Razzaville   2/2

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Nous aurions dû partir aujourd’hui mais dans moins d’une semaine, c’est le quinze août et comme chaque année, une grande fête se prépare à Brazzaville. Maman a pensé qu’il serait dommage de ne pas y assister et Papa a tout de suite été d’accord pour décaler notre voyage. Il dit qu’il aura assurément de belles photos à faire ! Je suis soulagée aussi : mes retrouvailles avec le garçon au rat n’ont pas encore eu lieu, et même si je n’en ai pas envie, je sais par expérience que l’annonce du kaléidoscope doit être écoutée.

Papa a profité des préparatifs de la fête pour nous donner, à Alphonse et moi, une nouvelle leçon d’histoire : il nous a expliqué que la République du Congo, autrefois française, était indépendante depuis un peu plus de soixante ans et que c’est cet anniversaire que la ville prépare. Il a aussi rappelé que ce mouvement pour la liberté n’avait pas été sans heurts, que le pays avait connu d’autres phases de violence depuis, qu’il était encore soumis à des tensions régulières et que son équilibre restait fragile. Mais il a terminé par un « place à la fête ! » dont il a le secret, qui nous a fait éclater de rire et a ramené le sourire sur le visage de Maman en moins d’une seconde.

Nous y sommes enfin et la grande fête va commencer ! Beaucoup de manifestations sont prévues un peu partout dans la ville mais l’essentiel des festivités va se dérouler sur un immense terrain en périphérie, une zone vierge, hier encore à l’abandon, sur laquelle se succéderont différents spectacles. D’après le programme, une chanteuse ouvrira la cérémonie sur une partie de l’aile droite du champ aménagé en stade, puis une fanfare prendra le relais sur l’aile gauche, et un spectacle de danse leur succèdera au centre. Suivront ensuite de nombreuses animations sur l’ensemble du site, qui devraient se conclure par un grand bal populaire auquel Maman se réjouit de participer. Papa a fait un peu la grimace à l’idée de devoir aller danser mais je lui ai adressé un clin d’œil complice qui l’a beaucoup amusé.

Pour rendre toute cette grande fête possible, des machines et des hommes se sont employés à défricher l’immense terrain abandonné, et ce pendant des jours et des jours. Rendre l’endroit praticable, propre, beau… Aujourd’hui leur travail est terminé, tout a été nettoyé, tondu, les estrades et les gradins montés, tout est prêt pour la fête. Papa, Maman, Alphonse et moi avons pris place en hauteur, pour avoir une belle vue d’ensemble, et Papa commence déjà à fixer sur la pellicule les sourires des spectateurs qui nous entourent. L’arène est remplie, l’ambiance joyeuse, les lumières et la musique baissent, le spectacle va commencer… Et c’est évidemment le moment que choisit le kaléidoscope pour se manifester !

Des cris, des larmes, du sang… Je ne sais si un jour mon objet magique s’attachera à m’envoyer des images de joie et de bonheur mais ce n’est visiblement pas encore pour aujourd’hui ! Je ne comprends pas bien ce que je vois, juste une scène de désordre, de guerre peut-être et, entre deux images de blessés, le sourire de ce garçon arrogant, et les moustaches et le long nez de son affreux ami, le rat géant ! Je ne sais que penser, pourtant le message est clair : je dois retrouver ces deux-là, il semblerait qu’ils soient les seuls à pouvoir m’aider.

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J’ai murmuré « Je reviens ! » à l’intention de mes parents avant de bousculer tout le monde pour me frayer un chemin jusqu’au bout de l’allée. Je me suis glissée dans la foule, j’ai fait le tour des gradins, détaillé chaque visage, à la recherche de celui que l’objet magique m’incitait à rejoindre, mais sans succès ! Le kaléidoscope vibrait de plus en plus fort et la panique commençait à me gagner lorsque j’ai compris que l’insolent était bien du genre à boycotter la fête et que je perdais sans doute mon temps à le chercher ici !

C’est près du marché que je les ai trouvés. Youssouf, c’est le nom du garçon, et Pit, celui de son rat géant. Youssouf m’a accueillie avec un sourire narquois, se moquant de la blancheur de ma peau et de mes taches de rousseur, et me rappelant avec un plaisir non dissimulé combien j’avais eu peur de son ami une semaine plus tôt. Sans me démonter, je lui ai collé mon kaléidoscope sous le nez, espérant qu’il y verrait les mêmes images que moi et que celles-ci se montreraient plus claires pour lui. Bien m’en a pris : en une seconde, j’ai vu disparaître son sourire railleur et en moins de temps encore, il était debout et courait en direction de la fête, son rat dans les bras et m’incitant à le suivre.

