RHEYÆ (Rheya 4.2) - Chapitre 01.2

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Rheyæ avait d’abord voulu objecter en lui disant qu’elle n’était pas la personne qu’il imaginait. Mais ils lui avaient prouvé qu’ils savaient exactement qui elle était. Plus encore que la plupart des personnes avec lesquelles elle était proche.

Louis Fromont avait ajouté avec une désagréable suffisance qu’elle-même ignorait ce dont elle était capable, ou l’avait oublié, mais en cas de nécessité, elle saurait exactement quoi faire.

Elle détestait les personnes qui pensaient savoir qui elle était exactement. Elle reconnaissait, néanmoins, qu’il n’était pas le genre d’homme dont on refusait les requêtes. Cependant, ce n’était pas pour ce que Fromont lui avait dit qu’elle avait accepté, mais à cause de la détresse de Paul Schiller.

La présence de ses protégés avait quelque peu changé sa vie privée.

Elle avait dû quitter un univers soporifique fait d’habitudes, de confort personnel et d’immobilisme pour un autre plus actif, vivant et chaleureux.

Elle avait trouvé quelque chose qui lui avait manqué sans qu’elle s’en rende compte et dont elle savait ne plus pouvoir se passer dorénavant.

Dans sa vie professionnelle, il y avait eu peu de changements.

Elle continuait à prendre le bus pour aller travailler, même si cela nécessitait de se retrouver seule dans un lieu fermé, au milieu d’inconnus : trois quarts d’heures matin et soir, cinq à six jours par semaine. C’était déjà mieux que le métro bondé, et aussi long avec ses différentes correspondances.

Elle fuyait autant qu’elle le pouvait les endroits surpeuplés.

La foule l’effrayait, l’énervait, l’étouffait, la stressait, tout en lui laissant un profond sentiment de solitude, et une douleur sourde à certains endroits du corps. C’était en partie son état physique et psychologique qui lui avait fait refuser, dans un premier temps, la proposition des pères de Louise. Cela n’avait pas semblé leur poser problème alors que d’autres parents se seraient sûrement enfuis en courant.

Elle aurait pu prendre un taxi deux fois par jour, mais cela aurait fini par lui coûter cher. Elle avait aussi refusé l’aide financière proposée par Fromont et espérait ne jamais y avoir recours.

Elle espérait que certains contrats à l’agence lui rapporteraient un peu plus, mais Bolt n’était pas connu pour en accepter de hauts niveaux susceptibles de mettre la vie de ses employés en dangers.

Pour se rapprocher de son emploi et du lycée de Louise, elle avait essayé de trouver un nouvel appartement ou même une maison, mais elle s’était rapidement rendu compte qu’elle n’en avait pas les moyens. Elle économisait donc pour LA maison qui leur conviendrait à tous les trois.

Cela excluait l’acquisition d’une voiture. Celle de l’agence lui suffisait si elle en avait vraiment besoin. D’autant que son patron insistait assez souvent pour qu’elle l’utilise à son gré. Elle n’aimait pas qu’on lui rende service sans savoir quoi donner en retour. Aussi, le plus souvent, elle refusait.

Six jours par semaine, elle travaillait dans une agence de cautionnement.

Parfois, elle se demandait si elle ne serait pas mieux dans l’agence d’à côté, à voyager et à rédiger des guides touristiques. Mais elle appréciait son travail et ses collègues.

Son boulot ne ressemblait en rien à ce qu’on pouvait voir à la télévision. Elle n’avait rien de la fille qui repérait d’un coup d’œil, le bad guy, le coursait, à pied ou en voiture, en prenant des risques inutiles, et parvenait inévitablement à lui mettre la main dessus. Une bonne partie de ses clients étaient généralement équipés d’un pacemaker.

Pour les autres, elle comptait sur leur maladresse naturelle, leurs talons aiguilles ou leur lâcheté pour ne pas avoir à les courser. Elle n’accomplissait aucun exploit.

Chaque matin, son patron partageait entre ses trois employés et lui les différents avis de recherche qu’il avait reçu la veille et dans la nuit, et chacun faisait sa part. La moitié du travail consistait généralement à aller chercher la cible à la sortie de son boulot, à celle du supermarché, du cinéma ou encore directement à l’hôpital, et à l’escorter au commissariat ou au dépôt de prisonnier le plus proche.

