Chapitre 1 : La Tarasque de Givors
Ce matin, un épais brouillard envahit la ville. On distingue à peine deux silhouettes sur le quai de la gare. On entend le train au loin. Il entre en gare. Il ne s’arrête pas.
Une locomotive, tous feux éteints, sans machiniste aux commandes, emmène un convoi dévoré par un feu digne des enfers. Les flammes, étirées par la vitesse, essaient d’agripper les colonnes qui soutiennent la verrière de la halle. La rame quitte la gare dans le grincement strident des roues bringuebalées par les aiguillages et s’évanouit en un point orange dans le brouillard. Une traînée de suie se dépose en tourbillons sur les quais.
Gordon, qui protégeait son visage de la chaleur et de la lumière intense du brasier, étend les manches de sa veste et les époussette. D, insensible, ne frémit pas sous le brouillard condensé en d’innombrables gouttelettes glaciales.
— Je croyais qu’il était interdit de fumer dans les gares en France, grommelle Gordon.
— On remet en service les trains à vapeur.
— Tiens, les Français donnent dans l’autodérision, maintenant ?
— C’est pour se rapprocher des petits peuples.
Gordon sourit. Ce partenaire de mission lui semble prometteur. D glisse son smartphone hors de la poche de son costume noir satiné. Sa silhouette filiforme, habillée d’un complet ajusté et évasé aux jambes, laisse apparaître un visage androgyne, blanc porcelaine. Gordon, aussi intrigué que spontané, se laisse emporter par sa finesse d’Highlander valaisan :
— Comment on t’appelle à Marseille ? Le D, la D ?
— Dominique.
— Damn !
Gordon se rapproche d’un air détaché et jette un regard par-dessus l’épaule de D. Il espère que son parfum lui offrira un indice. D pivote subitement, raclant le sol de ses talons et fouettant le visage de Gordon de ses longs cheveux blancs, attachés en queue-de-cheval.
— Le train arrêtera sa course en rase campagne. Les pompiers sont prévenus.
— Il y a des victimes, tu crois ?
— Non, dégun. Je veux dire, je n’ai vu personne.
Dominique s’écarte de Gordon et marche quelques pas, le regard fixé sur son téléphone.
— L’image satellite montre que le dragon est à trois kilomètres en amont de la voie. Il s’est caché dans un dépôt de trains, visiblement.
— Il fait quelle taille ?
— Tu es inquiet, Gordon ?
— Pas pour moi, pour le matériel plutôt.
— J’ai déjà vu bien plus gros. Au fait, quand arrive ton matériel ?
— Le train sera là dans une vingtaine de minutes.
— Le MI6 achemine son matériel par train ! L’avion, ça vous parle ?
— Y a pas le feu au lac, Dominique, lance Gordon.
Mère suisse, père écossais, tels étaient les seuls points communs de Gordon avec James Bond. Les fées de l’élégance et du sex-appeal ne s’étaient pas penchées sur son berceau alpin.
Gordon prend place au milieu de l’unique banc du quai. Les bras étendus sur le haut du dossier, jambes écartées, chaussettes Burlington apparentes et dépareillées, il occupe le temps mort par le récit de sa version des évolutions de son agence. La Génération Z remplace petit à petit les agents partis à la retraite ou morts. Ils amènent avec eux leurs idéaux solidaires et éco-responsables. Sobriété, transparence et inclusion sont leurs mantras. Ils veulent faire du MI6 un modèle pour les administrations britanniques.
— Tu imagines, D, un service secret qui tiendrait des conférences sur l’écologie et
le vivre-ensemble ?
Dominique ose un sourire. Gordon, satisfait de cette complicité naissante, s’étire et reprend son récit.
— Pour satisfaire ces nouveaux besoins, un service transversal a été créé : *Group for Research on Energy Efficiency, Nature & Solidarity*.
— GREENS, en anglais dans le texte.
— Ça ressemble à une mauvaise traduction du français.
— Indeed. Mais attends la suite.
Gordon ancre ses Mephisto dans le sol. Il explique, sans quitter Dominique des yeux, que le GREENS serait universel et sans frontière. Il partit, confiant, présenter son concept, fièrement traduit en français, à la DGSE : *« Nature et Efficience : Groupe de Recherche sur l’Énergie et la Solidarité »*.
— Le NEG… Dominique avale sa salive. Tu plaisantes ?
Gordon se tait et hoche mollement la tête en guise de négation.
Cet instant de silence consterné est à peine troublé par l’arrêt discret de l’express du MI6. L’apparence quelconque du TER piqua l’intérêt de Dominique. Le creux de sa main recueille la délicate lueur de la carlingue. La fierté nationale de Gordon se dévoile enfin :
— Des LED partout, pour déguiser le train, annonce-t-il en souriant et en écartant les bras.
