Chapitre 1

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Une dernière pensée avait fini par s'écouler hors de l'esprit du Grand Qalam. Désormais ne régnait plus que la douce paix du silence. Même les perroquets, d’habitude si criards, restaient muets et se contentaient de l’observer depuis leurs perchoirs. Quelques prières en direction des dieux se faufilaient discrètement entre ses lèvres. Depuis que les oiseaux avaient pris la fâcheuse habitude de répéter tout ce qu’ils entendaient, et ce, toujours avec une voix grotesque, les adeptes du Chram d’Apourna avaient décidé de ne prier qu'en murmurant à peine. Pour le religieux, qui considérait le silence comme l’un des plaisirs essentiels de la vie, cela tenait plus de la bénédiction que de la peine.

Certains volatiles s'affairaient à nettoyer en profondeur leur plumage aux couleurs chatoyantes, magnifique assemblage d’azur, de rouge et de jaune. D’autres avaient le regard fixé sur la légère lueur que dégageait le sage.

«Hm... Qu’y a-t-il encore...», marmonna-t-il.

Une odeur étrangère s'était imposée à ses narines. Les aras furent très surpris de voir l’homme s'arracher ainsi de sa méditation et ne purent s’empêcher de commenter la situation en criant à tue-tête.

«Fais la passe !» s’exclamèrent-ils à tour de rôle, d’un ton qui caricaturait à merveille l’un des adeptes les plus bruyants.

Les effluves, mélange de sang séché et de sueur, envahirent bientôt l'odorat du Grand Qalam. Sa source devait encore se situer à au moins trois cents bras, soit...

«Le grand portique !» s’écria-t-il, bousculant le rideau de sa tente.

Ce parfum metallique, depuis des siècles, s'était toujours fait le porteur de mauvaises nouvelles. Jes jambes du vieillard, marquées par cette couleur violacée caractéristique de son âge, restaient aussi vigoureuses que celles des adeptes les plus sportifs.

Les oiseaux s’envolèrent s'enfuirent en piaillant dans le ciel humide de la forêt. Un instant plus tard, le Grand Qalam fut en mesure d'entendre les échanges menés au niveau du portail principal. Il ralentit son allure.

Quatre... Non, ils sont cinq, pensa-t-il. Pas d'énergie hostile... Eshev, guide nos actions face à cette épreuve et permets-nous d'en ressortir grandis. Pardonne notre communauté si...

Il n’eut pas le temps d’achever sa prière, qu’il se retrouva nez-à-nez avec la troupe, composée de six hommes. Six ? Mes sens faiblissent... pensa le vieillard, attristé par l'action du temps sur son corps .

Les étrangers, dès qu’ils le virent arriver, exécutèrent maladroitement le salut honorifique en vigueur dans les cours de la Principauté - main droite levée à la verticale, poing fermé, accompagnant un agenouillement -, devant une foule d'adeptes interloqués. En effet, on ne saluait pas les dignitaires religieux de la même manière que n’importe quel seigneur. La plupart des ramabs, Grands et petits Qalams les auraient faits expulser pour un tel affront, mais le maître d'Apourna préféra attribuer l’erreur à une méconnaissance des coutumes de la région. Il demanda pardon en son for aux statues des dieux qui n'avaient rien raté de la scène.

«Nous... venons pour paix», déclara difficilement le plus petit, dans la langue de la Principauté.

Ses yeux rougis par la fatigue ne se détachaient pas de ceux du Grand Qalam. Deuxième affront ; jamais un profane ne devait croiser son regard. Les adeptes ne purent réprimer des grimaces d’agacement.

«Calmez-vous, mes enfants. Ces gens n'ont pas connaissance de nos coutumes, comme vous pouvez le voir», déclara le sage.

Le petit homme déchiffra péniblement sa phrase, attentif au moindre mouvement de ses lèvres.

Des impériaux... Intéressant, pensa-t-il. Cela doit bien faire deux siècles qu’aucun n’a mis les pieds ici.

«Parlez-vous skritt ? demanda-t-il, articulant chacun de ses mots.

— Certains d'entre nous ont eu l'occasion de l'apprendre, répondit une voix forte. Nous ne venons pas ici avec des intentions hostiles, Grand Qalam.

