Le Portail (Partie 3)

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Le bruit des lames qui s’entrechoquent et l’impact des flèches dans la chair se firent entendre. L’Empire se battait face aux Valwyns dans une lutte farouche. Dans cette forêt, la discipline impériale n’était d’aucune utilité. Les formations tactiques étaient supplantées par l’adresse et la vivacité des Valwyns. Même inférieurs en nombre, ils réussirent une percée dans les rangs impériaux. Seul le souffle acide et rougeoyant d’un des dragons noirs brisa leur assaut. Les soldats adverses purent alors préparer la contre-offensive.

Ædemor sentit Zenyassa s’agiter dans son dos. De son poignard, elle lui entailla profondément le bras, d’où émergea un filet écarlate. Elle le jeta violemment en avant, et il chut à plat ventre. La Draconnienne brandit sa lame et incanta un sombre sortilège, déchaînant la puissance de sa magie à partir du sang du jeune homme. Ædemor aperçut les traits du visage de l’Exécutrice déformés par l’effort. Faisant appel à tout son pouvoir, elle dressa une barrière intangible autour du cercle rituel.

Souillé de cendre et engourdi par l’effroi, Ædemor tenta de s’extirper hors de portée de la sorcière. Il était inquiet pour Galanodel et voulut revenir auprès d’elle afin de s’assurer qu’elle était en vie. Un gigantesque dragon noir surgit alors du ciel dans un cri rauque. Il s’agrippa au tronc de Reamwen, au-dessus du portail. Plus grand que les trois dragons de l’Empire, plus ancien et plus terrible encore, il ne pouvait s’agir que de Delesis, la mère des dragons noirs et l’ancestrale gardienne des marais d’Opalys.

Sa voix d’outre-tombe résonna qu’elle surplombait la scène :

— Lâches ! Assassins ! Rien ne vous protègera de moi désormais ! Pas même les abominations qui furent mes enfants ! Mourez !

Les ailes déployées et la gueule béante, elle projeta un jet d’acide vert sur l’Empereur et sa conseillère. Alors que les restes de cadavres étaient dévorés par le flot corrosif, la barrière magique n’avait été en rien entamée par l’assaut. Zenyassa en sourit de satisfaction.

— Concentrez-vous, monseigneur ! Le Portail sera bientôt totalement ouvert ! s’exclama-t-elle.

Delesis grogna de frustration et s’envola pour attaquer toutes griffes dehors Mefiskal qui se débattait contre Maragdos le dragon des forêts. Les craquements du tronc de l’Arbre Soleil s’intensifièrent, la porte vers l’Ombral grossit en lui déchirant les entrailles.

Dans le feu de l’action, Ædemor ne s’aperçut même pas que Yukihina s’était approchée de lui et avait rompu ses liens. Il prit conscience de sa présence alors qu’elle se démenait face aux Gardes Écarlates de l’Empereur. Esquivant tant bien que mal, elle ne parvenait pas à attaquer, pénalisée par l’allonge des hallebardes de ses opposants, par leur expertise martiale et par leur supériorité numérique. Elle fut soudainement mise à terre, le fer d’une lame lui coupa profondément l’épaule. Profitant de l’ouverture, l’autre garde souleva son arme et l’abattit sur la Talwene. Le fer décrivit alors une trajectoire en arc avec pour cible le cou de Yukihina, mais fut stoppé et son porteur repoussé. Une hache de jet s’était fichée dans l’omoplate de l’agresseur, tranchant presque jusqu’à l’os le bras gauche du garde du corps impérial.

Ædemor se retourna vers l’origine du tir et vit un semi-Gor, habillé comme un Valwyn, traverser le théâtre à grands coups de masse. Grum se fraya un chemin parmi les décombres et s’interposa devant Yukihina.

— Désolé d’arriver si tard ! J’ai dû broyer quelques crânes pour venir ! rugit le colosse.

Il prit à parti les deux gardes, laissant Yukihina se redresser. L’estafilade la fit souffrir, mais elle se campa sur ses deux jambes, parée à en découdre.

— Grum ! s’écria Ædemor. Comment ?

— On en parlera après la castagne ! répliqua-t-il en évitant de justesse un estoc de son opposant. Yuki, occupe-toi du machin qui arrive là-bas !

Sans le montrer, Grum avait désigné la créature qui s’avançait. Kanaka vint vers le groupe à nouveau réuni.

— Ed, va voir Galanodel. Je me charge de lui, lâcha Yukihina d’un ton résolu.

Les dragons, les Valwyns et nous quatre… nous sommes unis pour empêcher Morgastar de revenir ! Peut-être avons-nous une chance, Tyasimar ! songea-t-il. Il se glissa vers son amie valwyne et s’évertua à la libérer, s’acharnant sur les cordes avec la lame d’un soldat impérial carbonisé alors que Yukihina lança :

Ogeessa Kanaka !

Le maître et l’apprentie se firent enfin face. Kanaka chancela, et recula de quelques pas.

— Yukihina ? fit-il d’un souffle à peine perceptible.

Une douleur assaillit son bras déformé, il hurla en titubant d’un cri rauque. Il regarda à nouveau sa disciple et se rua sur elle en braillant une menace gutturale.

— Ædemor ? Les miens… les Valwyns sont là ? demanda faiblement Galanodel libérée.

