Le voleur

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Réveil en sursaut. On ignore si la sirène venait du tunnel ou d’un cauchemar, mais mieux vaut ne pas traîner. Fred est mort comme ça : écrasé dans son sommeil par un train de maintenance. Les rails ont longtemps porté l’odeur de son souvenir. L’estomac se tord dans un nœud de douleur : il ravive le souvenir d’Axel, desséché par la faim dans un recoin de cette station fantôme. On ne voudrait pas finir comme eux, alors on plonge dans la profonde obscurité qui recouvre les rails. Un mouvement, des bruits ; on sursaute. Sûrement les rats, surpris, eux aussi. On se sent tel un voleur. D’ailleurs, c’est bien ce que ce père a craché, l’autre jour, quand sa fille a offert son goûter en réponse à un sourire. S’il avait su ce qu’on vole, il aurait plutôt remercié.

À tâtons, on se hâte en titubant vers la station suivante. Par endroits, la noirceur est totale ; chaque foulée enjambe une indéterminable longueur de vide. Sans ces odeurs de métal brûlé et d’œufs pourris, on pourrait croire le monde éteint, toute trace d’existence évaporée ; le grondement des intestins rappelle qu’il n’en est rien. Un halo de lumière apparaît enfin ; on accélère le pas.

Il est encore tôt, ce samedi, alors qu’on escalade le quai. Là, le gilet fluo d’Azouz indique l’heure des équipes de nettoyage. Son dos frémit lorsqu’il sent cette présence émerger de nulle part – car c’est bien de là qu’on vient. Mais Azouz s'est toujours montré sympa : on le rassure d’un bonjour. Il ne lâche pas un mot en retour, mais un reste de sandwich récupéré en surface d’une poubelle. On hoche la tête pour remercier ; c’est toujours ça de pris.

L’horloge s’allume ; elle annonce douze minutes avant l’arrivée du premier métro. On ferme les paupières pour savourer un dernier instant de solitude. Bientôt, ce monde minéral et métallique s’emplira de chair affairée. En attendant le défilé des passagers, on s’installe à côté du distributeur de snacks. Ce n’est pas tant pour y mendier un menu ou une monnaie. On y cherche d’abord le confort : l’appareil dégage une légère chaleur. Surtout, d’ici, l’œil englobe l’intégralité du quai.

Grincement. Échos de voix en approche.

Comme chaque matin, les premiers à dévaler les escaliers sont les fêtards. On en accroche un du regard : un chevelu, à la démarche chancelante. Ivre. Il s’assied aussitôt, vomit une soupe verdâtre. On remarque l’ami à ses côtés se moquer dans un sourire ; on sera sûrement seul à s’en souvenir.

Les rames se succèdent. L’impitoyable métronome appelle les travailleurs du week-end à exhiber des mines aussi grises que leurs uniformes ; au fond de leurs orbites, le temps se lit en siècles. Puis, à l’heure de pointe, on se retient de cligner des yeux ; c’est qu’en un battement de cils, trois cents passagers peuvent disparaître, aussitôt remplacés par leurs clones.

Un emballage vide tombe d’une main ; quatre paires de sourcils réprobateurs se froncent ; personne ne bouge. Le souffle d’un train balaye le plastique et la scène.

Suit la parade des familles. Chaussures lacées, chignons serrés, allures apprêtées. Par des laisses invisibles, les parents apeurés empêchent leur progéniture de regarder du mauvais côté ; on ne verra que leurs petits dos. Ce soir, peut-être en recroisera-t-on certains, leurs bras chargés de paquets, leurs vêtements froissés et leurs visages fatigués comme seuls marqueurs de la journée écoulée.

En sortant d’une rame, une ado croise un jeune homme ; son regard brûle d’un désir soudain dont le destinataire ne saura jamais rien. Autour d’elle, les milliers de foulées pressées continuent de cisailler le temps en insaisissables confettis d’instants.

Camouflé derrière la couverture d’un livre, un individu s’installe sur un banc. Plongé dans son univers de papier, il donne l’air de s’inscrire hors du temps, sans que sa tenue, exceptionnellement commune, ne divulgue d’indice d’âge ou de genre. Quatre métros et vingt-six pages auront défilé avant qu’un invisible signal ne le pousse à repartir par les escaliers.

Une dispute éclate ; le passage d’un métro purge le quai de tous les belligérants et spectateurs. Dans la faune renouvelée, chaque figurant ignore le drame qui vient de se jouer.

Par la fenêtre du cent-deuxième train, on accroche un regard sur le point de se perdre. Le contact tient les neuf secondes de l’arrêt ; il réveille une sensation d’humanité, mais n’a pas la force de retenir la fuite de ces tonnes de métal vers le néant du tunnel. Heureusement, une nouvelle livrée de membres désincarnés vient vite combler le vide. On y retrouve un bambin aperçu le matin. Accroché à la raideur de son père, il semble peiné ; d’un geste amical, on parvient à dessiner un sourire curieux sur son visage. On se réjouit d’avoir trouvé une âme avec laquelle partager cet instant, jusqu’à ce que les mâchoires du serpent d’acier se referment sur l’écharpe de l’enfant.

Alors que la sirène sonne une énième fermeture des portes, un homme plonge des escaliers vers l’intérieur du wagon ; un autre patientera sept minutes pour être arrivé quatre millisecondes trop tard. Au terme du nouveau compte à rebours, lui aussi disparaîtra.

Sitôt le dernier métro disparu, on s’assoupit, épuisé et repu de l’abondance de la récolte. On se félicite de ces millions d’instants dérobés à des propriétaires négligents. Ces pauvres gens les jugeaient trop infimes pour daigner les conserver ; dommage. En s’endormant, on se blottit dans l’espoir de protéger jusqu’au matin toutes ces secondes vouées à l’oubli.

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