La Chasseresse (Partie 2)

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Un buisson derrière eux s’écarta, puis une silhouette se matérialisa. Elle ondulait dans un manteau dont le tissu se confondait avec la végétation, tantôt couleur feuille tantôt couleur écorce, silencieusement, sans même le bruissement feutré du vêtement. Une main délicate se dégagea et releva la capuche qui masquait son visage.

Celle qui les dévisageait était de toute évidence une Valwyne, nota Ædemor. Elle possédait des traits remarquablement fins et délicats, encadrés par une coiffure simple et élégante constituée de tresses et de mèches nouées et rassemblées derrière son cou. La pâleur argentée de ses cheveux faisait ressortir l’étrange couleur violacée de ses yeux mi-clos. Sous son manteau, elle portait une tunique et des chausses de cuir végétal aux teintes sobres, ainsi que des bottes hautes. Sa tenue dissimulait son corps, ce qui la rendait quasiment invisible dans la forêt.

Elle dévisageait sévèrement Grum tout en encochant lentement une deuxième flèche sans le quitter du regard.

— Vous êtes une Valwyne ?

Ædemor balbutiait tant il était désarçonné par la beauté étrange de l’archère.

— Étonnamment perspicace, tala. Ne bougez pas.

— Nous… nous n’avons pas d’arme. Nous ne vous voulons aucun mal. Regardez.

Il se releva et fit un tour sur lui-même les mains en l’air.

— Arrête de gesticuler… lui fit Grum. Bon, qu’est-ce que tu veux gamine ? On va pas y passer la nuit !

Le regard de la Valwyne passa d’Ædemor à Grum, semblant les sonder pour évaluer la menace qu’ils constituaient.

Un hurlement glaçant se fit alors entendre non loin d’eux. Un loup de toute évidence. Mais son cri n’avait rien de normal, il résonnait comme une souffrance, écho d’une maladie rongeant sa voix en une toux écorchée.

La Valwyne fit volte-face :

— Un loup d’ombre ! Cachez-vous !

Devant l’incompréhension de Grum et d’Ædemor, elle visa une masse en mouvement qui courait vers eux. La flèche décochée sembla toucher son but, car la bête jappa d’une voix distordue et étouffée par un infect gargouillis. La forme poursuivit sa course, haletant bruyamment et bifurquant derrière les buissons, puis revint à la charge. Une odeur de fauve et de pourriture envahissait la zone. Esquivant encore un tir, la bête parut se dissoudre dans les ombres. Un bruissement de feuilles trahit sa course, et elle réapparut au détour d’un arbre mourant. Le loup chargea à nouveau dans un grognement féroce et rauque. L’archère lui décocha une seconde flèche puis se plaqua vivement au sol, quand le loup lui fonça dessus.

Ædemor le vit enfin quand il sauta dans sa direction. Un grand loup noir, d’une maigreur cadavérique. Son pelage dans un état lamentable, clairsemé pelait par endroit. La peau ainsi mise à nue était écorchée et noire, suintant d’une substance épaisse et sombre. Une oreille pendait à côté de sa gueule écumante, à moitié arrachée. Mais le plus terrifiant était son regard, vide de toute conscience, animé par une rage qui n’avait plus rien de naturel.

L’apparence décharnée paralysa d’effroi Ædemor. Le monstre profita de ce moment d’hésitation pour bondir. Ce fut à ce moment que Grum s’interposa et l’agrippa en plein vol. Emportée dans un roulé-boulé de crocs et de griffes, la bête se contorsionnait pour se libérer de son étreinte.

— Ha, saloperie ! éructa Grum.

Il le saisit par les pattes arrière et le projeta sur un arbre mort. L’animal s’empala sur des branches brisées dans un bruit de chairs déchirées. N’importe quelle autre bête aurait été tuée sur le coup, mais, piégée par les pieux, celle-ci se débattait encore pour se libérer. Grum se releva et s’approcha d’elle en s’essuyant le coin de la bouche d’un revers de poignet.

— Alors, mon beau, t’es pas content ? Allez, couché mon beau !

Il joignit alors ses poings et cogna violemment sur la tête de la créature qui jappa de rage. Un craquement encouragea Grum à recommencer. La Valwyne s’était relevée et assistait à la scène, prête à décocher une autre flèche. Lorsque le semi-Gor frappa à nouveau, le crâne du fauve explosa comme un fruit pourri. Son corps tressauta quelques instants, puis s’immobilisa définitivement.

— Merci Grum… mais… qu’est-ce que c’était que ça ? demanda prudemment Ædemor.

— Un loup mort, maintenant, voilà ce que c’est ! Haha, c’que j’lui ai mis ! fanfaronna Grum en lui donnant une tape dans le dos.

La Valwyne s’était approchée de la carcasse. Elle soupira, et confia :

— C’est un loup corrompu, un loup d’ombre. Il n’aurait jamais dû venir jusqu’ici.

— Corrompu ? Par quoi ? demanda Grum.

— Le cœur de la forêt est devenu sauvage, mauvais. Les créatures qui y vivaient autrefois deviennent comme ce loup.

La Valwyne parlait doucement, et sa voix était teintée de tristesse et de fatigue. Elle reprit :

— Que cherchiez-vous en ces lieux ?

— Un endroit où s’abriter et de quoi se restaurer, si possible.

La Valwyne haussa les épaules.

— Dans ce cas, venez avec moi, partagez mon repas et mon feu. Vous me raconterez votre histoire, je ne doute pas qu’elle sera passionnante.