La chanteuse a déjà terminé sa prestation, la fanfare joue son dernier morceau et les danseurs folkloriques s’apprêtent à faire leur entrée sur la scène centrale lorsque Youssouf lâche Pit sur le terrain. Le petit animal se met tout de suite à renifler le sol, il parcourt quelques mètres puis s’arrête net, gratte de ses pattes avant et s’assoit, comme il a appris à le faire, pour montrer à son maître qu’il vient de repérer quelque chose. Effrayés, les danseurs regardent le rat évoluer sur leur piste de danse mais aucun d’entre eux n’ose mettre un pied sur la pelouse et prendre sa position sur la musique qui joue déjà, cette musique qui ne les a pas attendus. Tout en haut des gradins, dans la régie montée pour l’occasion, le metteur en scène s’agace bruyamment, il demande pourquoi les danseurs ne sont pas en place. Bientôt les spectateurs s’impatientent à leur tour, certains comprennent que quelque chose ne va pas, ils commencent à se lever et à s’agiter sur leurs bancs de bois. Difficile pour la plupart d’entre eux de distinguer ce qui se passe au centre du stade, Pit est trop petit et l’action trop lointaine, mais des soupirs d’effroi s’élèvent en choeur lorsque Youssouf crie « Mine antipersonnel ! Que personne ne bouge ! »

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La fête de l’indépendance s’est arrêtée bien plus vite qu’elle n’avait commencé. Nous sommes passés à deux doigts d’une terrible tragédie et sans l’aide de Pit et de Youssouf, on serait sans doute encore en train de compter les blessés, comme sur les images préventives du kaléidoscope. Ce n’est pas une mais trois mines antipersonnel qui ont été délogées du stade, sous les yeux du public qui n’a pas eu le droit de quitter les lieux avant la fin de l’intervention. Les démineurs ont dit que c’était un miracle que les explosifs n’aient pas été déclenchés plus tôt, et notamment par les employés qui ont défriché le terrain pour préparer la fête ! La chance aurait sans doute moins souri aux danseurs qui s’apprêtaient à se produire sur la piste centrale, sans parler des centaines de personnes qui auraient dû piétiner l’herbe après eux, lors du grand bal populaire !

Youssouf a cessé d’être désobligeant, il se montre enfin sous son vrai jour et j’avoue que je préfère nettement ! Il m’a remerciée pour l’alerte donnée par mon kaléidoscope et m’a tout expliqué, en commençant par l’accident de son frère, il y a deux ans, un frère qui a perdu une jambe sur une mine antipersonnel, en jouant au ballon, sur un site pourtant ouvert à tous... Il m’a raconté les conflits, lointains ou plus récents, qui ont truffé son pays – et beaucoup de pays voisins – de débris explosifs encore enfouis. Il m’a parlé de l’espoir que représentent les rats de Gambie dans la recherche de ces munitions, en raison de leur flair, et de leur légèreté qui rend leur intervention sans risque. Il m’a décrit le travail qu’il a fait lui-même avec Pit pour le former depuis qu’il s’intéresse à la question, a évoqué avec beaucoup de fierté l’intelligence et la sensibilité de son protégé et m’a appris que celui-ci avait déjà déniché une dizaine de mines antipersonnel avant les trois de ce jour ! Pit est un HeroRat, et bientôt il recevra une médaille pour le remercier de son travail et de son courage ! Le garçon n’a pas cessé de caresser son rat avec tendresse en me racontant tout ça, tandis que ce dernier mangeait délicatement les cacahuètes et les morceaux de banane qu’il venait de recevoir en récompense.

Les mots de Youssouf m’ont beaucoup émue. Ils m’ont donné honte aussi. Ils m’ont amenée à une réflexion à laquelle je n’étais pas forcément prête. J’ai en effet réalisé combien j’avais eu tort de juger le petit animal, à quel point j’étais capable de m’arrêter aux apparences, comme je pouvais être remplie de peurs et de préjugés ! Je regarde Pit différemment, je le trouve même mignon à présent, et je me suis surprise à avoir envie de le caresser ! Le rat est un animal mal aimé, par peur sans doute, par méconnaissance surtout. On juge parfois les êtres sur leur physique, leur apparence, leur réputation… Je crois qu’on devrait toujours s’efforcer de comprendre, à défaut de connaître. Et, surtout, ne jamais condamner. Je ne sais pas si j’en serai toujours capable, je ne promets rien, mais en tout cas je vais essayer.

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