Le Père (Partie 2)

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— Ne vous en faites pas, comme tous les siens présents sur le Colosse Gris, ce Charkar n’est pas agressif. Il n’hésitera pas à se défendre, mais vous n’avez aucune raison de vouloir vérifier, n’est-ce pas ?

Ædemor reconnut la voix tout de suite. Comme la première fois, Chremata s’était glissée derrière lui sans bruit et l’avait charmé de ses mots. Il dut fournir un effort pour ne pas en paraître troublé.

— Je les pensais tous sauvages et prédateurs…

— La plupart le sont, mais ils sont aussi d’une loyauté sans faille. Il s’avère qu’aux pieds du Colosse s’étale une de leur modeste colonie sous-marine. Nous avons facilement pu trouver un accord afin d’éviter des conflits et des pertes inutiles.

Galanodel et Yukihina avaient entendu la discussion et les rejoignirent. La Valwyne s’aperçut de la fascination qu’exerçait Chremata sur Ædemor et en fut contrariée. Une pointe de jalousie vint empourprer son visage.

— Ils veillent à nous prévenir des intrusions et à éloigner l’Empire de Malavon et nous préservons leurs couvées en retour.

— Des protégés, ou des otages ?

Yukihina avait parlé, ses yeux noirs durement braqués sur son interlocutrice.

— Ne vous méprenez pas. Les colonies charkares sont toutes en lutte les unes contre les autres pour la suprématie d’un domaine de l’océan. Celle qui git sous les flots aurait été rasée depuis bien longtemps sans notre intervention. Voyez cela comme un accord bénéfique pour les deux parties.

L’air autour d’eux était agréablement frais sans être froid, légèrement teinté de fragrances de jasmin et de chèvrefeuille et au goût prononcé d’iode rappelant la proximité de la mer.

— La raison de votre visite ne souffre pas d’attente, cependant je souhaiterais lever le doute quant à mes inclinations.

Chremata s’était interrompue pour parler en direction de Galanodel. La douceur qui émanait jusqu’alors de son regard couleur glacier se figea. Galanodel la fixa alors à son tour, Ædemor lut l’incertitude dans ses prunelles violettes.

— Je sais qui vous êtes, Valwyne, ce que vous représentez pour lui. Mais je tiens à vous mettre en garde. Votre mère a brisé son cœur et je ne vous laisserai pas faire de même.

Avant même que Galanodel ne puisse répondre, Chremata lui tourna le dos dans le bruissement de soie de sa robe et s’éloigna vers un large escalier s’élevant aux terrasses supérieures. Elle ajouta :

— Je vais mander votre père, Argyros, le Ver d’Argent, la Sagesse du Colosse…

Elle marqua une pause, et acheva d’une expression glaciale :

— … mon époux.

Tandis que Chremata montait les marches, Ædemor et Yukihina se retournèrent vers Galanodel.

— Je sais… c’est compliqué. Quoi qu’il en soit, à quelle occasion aurais-je pu vous l’expliquer ? dédramatisa-t-elle.

— Il va falloir nous éclaircir quand même, Gal, dit Ædemor d’une voix sourde.

— Assez de secrets, renchérit Yukihina.

La Valwyne inspira profondément, puis son visage se voila d’un masque douloureux lorsqu’elle prit la parole.

— Je ne suis pas venue au monde à Reamwen. Je suis née à Mythlalian, dans une lointaine contrée dont je n’ai de souvenirs qu’à travers les chansons de ma mère, Caelynn. Elle était promise à l’Orateur de la Lune d’Argent de Mythlalian. Mais c’est d’Argyros qu’elle s’éprit et je suis le fruit de leur amour interdit. Nous fûmes bannis et Argyros l’emmena jusqu’à Reamwen où il savait que d’autres Valwyns pourraient nous recueillir. Ce qu’il ne savait pas, c’est que l’Arbre Soleil lui-même choisirait ma mère comme Oratrice. Elle dut se résoudre à obéir cette fois à son peuple et Argyros fut sommé de partir. Nous n’entendîmes plus jamais parler de lui et ma mère prit pour époux un autre Valwyn, Tralamin, avec lequel elle eut un fils, mon demi-frère Theren.

— N’as-tu jamais cherché à voir ton père ?

— Je n’y suis jamais parvenue. J’ai su qu’il avait participé à la bataille des Dracosires, mais j’ai perdu sa trace jusqu’à aujourd’hui.

— Laconique et dépourvu d’émotions. J’imaginais des retrouvailles plus chaleureuses, ma chère fille.

La voix provenait du sommet des escaliers. Puissante et profonde, elle retentissait entre les parois de granite de la cour, comme le tonnerre d’un orage d’hiver.

Se tenant sur un balcon les surplombant, apprêté comme un seigneur dans une longue robe blanche aux parures dorées, le crâne aussi glabre qu’était fournie sa barbe nacrée, un homme à la haute taille et à la carrure charpentée les toisait d’un regard doux et teinté de tristesse. Chremata était à ses côtés et lui prenait la main comme pour qu’il ne lui échappe pas. De l’autre, il agrippait un grand bâton d’albâtre, dont la tête s’ornait d’un joyau turquoise.

Argyros embrassait des yeux sa fille qui lui revenait enfin en ce jour.

La terrasse supérieure où il l’attendait était une vaste plateforme dégagée sur un horizon parsemé de nuages bas. À l’instar de la cour d’où ils provenaient, les trois compagnons se trouvèrent entourés de colonnes de pierre blanche, disposées en cercle autour d’un gigantesque pilier de glace bleutée.

