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Nous arrivâmes fort tard au château de … dit « La grenouillère », architecture décadente typique 18e, style Moulinsart assumé, avec sa symétrie parfaite de façade, la cour d’honneur recouverte de gravier fin couleur saumon, encombrée de voitures de rêve et encore faut-il avoir suffisamment d’imagination, ce qui n’est pas commun chez le pauvre, modèle lambda.

Dans ce milieu, il faut laisser le personnel s’activer avec obséquiosité. Personnellement, cela ne me gène en rien, j'aime profiter et je suis pour le partage de la richesse. Il faut permettre aux pauvres de vivre en haïssant les riches. J’aime qu’on m’envie alors que je suis aussi gueux qu’eux. Je suis disruptif comme le dit toujours Béa, je cherche la merde comme disent mes frérots.

Arrivés à la grande porte vitrée d’apparat, le larbin nous ouvrit. Un sourire m’envahit, je le connaissais trop bien.

— Mon ami, vous ici ? fis-je, amusé.

C’était ce bon James. En réalité, il se nomme Zine-Dine comme un grand « football » Français, mais on manque de bras en France, c’en est déprimant. C’est ainsi qu’il est impossible de trouver des domestiques cousins de Germain mais plutôt cousins de Mohammed. À la seule idée d’aller bosser, le Français se trouve mal et cours chercher un AM. J’exagère ? Je suis moi-même un putain d’inactif, profiteur du régime ? Je m’inscris en faux ! Je suis un artiste, un écrivain, même si je n’ai aucun talent. Je crée !

Avec James, c’est une histoire cocasse. Je le taquine en le surnommant James DINE, il me maudit et me fait le geste sournois du sourire Berbère. En réalité il est jaloux de moi, c’est simple, parce qu’une racaille est du bon côté de la barrière sociale. Mais c’est une obligation systémique : il faut beaucoup de pauvres pour faire une élite de riches voleurs. Pas moyen de faire autrement.

Le bon James, m’avertit de suite :

— Madame la baronne me charge de prévenir monsieur. Elle ne tolérera plus ses extravagances. En cas de manquement, elle a dit : lâchez les chiens !

— Les rases-moquettes ? Sérieux ? fis-je hilare.

— Madame la baronne a fait l’acquisition d’un couple de malinois… Khadafi, Mobutu, au pied !

Et voilà que déboulèrent des mastards baveux et complètement cons, agités, reniflant culs et pieds, trépignants. Béa s’indigna :

— Monsieur Laurent se tiendra bien ! Il a changé ! Il a promis !

Assez content de son effet, James me regardait ironique, visiblement satisfait, tandis que je tentais de repousser une truffe de mon fondement.

— Mon ami, je te plains ! fis-je avec ma langue fourchue.

— Pourquoi monsieur ?

— Quand tu dois ramasser les crottes de ces molosses… Misère. Tu as demandé une augmentation ?

S’impatientant Béa intervint :

— Mon amie la baronne de… va bien ?

Toujours choqué sous le coup sournois, James bafouilla :

— Mais oui, mais oui… Elle vous attend pour un cocktail de bienvenue dans la serre.

— Parfait. Je me rafraîchis et j’arrive. Ce voyage a été éreintant.

Tandis que nous nous éloignions, j’aperçus dans le grand miroir, le reflet de James passer son index au niveau de son cou en me regardant avec un air mauvais. Il me fera mourir de rire un jour.

— Tu ne m’avais pas dit que ce château était à la baronne, fis-je.

— Tu ne serais pas venu. Elle t’en veut toujours après tes frasques avec son hélicoptère. Elle a fait une crise nerveuse, un « nervous breakdown »… Et ça m’a coûté une blinde !

— Je rembourse !

— Ne sois pas ridicule !

Quand elle me prend de haut comme ça, je me sens vraiment mal, je vois trop à quel point je suis pauvre et que nous ne sommes pas du même monde. Alors, je souffre psychologiquement. Cela ne dure pas très longtemps, mais je souffre. Cette femme est une méchante personne.

Tout en montant l’escalier monumental, elle ajouta :

— Il lui a fallu une cure à Gstaad, bains d’algues et massages de boue… à ma charge !

— Oh putain…

— Mais les réparations de son hélico… Ça ça m’a fait vraiment mal. Laurent, je veux ta promesse : tu n’empruntes rien, tu ne voles rien, tu ne casses rien !

— Tu me prends pour qui ? Tu me prends pour un gosse ?

Béa me regarda froidement. Non, cette femme ne pouvait pas m’aimer. Pourtant, elle ajouta :

— Tu es l’homme le plus intéressant que j’ai rencontré.

— Ah ? OK… Et c’est une bonne chose ?

— C’est…

Descendant avec précaution, haut perchée, nous croisâmes Lucile de… qui se la jouait diva : robe de soirée outrageusement échancrée dans le dos, coiffure extravagante, bijoux tellement éblouissants qu’ils piquaient les yeux. Quand je vois tout ce fric, il faut m’attacher les mains. Les deux femmes mimèrent les bisous sans se toucher la peau. Je fis le baise-main avec la classe britannique.

— Laurent… Tu m’as manqué. Sais-tu que je n’ai plus ri depuis… notre dernière rencontre.

— C’est triste.

— C’est inhumain.

— Ne l’encourage pas, ma chère, intervint jalousement Béa. Il est déjà tellement imbu de lui-même. Sais-tu qu’il se prend pour un « écrivain » ?

— Non, vraiment ?

— C’est à ne pas croire !

— Je veux lire !

— Surtout pas ! Un fatras d’inepties, de vulgarités… C’est un révolutionnaire !

— Humm… Je veux lire encore plus !

— Lucile !

Nous reprîmes notre ascension vers notre suite. Visiblement, Béa s’en voulait d’avoir trop parlé, elle grommelait dans ses dents.

— La sotte ! Elle est capable de trouver « ça » bien.

— Je suis un écrivain ! fis-je, sarcastique.

— Laurent ! N’en rajoute pas. Tu es insupportable !

Nous nous installâmes. J’étais las. Je me laissai choir devant l’écran géant pour regarder Gulli, les informations sur l’imminence de la troisième guerre mondiale me cassaient les pieds.

Béa me tira pour venir au cocktail, très agacée. Elle avait sorti l’artillerie lourde au niveau bijoux et elle voulait paraître au bras d’un homme. Je n’étais qu’un accessoire de plus pour elle.

Non, je n’étais décidément pas un écrivain. Un écrivain, c’est autre chose. Moi, je n’étais rien.

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