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Notre souffrant maladif se traîne sur des chemins successifs où son pouce plus mort que vif appelle les conducteurs coopératifs à un auto-stop commutatif. Des vitres s'abaissent, mais chaque fois on lui demande de régler par avance et par carte forbancaire le montant de la course supposée. Notre camarade impécunieux, si ce n'est de glaires, se voit forcé de refuser et de réaliser que, peut-être, le covoiturage à titre gratuit n'est pas un sport local. Le long de la route, le mur interminable est couvert d'annonces pour des entreprises de taxi qui donnent du poids à l'argument.

D'autres baroudeurs en combinaison de ski et d'allure moins amochée ne tardent pas à le rejoindre : Dame Cahan et son fidèle écuyer Rouhan.

Bonjour, jambon ! salue Rouhan. Couteau ah là là manger allô.

Milo lève des yeux confus emplis de pus. Un sourire fier se dessine sur les lèvres de Dame Cahan.

— Pardonnez mon serviteur, messire. Il parle couramment l'atlantillais et ne peut s'empêcher de pratiquer. Quel virtuose !

— Haha ! Eau je suis tridéo ! Pain s'appelle.

— Vous... vous vous appelez... « pain » ?

La gorge de Rouhan se comprime, et la bouche de Dame Cahan peint cette fois un O.

— Vous parlez aussi atlantillais ! C'est merveilleux, vous pourrez vous entraîner à deux !

Rouhan relâche une logorrhée insensée ponctuée de couperets imaginés en travers de sa trachée. En somme pour le cerveau lent de Milo : « S'il vous plaît, ne pas cafter ! »

Et Milo se tait. Non parce qu'on le lui a demandé de manière moins claire que l'eau des derniers W.C. qu'il a visités, mais parce que l'énergie lui manque.

Les instants, moins courbatus que Milo, s'étirent. Dame Cahan s'impatiente et tape du pied :

— S'il n'arrive pas, nous allons devoir déambuler comme deux déambulateurs, enfin !

Elle consulte sa montre solaire et rougit.

— Ça alors, pardi ! Nous n'attendons pas du tout au bon endroit. Cher monsieur, seuls les Hubert passent par ici ; partons un peu plus loin !

Noyé dans la brume de son esprit, notre protagoniste n'a rien compris mais les suit. Sous l'arrêt de bus, que Rouhan étudie en quête d'une annonce gratuite, siègent deux figures que Milo devrait reconnaître si ses yeux daignaient s'ouvrir.

— Enchantés, disent leur voix qu'une nouille dans son cervelet s'efforce de remettre.

— Tout le plaisir est pour moi, répond Dame Cahan avec une révérence tandis que Rouhan ôte son galurin. Vous attendez le bateaubus 46,5 ?

Les deux compères lâchent un rire amer,

— Non, nous l'avons laissé derrière nous, j'espère.

                    et se tournent vers Milo.

— On a bien réfléchi à ce que vous disiez, monsieur, et c'est vrai qu'un seul nom pour nous deux, c'est un peu restreint. Permettez-nous de nous présenter à nouveau : je m'appelle Pierre Quirroule et voici mon frère Namasse Pamousse.

Milo fouille les méandres de sa mémoire et parvient à entrouvrir les yeux : des jumeaux ? Où a-t-il vu des jumeaux ? Est-ce lui, le jumeau ? Où est son frangin ?! Ah, mais peut-être est-il la fratrie à lui seul. Oui. Milo, jumeaux terriens mais qui veut le bien.

Il secoue la tête pour y remettre un peu d'ordre ou faire croire à la fièvre qu'elle essuie un tremblement de terre.

— Aha ! s'écrie Rouhan en brandissant un petit papier pelé prélevé à la paroi de parapet. Y'a un transport qui devrait passer, mais il reste encore un petit peu d'attente. Aussi...

— Aussi ?

— Il s'agite d'un canoë, vous-même vous sachez.

Les aspirants passagers bougonnent, mais à ce stade qu'importe l'allure de leur monture.

Pierre invite Dame Cahan à patienter sur le banc ; elle s'y assied sans rechigner.

— Très aimable à vous. Si ce n'est pas indiscret, d'où venez-vous ainsi ?

Les jumeaux croisent un regard.

— À vrai dire, c'est une longue histoire. Nous avons fait le tour des alphavellas d'ici ou là avant que notre chère maman nous adopte. Nous finissons aujourd'hui même nos études de cireur de pompe et de pompeur de cire.

— Intéressant ! Et en quoi cela consiste-t-il ?

— Eh bien, commence Namasse, il est important de pomper la cire en premier lieu...

— … Après quoi on peut alors la cirer sur les pompes... poursuit Pierre.

— … Qu'il faut bien sûr pomper...

— … Pour récupérer la cire.

— CQFD, vraiment.

Dame Cahan acquiesce fébrilement.

Un canoë à roulette s'approche enfin en secouant sa pagaie comme pour inviter nos amis à monter se serrer. Ils obtempèrent, même si Cahan et Rouhan doivent abandonner leurs malles d'affaires. Le canoë roulotte en suivant les panneaux qui affichent des vagues.

Pierre et Namasse, éreintés d'être comprimés, commencent à se chamailler :

— Mais pousse-toi ! Tu prends toute la place !

— Quoi ? C'est toi qui prends tout la place ! Espèce de grand dadet !

— Je suis même pas grand, d'abord ! Et même que t'es adopté !