Le maître des lieux les avait rejoints au bras de sa compagne. Une aura impérieuse émanait de leurs êtres. Ædemor ne put s’empêcher de baisser la tête à leur approche, imité de près par Yukihina. Seule Galanodel faisait l’affront de dévisager pour la première fois depuis plus de cent ans celui qui avait aimé sa mère, cherchant quelques parts d’elle-même dans ce regard sans âge qui la scrutait.

Plusieurs instants passèrent ainsi, suspendus dans le temps. Même Chremata hésita, avant de finalement dire :

— Nous savons pourquoi vous êtes ici et qui vous êtes. Nous nous doutions qu’un jour, ce moment arriverait.

— Je suis Ædemor Cerenias, chevalier du Dracosire. Mes compagnons de route sont Yukihina, de Karshai, et…

— Galanodel, fille de l’Oratrice de l’Arbre Soleil, coupa Argyros d’une voix tremblante. Ma fille, laisse-moi te regarder.

Chremata se cramponna au bras de son mari, une ride barrant son front. Galanodel se tétanisa. Elle se trouvait devant son père qu’elle avait tant de fois recherché et ne savait plus comment réagir. Son visage figé trahissait l’ambivalence de ses émotions, puis elle articula froidement :

— Tu nous as abandonnés. Ma mère est morte, Cyseam agonise et tu n’as jamais levé le petit doigt. Donne-nous la Perle, dis-nous comment la détruire et je partirai d’ici.

— Galanodel, tu peux me détester. Ta mère a fait son choix et je n’ai pu que le respecter.

— Mais tu aurais pu revenir ! Tu aurais pu nous sauver de ces monstres qui ont massacré les miens !

Elle lui avait répondu sur un ton enflammé, provoquant l’ire subite de sa compagne.

— Vous ne savez rien de lui ! Tout ce qu’il a fait, il l’a fait pour vous et votre mère ! Si la Perle de Sang est encore ici, c’est parce qu’il a décidé de lier sa vie à elle ! Il ne peut plus s’en éloigner sans la révéler !

Galanodel fut prise de court.

— Quoi ? Mais ça ne nous a pas protégés ! Les Valwyns se meurent ! La forêt se meurt ! Ne croyez-vous pas qu’avec votre aide nous aurions pu changer la donne ?

— Assez… Assez, Galanodel.

Argyros avait prononcé le nom de sa fille avec une douceur infinie qui éteignit immédiatement la colère autour de lui.

— Galanodel, regarde-moi, ma fille. Le sang des dragons coule dans mes veines. Mon rôle est de garder la Perle de Sang et de la soustraire aux yeux de nos ennemis. Ta mère a été choisie pour veiller sur les siens comme j’ai été choisi pour veiller sur tous les opaliens. Le sacrifice des Valwyns est une balafre dans mon cœur, mais il est un moindre mal en comparaison de la souffrance que pourrait répandre Morgastar.

Il marqua une pause et s’avança vers elle en tendant la main.

— Pardonne-moi ma fille. Lorsque je te regarde, c’est ta mère que je vois. Je l’aimais tout comme je t’aime, plus que la vie elle-même. Nous ne pouvons pas changer le passé et nous ne pouvons pas nous y accrocher. Tu ne dois pas laisser ces sentiments te hanter. Laisse-les s’effacer.

Une larme argentée roulait sur la joue de Galanodel. Ædemor et Yukihina l’observaient et le jeune homme fut envieux de cette famille qui lui restait, à laquelle pourtant elle ne parvenait pas à pardonner. Elle ne prit pas la main de son père et celui-ci en eut l’air blessé.

— Ma Dame, sire, nous venons détruire la Perle de Sang. Je ne sais même pas si cela est possible, mais nous devons tout mettre en œuvre pour éviter le retour de Morgastar, reprit Ædemor.

— Depuis si longtemps, je l’ai enfermée dans ce pilier de glace. Chremata et moi veillons à ce qu’elle reste silencieuse aux oreilles de nos ennemis, en retenant la corruption qui en émane, lui répondit Argyros.

Ils se dirigèrent vers le pilier en question. Haut de plusieurs dizaines de mètres, dégageant une énergie quasiment palpable qui absorbait la chaleur ambiante, l’imposant édifice était constitué d’une glace surnaturelle, d’un bleu lumineux qui se confondait avec le ciel dans lequel il plongeait. Cette même lumière fonçait en son cœur, jusqu’à disparaître en un point obscur.

L’épicentre des ténèbres… C’est la Perle, pensa Ædemor.

— Les Perles de Sang sont indestructibles. Celle-ci ne fait pas exception. Nous avons tout tenté sur elle, mon époux et moi-même. La seule chose que nous avons pu voir à travers elle, c’est qu’une autre Perle fut trouvée dans Cyseam, il y a de cela des années, ajouta Chremata.

Galanodel releva brusquement la tête.

— Oui, l’autre Perle pourrait être à l’origine du phénomène qui a chassé les vôtres de chez vous et qui a engendré ce dépérissement que vous nommez le Déclin, continua la dragonne d’argent.

— Ce serait ce qui aurait perverti le Cœur de Reamwen ? hoqueta Galanodel. Mais dans quel but ?

— L’origine de Reamwen se perd dans les brumes du temps, mais sa force, détournée par le pouvoir des Perles en son sein, donnerait l’impulsion magique nécessaire à l’ouverture du portail, répondit Argyros.

— … comme avait procédé Thylran Thalore, votre ancêtre, finit Chremata.

Ædemor et Yukihina se regardèrent, les yeux agrandis d’incompréhension.

— Attendez, vous pouvez m’expliquer là ? interrompit le chevalier.

— C’est curieux, vous ne connaissez pas l’histoire de la naissance de la puissance divine de votre dieu ?

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