Le couvent

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Le couvent Sainte Barbe s'érigeait fièrement depuis la fin du XVIIIème siècle sur le promontoire rocheux du bord de mer que les villageois appelaient communément le Pic de la Sorcière. Tel un nid d'aigle, il surplombait le monde de sa façade en pierre de taille et de ses pignons défiant les lois de la gravité. Après tous ces siècles, battu par les vents et les pluies diluviennes, il n'avait rien perdu de sa superbe architecture gothique qui le faisait davantage ressembler à un manoir digne d'un roman de Nathaniel Hawthorne ou de Mary Ann Radcliffe.

En cette soirée automnale, le temps devenait orageux. Des nuages menaçants s'amoncelaient déjà au-dessus de la mer agitée et le vent emportait ses embruns jusqu'au couvent pour le recouvrir d'un voile humide.

Là, sur le sentier escarpé et rompu par le cycle des saisons, Constantin entrainait de force sa petite souillonne de nièce qui ne lui offrait aucune fierté. Impossible pour lui de la voir collée un jour de plus à ses basques. Il avait bien d'autres projets en tête, des projets plus lucratifs et plus libertins, des projets d'aventures. Une gamine ne lui apportait rien de bon. Pourquoi avait-il fallu que son frère décède ?

« La tuberculose qu'il a dit » , marmonna-t-il de façon presque inaudible. « Je t'en foutrais moi de la tuberculose ! »

Jacquot n'aurait-il pas pu confier la petite à un voisin ou au premier passant ? Il aurait pu la vendre et ils auraient partagé le butin. Enfin, d'après le patron du cabaret où il se rendait quotidiennement, elle n'avait pas encore l'âge. Dommage. Il lui avait donc suggéré de l'emmener chez les sœurs de Sainte Barbe qui accueillaient toujours la veuve et l'orphelin. Constantin n'y gagnerait pas un kopeck mais au moins il se débarasserait définitivement d'elle.

« Allez, dépêche-toi, on n'a pas toute la journée » , pesta-t-il en accélérant le pas.

Cathy, la petite nièce, se débattait entre ses mains comme une anguille. Alors qu'elle venait de comprendre où son oncle la menait si tard le soir, la fillette de six ans sentit que ses jambes allaient finir par se dérober sous elle.

Le couvent maudit ! Oui, ils se rendaient bel et bien tous les deux au couvent maudit. On lui avait raconté des tas d'histoires effrayantes à son sujet. Et cette nuit grondante et macabre n'arrangeait rien pour égayer le tableau. Elle aurait tant aimé que son père reste à ses côtés. Elle aurait tant aimé découvrir que toute cette mascarade n'appartenait finalement qu'à un mauvais rêve. Elle avait beau tirer pour tenter d'extirper sa main, celle de son oncle demeurait un étau de fer qui se resserrait de plus en plus. Ses os allaient-ils finir par se broyer ?

« Ca suffit, avance, qu'on en finisse !

— Non, non ! criait inlassablement Cathy. Laisse-moi tranquille.

— Oh, crois-moi, après ça, je vais me la couler douce. »

La route grimpait, scabreuse et sinueuse. Ils n'avaient rien emporté avec eux pour s'éclairer. Seule la lune les guidait par intermittence, dissimulée derrière les nuages d'orage. Voilà un coup à se tordre la cheville ou à tomber dans des fourrés épineux. Constantin avait tellement précipité leur départ, sur un coup de tête, qu'il en avait oublié l'essentiel et il jurait chaque fois que ses vieux godillots ripaient sur des feuillages humides ou butaient contre une pierre du sentier un peu trop saillante.

Après quelques détours, le couvent dévoila tout son aplomb sinistre, jaillissant des rochers en gardien silencieux. Un éclair s'abattit en contrebas dans la mer furieuse repoussant à peine quelques secondes les ombres qui s'agglutinaient autour du couvent comme des vautours affamés.

Constantin déglutit difficilement. Cet endroit n'affichait pas sa face la plus accueillante mais l'affaire pouvait se régler en quelques minutes. Après tout, lui aussi avait entendu ces histoires farfelus des villageois mais quel sot y croirait ? Pas lui en tout cas. A tout le moins, il essayait de s'en persuader.

Ils grimpèrent les quelques marches brisées du parvis et Constantin souleva sa nièce à bout de bras pour éviter de perdre du temps. Cathy devint la proie d'une douleur fulgurante au niveau de son épaule ce qui l'obligea à crier. Constantin, qui ne souhaitait pas devoir subir une autre crise ou un autre caprice de sa part, la fit taire rapidement par une gifle cinglante. Des larmes brouillèrent les yeux de la fillette.

« Maintenant reste sage et laisse-moi parler » , commanda-t-il avant de frapper de son poing contre la porte d'entrée.

De longues secondes s'effritèrent dans le froid automnal avant que la lourde porte ne finisse par grincer sur ses gonds. Impressionné par la révérende mère, Constantin retira son chapeau informe et usé et la salua d'un mouvement humble de la tête. Il ne chercha pas même à repousser Cathy, agrippée à son pantalon pour se cacher.

La petite fille n'avait jamais vu de femme plus laide et plus énigmatique de toute sa vie. Elle se disait religieuse mais, avec cette peau si pâle et si parcheminée, elle ne pouvait se transformer qu'en sorcière dès le dos tourné. Elle avait au moins cent ans !

« Bonsoir ma sœur, je viens laisser Cathy à vos bons soins. La pauvre orpheline n'a nulle part où aller et je n'ai pas le sou pour la nourrir ni l'éduquer. On m'a dit que vous faisiez des miracles avec les enfants. »

Constantin espérait que sa voix ne chevrote pas trop à cause du froid, de l'alcool et surtout à cause de son angoisse naissante.

Marie-Elyse, la révérende mère, les observa l'un après l'autre avec curiosité. Le couvent n'avait plus reçu de visiteurs depuis longtemps, plus depuis le fameux incident dans le puits. Elle les trouvait plutôt courageux de braver la tempête sans torche. Elle se pencha pour apercevoir le doux visage de poupée de la fillette, peu présentable dans ses haillons déchirés et sa peau maculée de terre. A l'évidence, les traits de cette petite exprimaient la terreur et l'incompréhension. Elle lui sourit au grand large dans l'espoir de l'apaiser et de la réconforter un peu. Elle qui n'avait plus montré de marque d'affection à quiconque depuis longtemps, se sentait un peu rouillée, ce qui rendait son faciès plus carnassier que convivial.

« Nous nous réjouissons d'avance d'accueillir une nouvelle jeune âme parmi nous. Croyez bien cher monsieur que nous allons mettre un point d'honneur à lui offrir la meilleure éducation... Par ici jeune fille. Ne traînons pas dans ce froid glacial. »

La révérende mère agrippa Cathy d'une main ferme, l'attira comme un rapace entre ses murs et claqua la porte au nez de Constantin sans demander son reste.

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