Le Père (Partie 1)

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…tendez ? Réveil…

Des sons lui parvinrent, lointains, diffus. Il ne saisit pas qu’on lui parlait ni ce qu’on lui disait.

… Allez ! …rochez-vous !

Sa conscience lui échappa et il dériva dans cet espace entre rêve et réalité, sans sentir ni ressentir.

… encore une fois ! Allez ! Réveillez…

Peu à peu, le sens de tout ceci se dessina. Quelqu’un criait, quelqu’un voulait quelque chose de lui.

Bonté divine, il va lâcher ! Recommencez !

Le goût du sel revint violemment dans sa bouche, puis inonda ses amygdales et ses narines. Son esprit, glacé par ce liquide reflué de son corps, émergea. Il perçut les mots plus clairement et comprit ce qui lui arrivait.

Il vomit l’eau contenue dans ses poumons. La douleur était pareille à des griffures acidulées à chaque quinte de toux. La sensation de centaines d’aiguilles chauffées à blanc éperonna son crâne. Il ouvrit enfin les yeux.

Ædemor était couché par terre, au milieu de ses régurgitations, nu et gelé. Son corps le fit souffrir comme s’il avait été brisé. Il revint peu à peu à lui, porta son regard trouble aux alentours sans pouvoir bouger ses membres éreintés.

Il reposait sur un sol de dalles taillées, ornées de décorations peintes aux couleurs vives.

— Suis-je mort ? lança-t-il avec une voix cassée.

– Non. Mais vous vous en êtes tiré de peu.

Ce n’était ni l’intonation de Galanodel ni celle de Yukihina. Elle était bien trop claire et mélodieuse pour appartenir à Grum. Il songea à un retour de Pyrkaia, mais cette voix n’affichait pas la même suffisance ni cette malveillance à peine masquée qui la caractérisait. Il ne parvint pas à bouger pour en connaître la provenance et sombra dans l’inconscience avant d’avoir pu en apprendre davantage.

Sa pensée dériva. Dans ses délires, il vit Grum, les berges de la mer Cendrée, les rires des novices du Culte, le soleil sur son visage. Il ressentit le massacre des siens à Aldradan. Il vécut la mort de Mazaric cette funeste nuit. Il retourna à Marchwavald, dans le tombeau souterrain où l’Esprit Gardien rendit son dernier souffle.

Tout se mélangea et tout se confondit en une masse informe d’images superposées, de souvenirs égarés, de sentiments ressurgissant du passé. Dans ses songes, tout n’était que fracas d’acier et giclées de sang. Il se vit mourir cent fois sous les coups innombrables de ses ennemis et il les fit mordre la poussière l’instant d’après, détruits par sa toute-puissance. Le chaos régnait dans son esprit.

Ædemor ouvrit enfin les yeux. La clarté de la salle provenait d’un puits de lumière creusé dans la roche. Elle inondait la grande pièce dans laquelle il se trouvait et mettait en valeur le raffinement de la décoration. Il était étendu dans un magnifique lit à baldaquin, taillé dans un bois étrangement pâle et scintillant, dont les volutes et les arabesques sculptées ornaient le cadre et le pourtour. Des draps de soie immaculée le couvraient et lui donnaient l’impression de nager dans une mer de nuages.

Il se leva d’un pas hésitant et constata que la longue tunique qu’il portait était du même tissu que le couchage. Il déambula dans la chambre et observa ce qui l’entourait.

Ici et là, des étagères étaient garnies de livres aux reliures argentées rédigés dans un langage inconnu. De nombreux rouleaux de vélin précieux étaient également entreposés sur des présentoirs de bois flotté. L’épée qu’il avait emportée de Malavon reposait sur un râtelier. S’attendant à y voir la morsure de la rouille après son séjour dans la mer, il fut surpris de retrouver sa possession encore plus apprêtée et entretenue que jamais. Le lustre de la lame était flamboyant, Ædemor pouvait y apercevoir son visage.

— Vous semblez avoir meilleure mine que lorsqu’on vous a repêché.

Il n’avait pas entendu celle qui s’avançait vers lui. Sa voix chaude et suave chantonnait les mots plus qu’elle ne les prononçait.

— Comment vous sentez-vous ?

Elle s’approcha de lui et afficha un sourire bienveillant. Une légère brise émanait d’elle et amenait avec elle le parfum frais du lys et du citron.

— Je vais bien, je crois. Où suis-je ?

— Vous êtes sur la plus grande des îles de Karanaï, le Colosse Gris. Nous sommes le second Viden de Penoron, de l’an de grâce mille deux cent douze de l’Arche de Torn selon le calendrier d’Ilensir.

Elle détachait chaque syllabe avec une élégance remarquable. Ædemor détaillait du regard la beauté qui émanait de chacun de ses gestes.

— Comment…

— Nos Charkars vous ont sauvé. Faire le pari de traverser la baie à sec était audacieux de votre part. Et pour devancer votre prochaine question, je suis Chremata.

Chremata… l’un des deux dragons d’argent ? Nous avons donc réussi à rejoindre leur repaire ? pensa Ædemor.

