Chapitre 3

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Pratha consacra la journée suivante au trajet vers la capitale. Tandis qu’il finissait d’attacher la selle de Bardéo, un magnifique étalon à la robe charbonnée et aux oreilles recourbées, une tête familière se glissa à travers la fenêtre de l’écurie.

«Eh ben, vieux ! Où est-ce que tu vas comme ça ? demanda Gopta.

- Longue histoire, soupira son ami avant de lui expliquer les événements de la veille au soir.

- Il devient sacrément dur, le Maître ! Après, tu peux aussi voir ça comme l’occasion de voir du pays ; sur ce point, il a raison.

- Oui, peut-être que cette punition n’en sera pas vraiment une, finalement. Et toi, qu’est-ce que tu fais là ?

- À ton avis ? Je suis venu t’amener la suite !» répondit Gopta, tout sourire.

Il dégaina un petit livret en papier de mauvaise qualité. Sur la couverture, une représentation d’un fier guerrier apshewarais, lance dorée à la main, fonçant vers une troupe d’ennemis sur le dos de son puissant destrier. Les Guerriers de l’Ouest, roman feuilleton agrémenté d'images s’inspirant très librement de l’histoire d’Apshewar, était publié par l’une des innombrables compagnies littéraires de Jarapour. Les adeptes du Chram ne pouvaient s’empêcher d’en dévorer chaque sortie, bien que le Grand Qalam désapprouvât leur lecture, jugeant ces histoires puériles et sans grand intérêt. Les jarapouris, en proie à des incursions rébéennes de plus en plus pressantes, avaient mobilisé toutes leurs industries culturelles en vue de décrédibiliser l’ennemi. Bien sûr, le jeu de la diplomatie faisait que l’utilisation trop explicite de figures jarapouries dans l’histoire aurait pu se solder par un incident diplomatique. Ghoïskan, héros tiré de l'histoire d'Apshewar, avait pour habitude de faire voler les têtes des Rébéens et repoussait éternellement leurs conquêtes des vastes territoires de l’Ouest, pour le plus grand plaisir des lecteurs.

«Tu n’as qu’à l’emmener avec toi, ça t’évitera de t’ennuyer à la capitale ! proposa Gopta.

- Merci, mais je ne sais pas si j’aurai le temps de le lire ; je souhaite partir dès que possible du palais. Pas envie de me coltiner ce fichu Prince plus longtemps que nécessaire.

- Allons, allons... Peut-être qu’il a changé, depuis le temps ! Laisse-lui une chance, au moins. Et puis, qui sait, tu pourras peut-être profiter d’être là-bas pour... sourit Gopta.

- Pour... ? demanda Pratha qui commençait à voir où menait l’allusion.

- J’imagine qu’il doit y en avoir des belles, de femmes, là-bas !

- Et voilà, encore reparti là-dessus. Non, mon vieux, j’attendrai la fin du service : je ne souhaite pas faillir à ma mission.

- Eh bien tu es bête, voilà tout ! Tu as l’occasion d’enfin goûter un peu de... Enfin, tu me comprends. Et toi tu continues à être rabat-joie et à me parler de ton service ! Moi, je n’hésiterais pas une seconde !

- Et c’est bien pour ça que ce n'est pas toi qui hériteras du Chram ! rétorqua Pratha, chez qui l’envie de découvrir les femmes et leurs vertus était, bien qu'il refusât de l'admettre, aussi pressante que chez son ami.

- Peut-être, mais moi au moins, je n’aurai pas raté ça ! C’est comme si l’on te proposait de manger à la table de Bhaghttat et que tu préférais grignoter un morceau de pain rassi chez les mendiants, tout ça pour te donner bonne image !

- En quoi est-ce que cela te concerne ? rouspéta Pratha qui avait, de toute façon, horreur d’aborder le sujet des femmes.

- En rien, c’est vrai ; espèce d'aigri !»

Gopta jeta le livret sur un tas de paille et sortit, le visage tout rouge. Une fois Bardéo prêt et la colère redescendue, Pratha se décida à le feuilleter dans un coin de l’écurie.

