Le Passage (Partie 2)

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Les îles de Karanaï se tenaient un peu plus loin, hauts pitons rocheux redoutablement escarpés. Recouvertes de végétation dense par endroit, leurs sommets les plus élevés se noyaient dans les nuages amenant le crépuscule. Tel un chapelet granitique, cet archipel sauvage s’étalait en une dizaine d’atolls, allant du gros récif à l’immense pilier de pierre.

Dangereux, isolé, inaccessible, le repaire parfait pour un dragon, se dit Ædemor.

Ils patientèrent plusieurs heures dans le silence de la fin du jour. Plusieurs marées se succédèrent et ils conclurent sans surprise que les possibilités pour rejoindre l’archipel étaient minces. Les îlots les plus proches ne les protègeraient pas, mais seul le grand promontoire rocheux situé plus loin leur procurerait un abri sûr et une étape vers les autres îles.

Le départ fut décidé pour le lendemain, dès le début du premier reflux. Il leur faudrait aller bon train, suivre le retrait de la mer et éviter le piège d’être cerné par l’eau. L’objectif observé paraissait hors de portée, mais Ædemor estima qu’il serait possible de marcher une quinzaine de kilomètres avant d’être inquiétés.

Ils bivouaquèrent ainsi, au bord de la Mer Cendrée, abrités sous un bloc de roche creusé par le vent et l’eau. La lueur du feu donnait des couleurs aux lichens le couvrant et emplissait les visages des trois compagnons d’un peu de chaleur.

L’absence de Grum pesait lourd dans le cœur d’Ædemor. Il ne se souvenait plus depuis combien de jours ils cheminaient ensemble. Le temps s’était étiré dès lors que le pendentif de Tyasimar fut en sa possession. Galanodel semblait effondrée, ses iris violets perdus dans la danse des flammes mourantes. Yukihina s’était réfugiée dans ses méditations, assise en tailleur à même le sol.

— Comment arrives-tu à dormir, Yukihina ? demanda Ædemor.

Interrompue dans sa réflexion, Yukihina posa un regard bienveillant sur le jeune homme.

— Je ne ferme pas les yeux avant d’avoir fait la paix avec moi-même. Dans mes contemplations, je m’identifie à la Mère Montagne. Ce que je fais aujourd’hui fait rouler les roches qui provoquent d’autres éboulements. C’est ainsi. J’accueille mes actes de la même façon que leurs conséquences.

— Tu ne te juges jamais ?

— Ce n’est pas à moi de le faire. Je fais mon possible, avec mon bagage personnel. Je déplace des montagnes si je dois le faire. Il y a des réussites ou des leçons. Je purifie mon âme et mon esprit de tout ce qui est superflu et je tâche de vivre en accord avec le présent que j’ai bâti.

Ædemor marqua une pause, assimilant ces réflexions.

— Et pour Grum ?

Yukihina lui lança un drôle d’air, comme si elle s’attendait à la question.

— Il a fait son choix. Je n’ai pas plus à en dire que toi.

Galanodel la regarda à son tour, puis s’adossa à la paroi lisse du rocher, rabattant sa cape sur ses jambes. La brise de terre s’était levée et apportait la froide rumeur des plaines de l’est. Ædemor frissonna et se rapprocha du foyer pour l’attiser un peu. Il ferma les yeux, pensant que cette nuit allait probablement être plus glaciale pour son ami semi-Gor.

L’obscurité s’effilocha dans la lumière renaissante, s’attardant dans l’ombre des griffes rocailleuses de la plage. Le feu était mort depuis longtemps quand chacun ouvrit l’œil, l’esprit morne et triste de la perte de la veille.

Galanodel fut la première à se lever pour scruter les eaux. Par chance, la marée n’était pas haute et il leur restait encore quelques instants pour se préparer à courir.

L’idée de rejoindre les îles à pied, fût-elle la seule issue envisageable, paraissait à Ædemor de plus en plus risquée, voire insensée. Mais cette pensée fut balayée lorsque, du haut de son perchoir, Galanodel fit signe à ses deux compagnons de se taire.