— Non ! C'est toi qu'est adopté !

— Non, c'est toi !

— Non, c'est toi !

Et ainsi de suite, mais nous vous épargnerons la retranscription totalitaire de cet échange remarquable en faveur d'une courte page de publicité :

♫ Les pââââtes Gustophile©, c'est très très boooon ♫

♫ Au secoouurs, je suis enfermé par le patroooon ♫

♫ Haha, les pââââtes Gustoph ile©, c'est très très boooon ♫

♫ Quelqu'uuuun pour assurer ma protectioooon ? ♫

♫ Héhé... les pââââtes Gustophile©, c'est très très boooon ♫

♫ Dites à mamaaaan que j'aimerais rentrer à la maisoooon ♫

♫ Les pâââtes Gustophile©, c'est très très boooon ♫

♫ ARRRG ♫

La route, après quelques courbures, zigs et autres zags, descend puis plonge dans un lac couvert de brume. Rouhan s'empare de la pagaie et commence à canoyer.

— Aaaah ! Ç'que j'aime ça, les sports de glisse ! Depuis tout gamin, hein ! Mon père, il était tellement colère quand je faisais de la luge sur les pommes de terre !

— Comment dit-on cela en atlantillais, fidèle écuyer ?

La belle envoie un clin d'œil aux jumeaux.

— Il est bilingue. Si talentueux ! Alors, Rouhan ? Épate-nous !

— Euh, oui ! Fromage pleut au revoir trente ans.

— Un prodige, décidément.

Pierre sourit de la voir si réjouie.

Un châtal perce la brume. À la force de ses bras bilingues, Rouhan arrime l'embarcation sur le ponton à l'entrée du domaine. Dame Cahan prend la main tendue de Pierre qui l'invite à descendre sans se mouiller. Le canoë s'enfuit une fois ses passagers débarqués, et Rouhan fouille son sac-à-dos dont il sort une boule de vêtements : Dame Cahan troque aussitôt sa combi contre une robe de princesse plus appropriée à l'époque actuelle.

— Comment... Quelle époque ? demande Milo alors que personne n'a parlé.

— Vous m'avez l'air en mauvaise santé, vous m'inquiétez. Peut-être notre astrologue saura-t-il vous octroyer un remède de son cru !

Elle pousse Milo en avant d'une main, serrant celle de Pierre de l'autre. Un trompettiste annonce leur arrivée et demande à ce que le pont-levis soit abaissé pour ces gentes gens. Dans la cour, le Roi et la Reine en personne les attendent.

— Hmpf, font Dame Pivot Lente et Sire Nicky Tombe en voyant leur fille tenir la main d'un modeste cul-terreux.

Dame Cahan les ignore et procède aux introductions,

— Père, Mère, je vous présente Pierre Pipoune... Je veux dire Pierre Quirroule. Voici aussi...

                         dont nous épargnerons la suite aux lecteurs encore présents.

La Reine Pivot Lante s'approche, digne et altière.

— Et de quel royaume, je vous prie, provient ce Seigneur au bras duquel vous vous accrochez ?

Dame Cahan rougit. Son père interfère :

— Ne me dites pas qu'il s'agit d'un simple roturier ! Rien de moins qu'un prince pour ce beau domaine du 46,5. Vous le savez.

Dame Cahan devient austère. Les jumeaux lèvent un sourcil (chacun, sinon ce serait difficile).

— Le 46,5, vous dites ? Je crois que c'est d'ici que nous venons. Nous avons changé de nom, mais avant on nous appelait Diablotin du 46,5.

— Un si joli nom ! s'exclame Dame Cahan. J'ai toujours voulu le donner mes enfants.

Namasse plisse les yeux.

— C'est une sacré coïncidence...

Le Roi fait voler son manteau d'hermine d'un geste outré.

— Coïncidence, je n'y crois pas ! Que fabriquez-vous dans nos contrées, jeunes gens ?

Les jumeaux se regardent.

— Le hasard.

— Adonc ! C'est le hasard qui vous guide trente-six ans dans votre passé ?

À ces mots, les convives sont estomaqués. Surtout Milo.

— C'était encore le Moyen-Âge il y a trente-six ans ici ?

Le reste des visiteurs le fixe, comme pour dire « Évidemment, comme chacun sait. » Ils mettent cet égarement sur le dos de son dérangement convalescent. Dame Cahan fait signe à l'astrologue de se presser lui faire la saignée.

— Oh ! réalisent les jumeaux. Mais... ça veut dire...

— Dites ce que cela veut dire ! coupe le Roi.

— Dame Cahan... Est notre maman !

Le trompettiste joue un petit air approprié qui fait « dun dun duuuun ». L'astrologue colle des sangsues sur un Milo détendu. Le Roi se frotte la barbe en examinant ses petits-enfants.

— Parbleu, au moins ses amoureux ont le sang bleu !

— Une question demeure, intervient la Reine, doigt levé. Êtes-vous vos propres pères ?

— Comment le savoir ?

Elle appelle l'astrologue, qui délaisse Milo en plein prélèvement sanguin pour établir leur horoscope.

— Toujours très intéressant, les jumeaux ! marmotte-t-il dans son épaisse moustache. On tient compte des points cardinaux. Passionnant, vraiment !

On laisse notre héros s'écrouler de sa chaise. Se croyant couvert de pustules noires, il pousse un cri inaudible et rampe jusqu'à la sortie. Il traverse une arche de grès, et...

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