F19 - Comment devenir maître du monde
« Vous me demandez ma stratégie ? Je n’en ai pas. Si « stratégie » veut dire penser sur le temps long, je n’ai pas d’objectif, pas de vision, si ce n’est celle de conforter mon pouvoir jour après jour et rester derrière ce bureau le plus longtemps possible. Pour en faire quoi ? La même chose que beaucoup avant moi : le garder dans le but de le garder, dans le but de le garder. Après tout, on ne survit bien que dans le but de survivre, non ? Le problème, il n’est pas dans le « pourquoi », le problème est dans le « comment », comment s’y prendre. Hé bien, pour moi ça tient en un principe : Aller plus vite que les autres, faire plus vite que les autres. Toujours, peu importe ce qui arrive.
Comment pourrais-je faire vite et bien ? C’est ça votre question ? Ben c’est là toute votre erreur : Je me fous du bien, je me fous de bien faire. Bien faire c’est ralentir, ralentir c’est être rattrapé, être rattrapé c’est le début de la chute. Donc il faut prendre ses ennemis de vitesse et surtout, les attaquer là où ils ne s’y attendent pas. Maintenant, comment faire ça si on ne sait pas ce que l’adversaire attend ? Là aussi, c’est simple et c’est bête : on attaque partout, on attaque tout le temps. Certains parlent d’initiative, de forcer l’adversaire à s’adapter, à réagir, mais je me fous du nom. Je bourrine, et bourriner fonctionne. J’attaque mes opposants tous les jours, je crie, je m’agite et surtout, je parle simplement, car plus c’est simple, plus ça marche.
La vérité dans tout cela ? Ce n’est pas utile. Oh, ne faites pas cette tête ! On parle de la vérité de qui ? De la vérité de quoi ? C’est quoi la vérité ? La question n’est pas nouvelle ! Ponce Pilate l’a posée à Jésus-Christ il y a deux mille ans. Je la repose au monde aujourd’hui, et aujourd’hui le monde me dit : « la vérité, c’est ce qui me plaît ». N’en demandez pas plus, pour ma part, j’ai ma réponse.
Arrivent les savants de toute sorte qui me disent : «Ce que vous dites est faux ! Faux ! Vous mentez!». Ils veulent prendre dix plombes pour le prouver ? Qu’ils le fassent : le temps qu’ils aient fini, je suis déjà passé à autre chose. A dix autres choses, même ! Ils ne peuvent pas suivre avec la montagne de sujets que je leur laisse. Et elle ne fera que grandir. Tout ça pour quoi ? Tout ça pour qu’on ne les croie pas. « Ce qu’il me plaît », je vous dis ! Qu’ils les gardent leurs diplômes, leurs discours et leurs diagrammes : seul et sans leurs armes, j’ai défait les experts des faits. Je ne peux pas avoir tort, pour la simple raison que j’ai toujours…raison. C’est comme ça. Je l’ai déjà dit : je me fous de « bien » faire. Je laisse les « bien faisants » nettoyer derrière s’ils le souhaitent.
Ça ne marche pas tout le temps, vous dites ? Pas toujours du premier coup, c’est vrai. Si la vie était facile, ça se saurait. Bien sûr, on me contre parfois, bien sûr on s’oppose à moi. Et ce n’est pas si grave, parce que je sais comment répondre. D’abord, je bats en retraite en rappelant que j’avais tout prévu à l’avance, que c’était mon but de voir comment les gens en face réagiraient. Puis, je les attaque ailleurs, sur un tout autre sujet - pardon, sur plein d’autres sujets. Là, je laisse passer quelques semaines, quelques mois et, lorsqu’ils ont baissé la garde, je reviens au premier endroit, et je frappe. Je rallume le feu qu’ils ont éteint, je sape leurs efforts. Et ça marche. Ça les rend fous, ils perdent patience, ils font des faux pas, et je me fais un plaisir de le pointer avec le plus de bruit possible. Je les frappe encore et encore, je les insulte sans honte ni relâche, mais, qu’ils se gardent bien de faire pareil envers moi, car je pourrais m’indigner, hurler qu’ils trahissent leurs principes. Ces mêmes principes qui les empêchent. Je ne suis pas empêché, moi. Ils s’enchaînent à la bienséance, j’emmerde la bienséance. Et si ils veulent se battre jusqu’à ce que j’admette qu’ils ont gagné, hé bien, ils peuvent toujours attendre : jamais je n’admettrai quoi que ce soit. Du début à la fin, la victoire est à moi et je la crie peu importe la situation. Quoi qu’ils en disent, je n’ai jamais perdu, jamais.