L’autre moitié consistait à accomplir des tâches administratives, à remplir de la paperasserie, à ranger des dossiers, à vérifier des notes de frais, à trouver des maisons à vendre ou à louer, à enquêter sur leur voisinage, à y placer des hommes, des femmes et, parfois, leurs familles, en attendant leur passage au tribunal…

Elle ne s’épanouissait pas vraiment dans ce travail, mais au moins il lui laissait assez de temps libre pour Louise et Neil. Il lui permettait de ne pas penser à d’autres choses.

Comme se faire tuer dans une librairie, par exemple …

Le lundi, après son travail à l’agence, elle se rendait à son cours de boxe thaïlandaise, le mercredi, c’était de l’aïkido, et le vendredi, elle s’exerçait au tir. Elle sortait toujours de ces cours avec un mal de chien, à la tête, au bras et à la main gauche. Elle avait appris à composer avec cette douleur, presque à l’aimer.

En remarquant les cicatrices sur son corps, ses adversaires essayaient généralement de la ménager, mais elle leur faisait passer cette idée rapidement. En dehors du travail et du sport, elle évitait le contact avec l’extérieur à chaque fois qu’elle le pouvait. En fin de journée, elle attrapait un bus et rentrait chez elle, auprès de Louise et de Neil.

Pourtant, ce soir, elle avait décidé de changer ses habitudes. Au lieu de prendre le bus, après la boxe, elle avait décidé de flâner en direction des ponts. Elle souhaitait voir le fleuve Saint-Laurent sous la neige. Elle avait pris son appareil photo.

Dans les rues crasseuses, de rares ombres erraient devant les dernières vitrines colorées avant de se réfugier dans leurs foyers. Le fleuve était éclairé, et les reflets des lumières des néons arc-en-ciel ondulaient sur l’eau au rythme de ses frémissements. Une pluie grasse et sale tombait en grosses gouttes qui paraient les trottoirs de couleurs scintillantes, et d’une forte odeur de carburant brûlé.

Elle avait les cheveux humides, assez pour attraper froid même si la température était plus que clémente pour un soir d’hiver.

La ville de Montréal avait autrefois été connue pour ses hivers plus rigoureux. Le réchauffement climatique était passé par là et la neige n’était plus tombée depuis bientôt vingt ans.

Noël et le jour de l’an étaient encore proches, et les guirlandes à peine lumineuses et bien noircies par la pollution étaient toujours accrochées aux arbres artificiels et à tout ce que l’architecture de la ville permettait encore.

Une nouvelle année commençait.

Elle ajusta son masque filtrant.

Il y avait un temps où l’air avait des odeurs de Noël : celles de l’orange, de la cannelle, de la résine de sapin. C’était comme un souvenir sensitif. Elle aurait vraiment aimé les sentir à cet instant.

Elle n’avait pourtant jamais vécu ce temps, pas plus qu’elle ne s’était rendue dans un institut du souvenir, ces espèces de boutiques où on vous fabriquait des souvenirs aussi réels que si vous les aviez personnellement vécus.

Les jours qui suivaient les fêtes de fin d’année, les gens se débarrassaient de leur sapin en plastique-de-récup. Il y en avait un tas conséquent en haut de l’escalier de pierres qui descendait jusqu’au fleuve, du côté des écluses.

Un groupe d’hommes et de femmes en brûlait un dans un brasero de fortune pour réchauffer leur nourriture. Des sans-domiciles-fixes qui n’avaient pas trouvé de refuge pour la nuit, ou n’en avaient pas voulu pour diverses raisons. Il y en avait eu de plus en plus ces dernières années.

Elle se demanda comment ils pouvaient supporter l’odeur du plastique fondu, même pour le peu de chaleur qu’il dégageait.

Les vies de plusieurs millions de personnes avaient changé depuis la Guerre du Week-end, bien des années plus tôt, et plus encore depuis l’épidémie qui avait immédiatement suivi, puis la longue crise, la seconde depuis le début de ce siècle, qui ne cessait lentement, mais inexorablement, d’empirer.

Le monde entier en ressentait les nombreuses conséquences, bonnes ou mauvaises, selon les points de vue.

Le siècle précédent avait attendu presque quinze ans et une guerre pour véritablement commencer.

Le présent n’avait eu qu’un an à peine, un soulèvement qui avait laissé une fracture profonde chez les États-uniens. Depuis, tout n’avait été que violence, attentat, guerre civile, guerre éclair, révolutions, crise financière et épidémies sanitaires.

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