Dominique s’attarde quelques secondes sur les marches de la voiture pour jouer à colorer sa peau si blanche. À l’intérieur, les deux agents retrouvent la chaleur d’un club britannique. Gordon ordonne à l’équipage de préparer une escadrille de drones, tandis qu’il s’équipe d’un Taser de la taille d’un fusil d’assaut et vérifie que le pistolet qu’il porte à la poitrine est chargé. Dominique attache ses cheveux en un chignon serré et lance une poignée de sel béni sur l’Écossais, vexé d’avoir une nouvelle fois sa veste souillée. Le train les amène furtivement à la planque du dragon.
Une masse sombre et granuleuse, tapie dans un coin sombre du dépôt ferroviaire, semble onduler à la fréquence d’une respiration calme. Les deux agents s’approchent à pas de velours de la Tarasque endormie.
— Un juvénile, lit Gordon sur les fines lèvres de Dominique.
La capture de la bête se fera dans le calme et la discrétion. Des conditions parfaites. Gordon balaye le ciel encore bas de ce début de matinée, comme pour imaginer le vol prochain de la nuée de drones. Une série de sifflements traverse les allées de la rotonde. Une armada de véhicules floqués à l’image d’un service d’autopartage déferle avec fracas sur les voies de chemin de fer, jusqu’à encercler les deux agents et la créature. Plusieurs silhouettes arrondies s’extirpent péniblement des minuscules voitures électriques, puis courent, éclairées dans leur dos par les phares bleutés, pour former une chaîne entre les deux agents et la créature. Au ralenti, la chorégraphie serait gracieuse. À vitesse réelle, elle est pataude. La bande sort à l’unisson de ses poches une seringue en plastique. Menés par une même chorégraphie, les révoltés essoufflés, le visage emperlé de transpiration, appliquent un long trait de colle époxy sur leurs mains, puis les joignent pour former une chaîne humaine solidaire. Plusieurs voix s’élèvent alors que leurs membres fusionnés pointent vers le ciel :
— Les animaux ne sont pas nos esclaves !
— La liberté pour tous, pas seulement pour les humains !
— Ni viande, ni lait, ni cuir, ni écaille : respect pour tous !
Cette cacophonie de voix stridentes perce les oreilles de Gordon, élevées au rock britannique, et réveille en sursaut la jeune Tarasque. Acculée, la pauvre bête ne peut s’enfuir. Les seringues, jetées négligemment à terre par les militants écologistes, ricochent jusqu’au museau de la créature. Dominique, insensible à la chorale de sourds, étudie l’attitude du dragon. Peu de récits, hormis quelques légendes, ont été écrits à son propos. Gordon interpelle D au-dessus du brouhaha :
— J’en tase un seul et je fais clignoter toute la guirlande !
— Attends, ne touche à rien.
Derrière eux, les yeux du jeune dragon débordent de larmes et ses narines remuent, comme chatouillées par les vapeurs de colle forte. Son abdomen se gonfle comme une baudruche. Dominique reconnaît les symptômes d’une allergie. D bondit et se place droit devant Gordon alors que le dragon souffle une flamme monstrueuse sur tout ce qui se trouve devant lui. La grappe de militants, surprise, tente de se disperser, mais est rabattue en son centre sous l’effet élastique de leur collage. L’éternuement démoniaque les pulvérise en une nuée ardente. Le feu percute D, roule et rebondit sur son corps devenu bouclier, tendu vers l’avant. La Tarasque, sonnée par sa propre puissance, reprend son souffle en hoquetant quelques bouffées de fumée. D tapote sa pochette de satin, roussie par les flammes. La guirlande humaine, qui se dépose en une traînée de cendres, dégage une odeur de colle et de chanvre brûlés.
Gordon entrouvre peureusement les yeux et découvre, ravi, que sa personne et sa tenue démodée sont intactes. Il hume l’air réchauffé et pesant.
— Ça me rappelle l’odeur des soirées à Glasgow, soupire-t-il en se redressant.
Sans perdre une seconde, l’Écossais commande à l’escadrille de drones la capture de la Tarasque. Une douzaine d’aéronefs miniatures prennent d’assaut la créature étourdie, tirant chacun leur fléchette hypodermique. Seule celle visant le coin de son œil parvient à diffuser son anesthésiant. La bête s’effondre sous le regard affolé de Gordon. Il se précipite pour vérifier si le globe oculaire demeure intact. Rassuré par son jugement et le diagnostic complet offert par son scanner médical, il ordonne le transport de la bête dans son wagon aménagé. Les rotors, tournant à pleine puissance, soulèvent les cendres en un nuage suffocant et collant. Gordon, écœuré par cette troisième plaie qui s’abat sur sa gabardine, se décide à l’abandonner dans un conteneur graisseux destiné aux déchets non recyclables.
— Quinze heures de trajet sous anesthésie jusqu’au Loch Ness. Ça va être long pour la petite bête. Dommage qu’on n’ait pas inventé l’avion !

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