Si ils préfèrent l’« honneur », la « dignité », l’« honnêteté » plutôt que la victoire, c’est leur affaire. Il n’y a que les perdants pour préférer perdre, et il n’y a que les perdants pour se souvenir des perdants. C’est pourtant pas compliqué, beaucoup de gens comprennent ça !
D’ailleurs, en parlant de comprendre : parler simplement sans faire l’effort inutile de réfléchir, c’est un bel exercice et j’y suis rompu. Pourquoi réfléchir quand il suffit de dire aux gens qu’on l’a fait, et que le gars d’en face, non ? Réfléchir repousse les gens, simplifier les attire. Mieux : réfléchir abime, simplifier conserve.
Vous ne me croyez pas ? Regardez mes ennemis: ils sont plus jeunes mais déjà épuisés. En voyez-vous un seul qui ait tenu la distance face à moi ? Non. Bien sûr que non. Ils sont perdus dans leurs doutes. Ils sont mous, incapables de faire face, de se relever sous les tempêtes que j’ai déchaînées sur eux. Ils ont la nausée, mon nom agresse leurs yeux du matin au soir, écrit noir sur blanc, où qu’ils regardent. Ma voix résonne dans leurs têtes. Leurs partis, leurs unions sont en lambeaux, disloqués sous mes coups, au point qu’ils se battent même entre eux !
Regardez-moi maintenant : on me dit vieux. Mais est-ce que j’ai l’air fatigué ? Est-ce que je décline ? Un vieillard comme adversaire, ça devrait rassurer n’importe qui. On devrait se dire que j’ai un pied dans la tombe, mais c’est l’inverse qui se produit : je me bats encore et encore. Je peux tenir ce rythme pendant encore vingt ans, tout le monde le sait, et croyez-moi, je le tiendrai.
Mes adversaires crient encore, mais ils sont à genoux. Je me débarrasse des petits obstacles qu’ils ont laissés sur ma route, mais le pays est à moi. Pour être franc avec vous, je commence même à m’ennuyer. Je regarde ailleurs, je vois qu’on m’admire dans le monde entier, je suis devenu un modèle à suivre. Je vois les effets du moindre de mes mots : une phrase de ma part et la planète s’affole ! Je mesure l’étendue de ma puissance, les armées à ma disposition - mes armées - sillonnent déjà le monde, prêtes à obéir à mon bon vouloir, à frapper n’importe qui, n’importe quoi, n’importe où.
Vous vous rendez compte ? Cherchez d’autres exemples dans vos livres d’Histoire : y a-t-il déjà eu quelqu’un comme moi avant ? Avec autant de pouvoir et aussi peu d’entraves ? Bien sûr que non. Et dire qu’il suffisait juste de s’en libérer soi-même… Je suis le premier de ma trempe, il n’y en a pas eu avant moi et laissez-moi vous dire une chose : il n’y en aura pas après moi. Comment je le sais ? C’est simple : parce qu’il n’y aura pas d’« après-moi ».
Je ne peux plus tomber car si c’était le cas, j’emporterais le monde dans ma chute. Ne riez pas, j’en ai le pouvoir. Pourquoi ne pas l’utiliser ? A quoi bon laisser quelque chose derrière pour un temps que je ne verrai pas, dont je ne profiterai pas ? A quoi bon le monde si je n’y suis pas ? Encore une fois je vous l’ai dit : je ne peux pas perdre. Alors vous feriez bien de vous y faire : peu importe la suite, peu importe ce qui vient, ce sera avec moi. »
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