6.3

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Le lendemain à l’aube, les Rébéens répartirent les rouleaux de peau dans leurs paniers et utilisèrent le peu de rayons du Soleil pour tenter de s’orienter vers le Royaume de Litania. Jébril avait investi une quantité d’énergie considérable dans ses incantations de soin et avait réussi à apaiser un peu les maux de Mâstar.

La troupe s’enfonça dans cet enfer verdoyant, dont la densité se mit à faiblir après un nombre inconnu de jours. Les palmiers et autres plantes tropicales se clairsemèrent peu à peu avant d’être remplacées par de larges sapins. Les chants des hiboux et de rouge-gorges rythmaient leurs journées. À leur grand regret, ils ne rencontrèrent plus aucun léopard invisible.

Sayyêt repensa longuement à la trahison du Grand Qalam ; alors qu’il avait été habitué depuis bien des années à être dupé et redupé, il ne parvenait pas à digérer cette fois-là. Tout, de l'image du contour de sa barbe à sa voix mélodieuse, nouait le ventre du Rébéen. Sa troupe représentait-elle le seul bastion de sincérité en ce bas-monde ? N’y avait-il vraiment aucun moyen pour eux de profiter d’une existence paisible, comparable à celles dont jouissent, sans, la plupart du temps, qu’ils ne se rendent compte, la plupart des paysans qu’ils avaient aperçus de loin lors de leur périple ? Ses larmes s’étaient taries.

Une épaisse pilosité avait repris ses droits sur les visages des Rébéens, suivie de près par la crasse et la sueur. Leurs ventres gonflés par l'accueil du Chram se creusèrent de nouveau, leurs réflexes s’aiguisèrent et ils ne dormaient plus que sur une oreille. L’ex chef de meute guérit assez vite et s’avéra être un précieux allié durant cette longue marche. À chaque nouvelle démonstration de ses qualités extraordinaires, les Rébéens bénissaient intérieurement leur interprète pour s’être arrêté sur la berge, ce qui semblait être une éternité à leurs yeux.

Le climat se refroidit à mesure qu’ils avançaient vers l’Ouest. Bientôt, il leur fallut se parer des peaux prélévées sur leurs prises jusqu'au zénith. Le patchwork de fourrure invisibles et normales, cumulé à leurs visages creusés et touffus, leur donnait une apparence effrayante. Aucun d’entre eux n’osait regarder son visage dans les rares points d’eau épargnés par le verglas.

Un jour comme un autre, alors que la saison des glaces pointait le bout de son nez et que la forêt avait définitivement cédé la place à une sorte de taïga, les Rébéens eurent la chance de croiser une harde aux abords d’un lac. Quelques semaines plus tôt, une larme de joie aurait pu s’écouler sur le visage de Sayyêt. Son ventre hurla. Un filet de bave fraîche s’épanchait du coin de ses babines. Le chef fit un petit signe de tête et la troupe se barbouilla de terre avant de s’accroupir dans les fourrés.

Sous le ciel cristallin, les animaux buvaient paisiblement. De vagues émanations de vapeur s’échappaient des bouches des meneurs. Tout chez ces bêtes inspirait la noblesse. La solidarité qui régnait entre elles inspira une certaine compassion à Sayyêt. Il s’excusa auprès des Grands d’en être réduit à s’attaquer ainsi à une de leurs œuvres. Il aurait préféré dévorer des racines jusqu’à l’arrivée en Litania, si tant est que ce sol misérable puisse faire pousser quoi que ce soit de comestible en assez grande quantité. Mâstar respirait lourdement.

“Attends, wan beghir”, souffla Jébril.

Le chien couina avant de s’étaler sur le sol. Sayyêt empoigna son arc et une flèche trempée dans du venin de bongare. Les hommes réussirent à s’approcher suffisamment d’un individu un peu isolé. Sayyêt souffla, se redressa discrètement, banda son arc et relâcha la corde.

Le misérable bout de bois s’écrasa à un mètre de sa cible, laquelle s’enfuit en silence. Mâstar bondit hors des fourrés et utilisa ses dernières ressources pour tenter une attaque.

“Kohayi !” ordonna Sayyêt, avant de suivre l’ex-chef de meute.

Les herbivores, bourrés d’énergie, s’éloignaient à pas de géants, sans laisser la moindre chance aux humains épuisés de les rattraper. Le fier berger skritt dut rapidement se rendre à l’évidence : il était incapable de tenir la cadence. Il réduisit sa vitesse et se fit rattraper par les Rébéens en quelques instants.

Jébril rugit, dépassé par la situation. Le Prophète ne ressentait-il vraiment rien, face à tel spectacle, depuis son trône là-haut ?

Malki sanglota pour la première fois depuis l’exil. Le Royaume de Litania ne lui sembla être qu’un vaste mirage inatteignable. Il se demanda combien de temps ils avaient marché, sans être tout à fait sûrs qu’ils se dirigeaient dans la bonne direction. La vue des routes, en contrebas, sur lesquelles s’amassaient des caravanes de marchands grassouillets, de nobles pomponnés, de musiciens et artistes joyeux, de patrouilles au pic de leur forme ou encore de mercenaires flamboyants le rendait malade. Une proie telle que ce fichu cerf aurait suffi à assurer la survie de la troupe durant plus d’une semaine, mais les Grands, de toute évidence, s’étaient détourné d'elle.