Elle ne paraissait pas menaçante. Grum et Ædemor se regardèrent, et lui emboîtèrent le pas. Elle avait une démarche fluide et calme, comme celle d’une panthère à l’affût. Arrivée la première au campement, elle défit son manteau et l’étala par terre, s’asseyant près du foyer sur une pierre plate. Elle fit signe à ses invités de se joindre à elle.

— Il reste du melena, du ragoût de fruit d’harpecorne. Ce n’est peut-être pas à votre goût, mais ça contentera votre appétit.

— T’as pas d’la viande ? demanda Grum.

— À part celle du loup dont vous avez abrégé la souffrance, non.

Grum maugréa, pendant qu’Ædemor, poussé par la faim, s’approcha du feu. La Valwyne lui montra un bol en bois et il se servit une portion généreuse du plat à l’odeur sucrée et herbeuse.

— Qu’est-ce qui vous amène réellement en ces lieux ? reprit la Valwyne.

— Ta maman t’a pas dit qu’c’était pas poli de pas se présenter avant de poser des questions aux autres ? l’interrompit Grum en râlant.

La Valwyne marqua un long silence et dévisagea Grum. Son regard parcourut la silhouette du semi-Gor. Elle observa attentivement les griffures profondes qu’avait laissées le loup d’ombre et s’arrêta un instant sur sa cheville droite, laquelle était ornée d’un bracelet de perles de bois peintes. Elle fronça les sourcils et reprit, troublée :

— Je me nomme Galanodel. Je suis à Valwyn de l’Arbre-Soleil.

Tandis qu’elle parlait, elle continuait de fixer le bracelet de perles de Grum. Ædemor regardait son visage désormais éclairé par le feu de camp. Il ne connaissait pas les critères de l’esthétique valwyne, mais pour un humain, elle était d’une beauté irréelle. Les s se reflétaient dans ce qui semblait être de petites écailles argentées, derrière sa mâchoire délicate et à la racine de son cou. Elle possédait les mêmes formes sur les poignets.

— T’aimes bien ? s’amusa Grum en montrant le colifichet à sa cheville.

— Je… non pas vraiment, bredouilla Galanodel, troublée. Où avez-vous eu ceci ?

— J’sais pas. J’l’ai toujours eu avec moi. On m’a dit que ça m’avait porté chance jusqu’à maintenant, alors j’ai continué à le porter. Ah, au fait, j’m’appelle Grum. Et lui c’est…

— Ædemor Cerenias. Et merci pour le repas et le feu.

— Eh, mais tu m’en as laissé j’espère !

— Tu voulais pas de la viande ?

— Bah, pour cette fois ça ira ! Fais voir ton bol !

Et Grum lui prit le bol des mains, se servant à son tour une portion de ragoût. Galanodel les observait en silence, songeuse.

— On vient d’Aldradan. On aimerait… enfin… Je dois aller à Ferziliath, au sud. Je dois y trouver quelqu’un, précisa Ædemor.

— Ferziliath ? La cité au bord de l’eau ? demanda Galanodel.

— Oui, je pense que c’est ça.

— Alors vous devriez dormir, vous reposer. La nuit est encore longue et une longue route vous attend demain.

— Et toi, tu dors pas ? demanda Grum.

— Je dois m’assurer qu’il n’y a pas d’autres loups d’ombre dans les environs. Mais je vous surveillerai, ne vous inquiétez pas.

— Bah, c’est quand même moi qui l’ai eu, ton loulou de tout à l’heure !

— Sans vous, je l’aurai aussi « eu », comme vous dites. Plus proprement, certainement.

— Hey, cocotte, on peut se tutoyer aussi, hein, gloussa Grum en lui adressant un clin d’œil.

Galanodel soupira et se leva, se drapant dans son manteau.

— Dormez, maintenant.

Et elle partit, les ténèbres de la forêt l’avalèrent sans un bruit. Autour d’eux, le chuchotis nocturne des bois s’éleva : oiseaux de nuit, grillons, bruits d’écorces et de feuilles chantaient à l’unisson.

Grum et Ædemor se regardèrent, encore interloqués par les évènements récents.

— Demain, on sort de cette forêt, et on se barre loin. J’l’aime pas trop cette petite.

— Je ne sais pas trop quoi penser d’elle. C’est quoi ce bracelet au fait ?

— Ça ? J’sais pas trop. Ça devait appartenir à ma famille.

Grum raconta qu’il ignorait tout de ses origines. Recueilli par des marchands puis vendu à des esclavagistes, il devint lutteur dans les arènes clandestines du royaume. Le semi-Gor finit par gagner sa liberté en usant de sa force et de sa férocité. Aucun des semi-Gors qu’il rencontra dans sa vie ne connaissait la provenance de ces perles de bois.

— J’l’aime bien. C’est un peu mon p’tit grigri à moi, ajouta-t-il en tripotant le bijou.

Ædemor soupira. Il se sentit plus proche de Grum qu’il ne l’avait pensé. Aucun des deux n’avait ni famille ni véritable foyer.

— Dors en premier, si tu veux. Je te préviendrai s’il y a du grabuge, assura le jeune homme.

— Il n’y aura de grabuge que si vous continuez à attirer l’attention sur vous avec vos discussions interminables, résonna la voix de Galanodel derrière un bosquet broussailleux.

— Bah t’es pas partie surveiller les loups, toi ? maugréa Grum.

— M’assurer qu’il n’y a pas de loups n’exclut pas le fait de vous surveiller vous aussi, tala. La confiance est un luxe que je ne peux pas m’offrir, en ces temps troublés.

— Peuh ! Comme elle se la joue, Ed. T’as vu ?

— Laisse tomber, Grum. Dors, je veille.

Ils s’étendirent près du feu, et la nuit s’étendit sur eux.

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