La gueule enfarinée
J’ai passé la journée d’hier à taper la manche devant le Monoprix. D’habitude j’évite ce coin. Y a toujours trop de monde. Et puis la plupart du temps, on se fait virer par le vigile. Paraît qu’on fait peur aux vieilles ! Non, en général, moi, je préfère zoner dans le parc. Je me cale sous un arbre, même des fois je discute un peu avec une miss. Une pas trop snob. Et puis pour Panik c’est bien le parc. Il peut courir, il y a des bâtons. Panik c’est mon chien. Ouais il porte bien son nom ! Non mais faut pas croire, c’est une crème ce clebs. Le plus sympa que j’ai jamais connu. ‘Fin si tu m’emmerdes pas, parce que sinon il pourrait bien te gnaquer, hein. Gentil mais pas con. Un peu comme moi quoi.
Donc, hier j’ai tapé la manche devant le Monop’. C’est abrité. Avec toute cette neige, c’est pas du luxe, comme dirait l’autre ! Puis quand il fait froid, le bourgeois devient généreux. Pour se donner bonne conscience, sans doute. Y en a bien qui me disent d’aller dans le centre d’hébergement. Ils ouvrent des places quand il fait froid il paraît. Le plan “grand froid” ils disent. C’est qu’il faudrait pas qu’on crève sur leur trottoir. Ils aiment pas bien ça, les bourgeois, retrouver un cadavre de zonard devant leur porte. Mais le centre d’hébergement, moi, pas moyen que j’y pose un orteil. Bah ouais ! J’en fais quoi de Panik si j’suis dans leur centre ? Puis y a ceux qui veulent nous filer de la soupe aussi. A croire que le bourgeois, la soupe ça suffit à le réchauffer. On voit bien qu’ils connaissent pas la rue ces gens-là. La soupe, ça te réchauffe un temps. Mais ça dure pas. Le froid, ça s'infiltre. Ça se glisse dans chaque petit espace jusqu'entre tes cellules. Non, quand ça caile vraiment, moi ce qui me réchauffe le mieux, c’est la huit-six. Les potos aussi d’ailleurs. Sont pareils.
Hier, avec la neige, ça a pas mal marché la manche. Rarement vu autant de fric ! J’vais pas te dire qu’il pleuvait des pièces, mais pas loin. De quoi offrir un bon festin à Panik. Et pour moi, un grec et quelques canettes à partager avec les potes. De quoi réchauffer les corps. Et les cœurs aussi. Faut pas croire, hein, on en a encore un, de cœur. C’est juste qu’on le garde bien planqué, là, tout au fond. Dans la rue, montrer ton cœur c’est la mort assurée.
Le Monop’ ferme à huit heures. C’est l’heure où les autres rejoignent le squat. Ils disent qu’ils y sont bien dans leur squat. A l’abri du froid. Tu parles ! L’est plein de courants d’air cet immeuble. Puis ça pue. Ça pue la pisse et la mort. J’ai la gerbe rien que d’y penser. Non, moi j’ai trouvé mon p’tit coin à moi. Une terrasse dans une rue calme. Y a pas grand monde qui passe par là. La nuit c’est plutôt tranquille. Et puis surtout, c’est un des rares endroits où y a un coin un peu abrité pour se poser. T’as pas remarqué ? Ils pondent des décorations pour rendre “la ville plus agréable aux citadins” qu’ils disent. Mais on me la fait pas à moi ! Ils payent une blinde des architectes juste pour remplir ces petits espaces où on pouvait se caler pour pioncer. Là, ils l’ont pas encore fait. C’est un peu mon chez-moi cette terrasse. J’suis pas si mal sous la p’tite avancée. Avec le sac de couchage anti-gel de l’armée, des chaussettes en laine. Avec Panik on se serre l’un contre l’autre. On partage notre chaleur. Faut pas croire, ça tient chaud un clebs. Puis si quelqu’un veut m’emmerder il me protège aussi, Panik.
Hier, quand j’suis arrivé chez moi, y avait un autre type qu’était là. Oh pas un humain ! Pas un de ceux qui détourne la tête quand il nous croise. Non, un bonhomme de neige. L’était posé là, sur un coin de ma terrasse. M’a fait sourire le con ! Alors je me suis approché, pour voir à quoi il ressemblait. Le type qui l’a fait lui avait mis deux p’tits graviers pour les yeux. Puis une paille, pour lui faire une espèce de bouche. Ça lui donnait un peu un air abruti. M’a rappelé quand j’étais gosse. J’aimais bien en faire, des bonhommes de neige, avec le vieux. Et avec la frangine aussi. Je me demande ce qui deviennent tiens, le vieux et la frangine. Sûrement pas grand chose, comme quand je les ai laissés. M’a fait rire sa tête d’idiot ! Panik il aime bien quand je me marre ! C'est pas souvent, mais ça le rend tout fou. Alors on a joué un peu tous les deux. Puis à un moment, j’sais pas pourquoi, j’ai eu envie de lui sauter dessus à ce bonhomme de neige. Alors j’ai pris un peu d’élan. Et je lui ai sauté sur la gueule. A pieds joints. J’étais mort de rire ! Ses p’tits yeux sombres et froids sont allés rejoindre les autres graviers par terre. La paille aussi l'est tombée par terre. Fini son sourire narquois ! Il restait juste la trace de ma rangeo, là, dans la neige. Alors j’suis parti sous la p’tite avancée, j’ai sorti mon duvet et j’me suis pieuté. Panik contre moi.
Je sais pas quelle heure il est, mais vu le ciel l’est déjà tard. Ça faisait un bail que j’avais pas aussi bien dormi. Panik aussi d’ailleurs. Faut que je me bouge, vite. Avant que le monde arrive. Me voir là, ça pourrait leur donner envie d’appeler des architectes pour aménager la terrasse. J’aperçois la flaque de neige dans le coin, là-bas. Pas vraiment fondue. Pas vraiment neige non plus. Une bouillie dégueulasse avec l'empreinte de ma pompe. M’en veux un peu ce matin, la gueule enfarinée. La redescente, c'est toujours la ruine. J’espère qu’il m’en voudra pas trop le type qui l’a fait, qu’il comprendra. Moi, j’aime bien détruire. De toute façon, pas le temps d’attendre de voir sa tronche. Allez, je me casse.
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