— Oui, ce sont bien eux. Ils se battent contre les troupes de l’Empire. Je ne…

Le dragon vert s’écrasa derrière eux, lacéré de toutes parts, ses ailes brisées. Triskalar lui avait porté le coup de grâce et il avait chu, rendant son dernier soupir dans un nuage de cendres. Dans le ciel, le souffle des dragons projetait des couleurs irréelles et donnait des allures de peinture fantasmagorique au champ de bataille.

— Maragdos ? Et… Delesis ? demanda Galanodel. Mais… comment ?

— Chremata a dû…

Une détonation magique coupa la parole à Ædemor. Désormais haut de plusieurs dizaines de mètres, le portail diffusait l’ombre de Morgastar dans une violente tempête d’énergie.

Ædemor tenait Galanodel dans ses bras, implorant son dieu en regardant le ciel. Le chaos du combat rendait ses mots indistincts. Grum, blessé, bataillait désespérément contre le dernier Garde Écarlate debout. Yukihina et son maître s’affrontaient sans que l’un ou l’autre parvienne à prendre le dessus.

— Tyasimar, je t’en conjure ! déclama Ædemor. Morgastar est sur le point de revenir ! Je donnerai tout ce qui est en mon pouvoir pour l’en empêcher, mais guide-moi ! Dis-moi quoi faire !

Le chevalier se concentra du mieux qu’il put, mais n’entendit rien. Il hurla ses prières, mais le vent sembla emporter ses paroles au loin. Le regard au-delà du Portail du Sang le pétrifia de peur. Noirs comme les nuits sans lunes, plus obscurs que les plus profonds abîmes, deux yeux sans âme s’étaient posés sur Gorgamos, agenouillé devant la porte qui s’entrouvrait.

Grum envoya son adversaire au tapis, et l’acheva d’un coup sur le crâne. Marmonnant des mots perdus dans le fracas de la bataille, il rejoignit la grande dragonne noire. En dépit de sa taille inférieure, Mefiskal l’avait renversée et la gardait à la merci de ses serres et de ses crocs. Ses nombreuses blessures le faisaient grimacer, mais le semi-Gor fonça dans son dos, abattit avec force sa masse d’armes et disloqua une de ses ailes.

Chremata plongea depuis le ciel. Saisissant la nuque du meurtrier de son mari dans ses puissantes mâchoires, elle souffla son haleine gelée la plus dévastatrice, jusqu’à ce que les chairs de son opposant se pétrifient et éclatent sous la pression. Détachée du reste de son corps, la tête de Mefiskal roula à côté de sa génitrice, qui adressa un geste de reconnaissance à la dragonne d’argent.

Yukihina et son maître luttaient farouchement. La corruption ravageant Kanaka lui prodiguait une vivacité et une résistance exceptionnelle, et sa disciple commençait à donner des signes de fatigue. Les coups portés avec rapidité et précision, paumes, poings, coudes, genoux, pieds s’enchaînaient à une vitesse hallucinante. Puisant au plus profond d’elle-même, la moniale restituait ses longues années d’entraînement au sanctuaire à la perfection, mais même cela ne suffisait pas. Kanaka était toujours plus fort qu’elle. Seule sa volonté d’acier lui permit d’ignorer la douleur. Mais les blessures s’accumulaient, et chaque instant passé à se battre voyait subtilement décliner sa vigueur.

Ædemor se retourna, contemplant le combat au loin : les Valwyns disséminés par une contre-attaque impériale avaient été appuyés par Pyrkaia, qui les protégeait contre les assauts de Triskalar. Leur nombre inférieur ne leur avait cependant pas autorisé de s’avancer davantage et la bataille s’enlisait entre les escarmouches des dragons et des soldats. L’odeur du feu et de la chair brûlée arrivait portée par le vent.

Immobilisé au sol par Delesis, Niaskaia se débattait telle une anguille, crachant son acide et griffant désespérément pour se défaire de son étreinte. Malgré la souffrance accumulée, celle qui fut sa mère ne lâchait pourtant pas. Une volée de flèche perça le cuir tendre du ventre de Niaskaia et celui-ci s’arcbouta de douleur sous l’impact. Un Valwyn s’élança, escaladant comme un félin le grand reptile ailé, et d’une série de coups d’épée lui creva les yeux. Il lui planta la lame dans la gorge, s’accrochant à la poignée pour s’y suspendre, dessinant dans sa chute une balafre d’où le sang afflua en un jet abondant.

Ædemor revit la mort du diacre Mazaric quand Niaskaia s’éteignit, noyé dans son sang. Le Portail vibrait d’énergie, témoignant de la présence de Morgastar désormais palpable, comme l'horreur d'un cauchemar persistant au réveil. Le rideau de ténèbres se leva peu à peu et révéla son apparence au loin dans l’Ombral. Aussi sombre et brillant que l’obsidienne, magnifique et terrifiant, Morgastar s’avança d’un pas triomphal vers la promesse de son retour.

Sa main agrippée à son pendentif, Ædemor glissa à Galanodel :

— Il faut que je les arrête !

Elle tourna la tête. Son état de faiblesse la privait de tout mouvement, mais elle acquiesça dramatiquement.

Lorsque le jeune homme parvint à poser la paume sur le globe de protection de l’Exécutrice, il fut repoussé violemment en arrière dans une gerbe d’éclairs.

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