Kéber ramassa la flèche et, l’espace d’une seconde, hésita à la loger dans sa poitrine. À quoi bon ? Lorsque la troupe atteindrait Trecorrinti, un nouveau coup du sort les forcerait à reprendre la route. Il en vint à regretter le temps du Soleil ardent et des crocodiles sur le bord du Jebz-Ash-Shat, et, si cela n’avait été pour ses amis, il n’aurait eu aucun regret à goûter aux effets du venin.

Djéma et Yahoun, enfin, plus optimistes, préférèrent observer les traces laissées au sol par le troupeau. L’avantage de cette boue fraîche qui leur collait aux pieds, c’est qu’elle permettait au chasseur le plus ignare de traquer la moindre bête avec aisance.

“Fasmatresh, Sayyêt. Tat ekhêt hanê”, informa Yahoun en désignant une piste qui s’écartait du reste du groupe et semblait se poursuivre derrière un rocher de basalte.

Le chef intima à ses hommes de rester silencieux et de se préparer. Au vu de la taille des sabots, le cerf ne devait pas être bien grand. Certes, il n’y aurait peut-être de viande jusqu’à la semaine prochaine, mais cela valait la peine d’essayer.

Jébril ordonna à Mâstar de suivre la piste, ce que le chien fit au prix de halètements marqués. Les hommes s’avancèrent prudemment. Le sens du vent allait en leur faveur : cadeau des Grands parmi cette accumulation effroyable de malchance ?

La piste serpentait la petite colline sur deux cents troncs au moins. Les Rébéens descendirent et passèrent à proximité du basalte, enjambèrent de petits ruisseaux et tombèrent sur l’entrée d’une grotte. La piste s’arrêtait à l’entrée et indiquait que le cervidé y avait cherché refuge.

Sayyêt prépara son arc et Jébril envoya le chien en reconnaissance. Yahoun se hasarda à invoquer une petite boule de feu afin d’y voir plus clair. Tandis que Mâstar poursuivait la piste, les hommes crurent un instant qu’ils avaient définitivement perdu la raison.

Sur les murs de cette grotte anodine, des peintures et textes d’une finesse qui n’avait rien à envier aux artistes modernes, avaient envahi l’espace. Les premiers dessins, vers l’extérieur de la cavité, représentaient deux divinités ; un homme et une femme, entourés d’un arc de lumière. Sur le dessin suivant, l’homme et la femme se tenaient lovés l’un contre l’autre.

Ensuite vinrent trois enfants, l’un à la peau noire comme le charbon, le deuxième avec quatre bras, et le troisième, enfin, entouré d’une couronne de fleurs. Les Rébéens purent découvrir les trois enfants jouer ensemble ou se battre entre eux sur certaines représentations, puis leurs corps grandir et des premiers signes de turbulences apparaître.

Dans une seconde cavité de la grotte, les personnages étaient occupés à guerroyer les uns contre les autres. Un bâtiment qui ressemblait à s’y méprendre au Chram d’Apourna -avec pour différence le fait que l’arbre central à côté duquel la statue d'Eshev trônait était, ici, remplacé par un énorme brasero- servait de théâtre à leurs affrontements. À la droite du frère à la peau de charbon se tenait le singe en armure de feu, et, en arrière-plan, des légions de macaques en tous genres. Le frère à quatre bras et celui à la couronne de fleurs, soutenus par de petits êtres à la peau bleutée, parvinrent à prendre le dessus sur la divinité à la peau de charbon. Celle-ci fut alors emportée dans le sous-sol du Chram au braséro, avant d’être attachée à un bloc de pierre au centre de la cavité.

Mâstar appela son maître. Les Rébéens reprirent leurs esprits et accoururent. Derrière le chien, un lueur bleuâtre émanait d’un trou qui avait remplacé le plafond de la grotte. Le renne avait disparu et s'était vu remplacé par une vision qui fit à nouveau douter les hommes de leur santé mentale.

La trompe largement immergée, un éléphant-nain aux épaules surmontées d’ailes multicolores s’abreuvait tranquillement. Les ravages de la faim envoyèrent Jébril, Yahoun et Kéber tout droit dans le sommeil. Djéma et Mâstar s’élancèrent sur deux mètres avant de tomber à leur tour.

Sayyêt souffla longuement. Manger… Il fallait manger sans plus attendre. Qu’importe si cela impliquait de souiller une créature des Grands ; ces derniers les avaient de toute façon largement abandonnés. À l'Obscurité tous leurs principes qui ne les avaient menés qu’à la ruine. L’homme mobilisa ses dernières forces pour bander son arc, préparer la flèche empoisonnée, et lâcha la corde.

L’éléphant leva les yeux à l’instant où la flèche se mit à fendre l’air. Des iris bleus transpèrcèrent l’âme de Sayyêt. Ces yeux voulaient tout dire, l’homme regretterait à jamais le péché qu’il venait de commettre.

L’hypoglycémie le fit s’écrouler à son tour, et, dans un tonnerre de lumière, sa conscience finit par s'effondrer.

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