrance. Puis la lumière s’estompa, et ce fut à nouveau le silence.

— À qui es-tu fidèle, Ædemor Cerenias ?

— À… à moi-même.

Il se releva et marqua une longue pause, réalisant ses propres paroles. La brûlure disparut. Il reprit, assis sur le sol, les larmes aux yeux :

— J’ai… j’ai toujours eu peur. Peur de tout. Peur de perdre le peu que j’avais. Je suis resté caché… derrière les principes de la Lumière. Sans jamais y croire. Je les ai utilisés pour me protéger. Mais… je ne veux plus avoir peur. C’est juste que… je n’y parviens pas.

Le visage baissé, Ædemor parlait d’un ton accablé par le remords. La voix caverneuse de Tyasimar se fit douce :

— Tu n’y arriveras pas seul, enfant. Débarrasse-toi de tes doutes. Embrasse la Lumière, et je serai à jamais avec toi. La Lumière transcende tout.

Ædemor redressa la tête devant la statue impérieuse.

— Que dois-je faire, Tyasimar ?

— Embrasse la lumière, enfant. Embrase ta foi.

Se relevant, Ædemor ouvrit les bras et ferma les yeux, tandis qu’autour de lui une clarté toute-puissante inondait les lieux.

— La Lumière transcende tout…

— Tu crois qu’il va se réveiller un jour ? demanda Grum.

— Je ne sais pas. Mais tant qu’il est en vie, on ne peut pas le laisser ici, lui répondit Galanodel.

— C’est long…

— J’ai déjà vu des maîtres à Kor Temenenki sortir de leur transe au bout d’un mois, ajouta la Talwene. L’esprit est capable de miracles sur le corps.

Yukihina était assise en tailleur, les yeux clos. Elle les ouvrit alors qu’Ædemor commença à bouger.

— Que… que se passe-t-il ? Où suis-je ? dit-il d’une voix pâteuse après une quinte de toux.

— Grum t’a récupéré l’autre soir, tu gisais inconscient et agité, lui répondit la Valwyne.

— Ouais, j’voulais t’réveiller avec une mandale, mais elles m’ont pas permis !

— Je suis resté dans cet étant combien de temps ? s’enquit Ædemor.

— Trois jours et deux nuits, l’informa Galanodel. D’ailleurs, nous avons eu de la visite. Une patrouille de soldats impériaux sur la route. Heureusement, Grum a eu la bonne idée de te bâillonner, tu criais dans ton sommeil. Je ne pense pas qu’ils nous aient vus.

Le crépuscule tombait sur eux. Le feu crépitait déjà et l’odeur de ragoût chaud s’élevait doucement.

— Tu nous expliques, peut-être, Ed ? demanda Galanodel.

— Je… c’est difficile à dire. Je crois que j’ai besoin de réfléchir.

— Bah, c’est à propos de la Lumière et du Dracosire, tout ça ? Tu nous donneras les détails plus tard, convint Grum.

Ædemor regarda le semi-Gor avec reconnaissance, l’esprit embrumé et épuisé. Avait-il réellement parlé à son dieu ? Tyasimar serait bien à ses côtés désormais ? Il mangea avidement et tomba dans un profond sommeil avant d’avoir pu trouver la réponse à ces questions.

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