Avant qu’il ne pût réfléchir davantage, elle lui prit le bras doucement, comme un enfant égaré qu’elle ramena vers le lit. Elle avait le visage allongé, les pommettes saillantes, les yeux en amande d’un bleu turquoise pénétrant, une taille et un port de tête lui donnaient l’allure des reines des légendes contées dans les livres d’histoire. Elle portait une tiare d’argent qui ornait la cascade de ses cheveux aux boucles couleur de glace.

Mais le plus dur à soutenir était son regard. Dans ce bleu inimaginable se reflétaient compassion et bienveillance, mêlées à une redoutable force.

— Prenez le temps. Je vais prévenir vos amies que vous êtes réveillé.

Il se laissa guider et s’assit. Son corps réclamait le repos, même si quantité de questions tourbillonnaient dans sa tête. Chremata se tourna vers la sortie et s’éloigna.

Ædemor, sous le coup de sa fatigue, repensa à son visage dans son esprit une fois qu’elle fut partie. Il n’entendit pas Galanodel et Yukihina rentrer tant il était encore sous le charme de la dragonne d’argent.

— Ed ! Je suis tellement contente de te revoir ! J’ai bien cru que nous t’avions perdu…

Galanodel se jeta sur lui et l’étreignit avec force. D’ordinaire peu encline à se dévoiler ainsi, elle laissait désormais libre cours à ses émotions. Sa chaleur apaisa le chevalier fourbu. De son côté, Yukihina se tint juste derrière elle et afficha un visage qui dissimulait difficilement son bonheur. Les observer toutes les deux emplit le cœur d’Ædemor de joie.

— Gal, Yuki, content de voir que vous vous en êtes tirées vous aussi, dit-il d’une voix pâteuse. Que s’est-il passé là-bas ?

— Tu as disparu sous la marée alors que tu te rapprochais de nous. J’ai tenté de te ramener, mais le flot t’avait emmené trop loin. Et après, elle nous a piégés sur le récif où nous étions.

— Et puis des Charkars nous ont encerclés. Ils nous ont forcés à nous jeter à l’eau et nous ont guidés jusqu’à une entrée secrète de l’île. J’ai cru plusieurs fois que nous allions mourir noyées nous aussi, ajouta Yukihina. Ils nagent prodigieusement vite.

— Nous nous sommes reposées dans les cavernes souterraines et Chremata est venue nous avertir de ta présence, ici. Mais c’est mon p… c’est Argyros qui t’a sauvé.

Ces derniers mots firent revenir Ædemor à la réalité : ils étaient dans la demeure du père de Galanodel. Il put lire l’inquiétude sur le visage de la Valwyne. Celle-ci la balaya d’une mine résolue et ajouta :

— Habille-toi. Je pense qu’il voudra te rencontrer et qu’il sait pourquoi nous sommes ici.

La moniale se leva à ces mots et sortit à sa suite au-dehors de la pièce. À nouveau seul dans la chambre, Ædemor enfila les vêtements mis à sa disposition : une chainse et des braies de soie blanche, une tunique de lin cendrée, ainsi qu’un gambison d’un tissu dont il ne connaissait pas l’origine, noir d’encre aux reflets bleu nuit.

Il ceint son baudrier et son fourreau, y logeant la lame nouvellement affûtée et plaça sur ses épaules une pelisse pourpre en laine. Il souleva l’épais rideau qui le séparait de l’extérieur.

La splendeur éclatante qui l’accueillit derrière l’éblouit pendant plusieurs instants. Ses yeux s’habituèrent à la vive lumière et tout autour de lui se dévoilait le sommet du Colosse Gris. Un jardin luxuriant s’étendait dans une vaste cour, où des fontaines chantaient de concert avec des oiseaux sauvages au plumage exotique. De nombreuses colonnes de pierre s’élevaient, délimitant des allées baignées de soleil. Derrière lui, d’autres cavernes étaient nichées dans la paroi, fermées par un simple rideau.

À l’ombre d’une pergola sur laquelle grimpait un rosier odorant, Yukihina et Galanodel attendaient en silence leur compagnon. Le détail ne lui avait alors pas sauté aux yeux, mais elles avaient bénéficié du même traitement de faveur que lui. L’habit de Yukihina semblait neuve et d’une couleur tirant légèrement sur le rouge, tandis que Galanodel avait troqué sa tenue de voyage contre une tunique émeraude aux reflets sombres.

En avançant vers elles, le chevalier se rendit compte qu’ils n’étaient pas seuls. Des créatures arpentaient discrètement les lieux, les surveillant de leur étrange regard fixe. Ressemblants au mélange entre un poisson carnassier et un humain, ils avaient la peau verdâtre, les mains et les pieds palmés et une queue courte. Une petite lumière insectoïde bleutée voletait auprès de chacun d’eux, comme une luciole autour d’une bougie.

L’un d’eux le dévisageait de ses gros yeux noirs et luisants. Ædemor le salua brièvement quand il constata avec effroi que sa gueule était pleine de dents acérées.

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