Un détachement de cavaliers de l’Empire parcourait la crête montagneuse à quelques kilomètres à l’ouest de leur position.

Impossible qu’ils aient vu notre feu d’hier, se dit Ædemor. Comment ont-ils pu retrouver nos traces ?

Yukihina leur indiqua que la marée allait décroître. La troupe impériale bifurqua dans leur direction. Le temps n’était plus aux questionnements et aux suppositions. Le moment était venu pour eux de courir pour leurs vies.

La mer commença à fuir devant eux alors qu’ils s’élançaient à toutes jambes en direction du promontoire. Le sable mou et gorgé d’eau émettait des gargouillis sous leurs pas pressés. Des crabes dérangés par les importuns s’enfuirent en claudiquant, tandis que leurs cachettes étaient mises à nu.

Ils avancèrent ainsi, Galanodel en tête, puis Yukihina et Ædemor. Ils traversèrent la baie en haletant, la mer leur dessinait la voie au fur et à mesure de leur progression. Plusieurs fois, le sol s’enfonça plus qu’attendu et obligea la compagnie à faire un détour, par crainte de tomber dans des sables mouvants. La perte de temps qu’engendrait chaque détour pesait chaque fois un peu plus sur le groupe, car l’eau fuyait loin devant eux.

Derrière eux, des clameurs montèrent du rivage. Les cavaliers de l’Empire les avaient remarqués poursuivre le reflux maritime et leur coupaient la possibilité de revenir sur leurs pas.

Ils vont rapporter notre position à Zenyassa, pensa Ædemor. Si nous échouons à regagner les îles de Karanaï, nous serons à nouveau capturés. Et cette fois, nous n’aurons sûrement pas autant de chance.

Leur objectif se dressait désormais à cinq ou six kilomètres. Leurs pas s’enfonçaient un peu plus à chaque instant et cette cavalcade les éreintait, particulièrement Ædemor qui souffrait des privations et des mauvais traitements. L’eau les rejoignit, sans crier gare. L’effroi les gagna simultanément et ils se ruèrent à corps perdu dans une course effrénée, donnant leurs dernières forces dans leur élan.

— Allez ! On peut y arriver ! cria Galanodel.

Ædemor avança à vive allure, mais se faisait rapidement semer par les deux femmes. La distance lui parut infranchissable, tant l’onde revenait vite. Déjà, elle couvrait le haut de ses chevilles, et sa montée ne ralentissait pas. Un goût de sel prononcé inonda sa bouche lorsqu’il trébucha la première fois et tomba. Se relevant péniblement, il poursuivit sa traversée.

Yukihina avait réussi la première, se révélant plus leste que la Valwyne, elle atteint le rocher sec avant même que la mer ne vienne en lécher les contours. Ædemor était encore loin quand Galanodel arriva elle aussi sur le promontoire. Immergé jusqu’à la taille, il devait lutter contre un courant qui le repoussait vers la plage. L’eau continuait de monter, et son angoisse de croître. Au loin, Galanodel et Yukihina l’enjoignaient de persévérer et criaient des encouragements masqués par le clapotis sonore de la marée. Chaque pas se faisait plus lourd, plus fatigant. Il sentit son cœur battre à en sortir de sa poitrine, le sang lui martela les tempes comme le heurtoir d’une porte. L’eau rentra dans ses yeux, son nez, ses oreilles, de sorte qu’il ne perçut plus que le bruit et le goût de la mer, tout le reste devenant flou et salé.

Ædemor se débattit tant qu’il pouvait, avec toute la force qu’il possédait. Hélas, vague après vague, ses pas se firent de plomb. La mer refermait lentement son piège sur lui et il comprit que son étreinte allait lui être fatale.

Alors que son corps disparaissait sous les flots, Ædemor sentit l’onde se rabattre une dernière fois sur lui, l’avalant entièrement et l’attirant dans son sein. L’eau et le sable emplirent sa bouche et il suffoqua, tandis que ses mains tendues accrochèrent quelques débris flottants. Il sombra dans l’inconscience, hébété comme un lièvre étouffant dans un collet.

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