— Nous avons déjà repoussé des armées bien plus nombreuses et mieux équipées que vous. N'inversons pas la situation, c'est plutôt moi qui devrais vous rassurer quant à mes intentions, ajouta le sage en pensée.

— Je... C’est vrai, concéda le chef étranger, sa fierté ravalée. Nous avons subi une attaque à la frontière et nous requérons l'asile dans votre Temple.

— Chram, dans notre Chram, reprit le dignitaire. À la frontière, vous dites ? Il y a d'autres villes et villages où vous auriez pu vous arrêter sur votre route. Pourquoi ici et pas ailleurs ?

— Apourna est le seul endroit où la loi de l'Hospitalité est sacrée. Je vous en conjure».

L'étranger se jeta au sol, et plaça ses mains en arc-de-cercle sur le sol, selon la coutume orientale. Ses hommes imitèrent le mouvement.

Le Grand Qalam, passé expert dans la lecture de l'esprit humain, savait depuis le début que la troupe ne venait pas avec des intentions guerrières. Il l’avait senti jusqu’aux émanations de rouille qui emplissaient l’air. Ces hommes, brisés par Eshev sait quelle épreuve, auraient sûrement accepté n’importe quelle demande en échange d’un refuge et de nourriture. Bien qu'il ressentît une grande pitié pour eux, il laissa durer les négociations pour faire bonne figure auprès des adeptes et des Grands ; chose parfois stupide mais nécessaire pour tous les dirigeants quels qu’ils soient.

J'imagine qu'il vaut mieux les avoir sous les yeux et en apprendre plus sur eux, petit à petit. S'il s'agit d'espions envoyés par les impériaux, la vérité finira bien par éclater... Reste à prier pour que les adeptes ne ratent aucun détail d'importance, pensa-t-il.

«Que nous proposez-vous en échange ? reprit-il après une pause. Le droit à l'Hospitalité ne vient pas sans un prix.

— Je... comment ça ?

— Eh bien, si nous ouvrions nos portes gratuitement aux premiers venus, le Chram se noierait sous des hordes d'hommes à la recherche d'un refuge. Si vous ne pouvez pas contribuer financièrement à la vie commune, vous pouvez toujours vous rendre à l'ambassade impériale ; c'est à moins d'une journée de cheval d'ici.

— Non... nous avons de quoi vous payer», concéda le chef.

L'homme déboutonna sa tunique et dévoila un pendentif recouvert de crasse. Le bijou, après nettoyage, pourrait valoir une fortune, vendu aux enchères dans la Capitale. Même les adeptes les plus ignorants en matière d'orfèvrerie s'en rendirent immédiatement compte.

«Est-ce tout ce que vous avez à proposer ? demanda le religieux dont le visage ne laissait transparaître aucun intérêt pour l'objet.

— Mes hommes ont aussi de quoi vous payer. Yehla, fasmatrinite wass bajaytun, ordonna-t-il.

Sayyêt, nte mabkumnesh jnenê ? protesta le petit interprète.

Kye droughy solwiny nte fadmesh, ha ?» insista le chef.

Les rébéens se relevèrent et dévoilèrent à leur tour des ensembles de bijoux pendus à leurs cous, tous plus raffinés les uns que les autres. Les adeptes ne purent retenir des pensées cupides de s'inviter en eux.

«Bien. Nous vous accueillerons. Mais il y a des conditions à respecter.

— Lesquelles ? demanda le chef rébéen, osant à peine relever les yeux.

— Eh bien, vous nous aiderez à entretenir nos cultures, nettoyer les enclos, préparer les repas, et vous vous fondrez parmi les adeptes, de sorte qu’un étranger ne saurait vous distinguer de l’un des nôtres. Concernant vos armes et tenues, elles vous seront confisquées jusqu’à votre départ. Nous vous prêterons des sawaris, le temps de votre séjour. Vous participerez aux prières, aux rituels...

— Bien sûr, répondit le chef, une larme de soulagement sur le coin des yeux.

— Je n'ai pas fini. Bien sûr, vous déposerez vos bijoux dans une caisse dédiée. Nous les ferons examiner par un expert de Samsharadh d'ici quelques jours.

— Très bien, nous acceptons. Nous ferons tout ce que vous demandez.»

Et l’homme disait vrai. Le Grand Qalam, grâce à un mélange d'intuition divine et de son expérience auprès des hommes, en avait l’intime conviction.

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