«Jamais vous n’aurez notre liberté !» criait Ghoïskan sur la première page avant de lancer un féroce assaut contre les forces rébéennes dont les bouches étaient décrites comme monstrueuses et dégoulinantes de bave. Le héros fit voler, comme à son habitude, des corps dans tous les sens. Après plusieurs pages de combat, un tournant se produisit. Depuis les tours de Fort-Putra, la porte d’entrée du Grand Duché de Jarapour qu’il ne fallait perdre sous aucun prétexte, une salve stridente de flèches fut décochée et vint se loger dans le corps du héros et de sa fidèle escorte. Une image le représentait, genoux écrasés sur le sol. Tandis que les traîtres de la place-forte célébraient leur victoire, son corps fut piétiné par une nouvelle vague de rébéens. Ils l’ont... tué ? Vraiment ? se demanda Pratha, totalement incrédule. Ghoïskan avait tenu bon depuis plus d’une trentaine de numéros des Guerriers de l’Ouest, mais il avait finalement trouvé la mort à cause d’une supercherie de la part des rébéens ? Quelle honte... souffla-t-il.

La suite du numéro fut tout aussi riche en rebondissements. Pour la première fois depuis le début de la publication, Shawar Oddhi, Grand Duc légendaire de Jarapour maintes et maintes fois mentionné, apparut sur les pages. Les jarapouris se chargeaient enfin de de combattre eux-mêmes les envahisseurs. Ces derniers, terrifiés par la prestance du Grand Duc, tentèrent vainement de fuir à travers les collines environnantes. Shawar Oddhi leva simplement le bras et laissa sa fière cavalerie déferler sur les orientaux. Les archers eurent beau tenter une nouvelle fois de décocher des salves, ce fut sans effet. Le Grand Duc, une fois les hordes monstrueuses renvoyées chez elles et les traîtres jetés dans des convois à destination de l'île aux Tarasques, ordonna de retrouver le corps de Ghoïskan parmi le champ de morts dont était recouvert la vallée. Le livret s’achevait sur une phrase évoquant vaguement l'intrigue du prochain numéro ; puis un petit bordereau invitait les lecteurs non-abonnés à entrer leur coordonnées pour recevoir la revue.

Pratha alla retrouver en vitesse son ami, occupé à bouder sous un arbre à deux pas de l’écurie.

«Il faut que tu voies ça ! s’écria-t-il.

- Ne me raconte pas l’épisode ! protesta Gopta. Je l’ai pas encore lu !

- Les jarapouris se sont enfin mêlés de la guerre !

- Attends, vraiment ? Mais... Je t’ai dit de ne pas me raconter l’intrigue !

- Oui mais, c’est incroyable tu penses pas ?

- De quoi est-ce que vous parlez ? demanda le Grand Qalam qui les observait.

- Oh ! Je...

- Eh bien, expliquez-moi à quoi rime cette conversation sur les jarapouris, mes enfants, demanda le Grand Qalam.

- Je sais qu’on n’est pas supposés le lire mais... bredouilla Gopta.

- Abrège, je sais très bien que vous n’écoutez pas mes sermons sur ces histoires à deux dvats.

- Eh bien, dans le dernier numéro, Ghoïskan, est mort et...

- EH ! rouspéta Gopta.

- Attends, laisse le continuer, ordonna le Grand Qalam.

- Je... Désolé. Ghoïskan est mort et les jarapouris ont enfin décidé de se joindre à la guerre. L’épisode parle de Shawar Oddhi et d’une bataille incroyable qu’il a livrée aux rébéens juste après la mort du héros !

- C’est... Légèrement absurde, sachant que le Grand Duc et Ghoïskan ont vécu à plusieurs décennies d’écart.

- Je... oui, oui, absolument, acquiesça Pratha. Enfin, les jarapouris sont enfin là dans l’histoire pour nous défendre ! Et ça...

- ... C’est le signe que les choses vont mal. Tu sais comme moi qu’ils ont toujours utilisé des icônes d’autres pays pour éviter d'attiser les tensions. Alors, à ton avis, que peux-tu comprendre du fait qu’ils aient remplacé Ghoïskan par une figure bien de chez eux ? L'insulte est quasiment officielle. C’est une mauvaise nouvelle ; peut-être pas pour Les Guerriers de l’Ouest, mais pour le Grand Duché... et pour nous, par extension. Ça ne présage absolument rien de bon.»

La mine du Grand Qalam s’était assombrie. Les deux adeptes se regardèrent anxieusement. Le maître ordonna à Pratha de se procurer les autres romans feuilletons jarapouris lorsqu’il serait à la capitale, afin de vérifier si le dernier numéro des Guerriers de l’Ouest constituait une exception, ou si le sud menaçait encore une fois de s’embraser.

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