7.4

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Les jours passés auprès d’Eshev se transformèrent en semaines : un mois puis deux passèrent sans que les Rébéens ne s’en soient rendus compte. Le souvenir de la famine était déjà bien loin et leurs ventres étaient devenus rebondis sous les assauts répétés des petits plats de Shukî. Malki avait profité des séances de méditation que le Gardien de l'Équilibre avait prodiguées pour contenir et finalement mettre sous silence le désir que générait la déesse en lui. Cette dernière, toujours très ambiguë à son égard, semblait en avoir parfaitement connaissance mais n’avait soufflé mot à ce sujet. Son mari, quant à lui, n’avait jamais manifesté la moindre gêne face aux échanges de regards entre Shukî et son invité.

Bien que des flocons de neige commençaient à tapisser le sol et que le bruit des ruisseaux s’était arrêté, Eshev continuait à se rendre quotidiennement sous la dernière cascade qui échappait au froid. Même si elle était impie à ses yeux, Jébril trouvait un certain attrait à la pratique et s’était mis à escorter puis à laisser les trombes d’eau froide marteler ses épaules jour après jour. Il sentait que sa résistance, déjà amplifiée par deux longues périodes de famine, avait encore atteint un nouveau niveau.

Un matin, sous la lumière encore pâle du Soleil, le dieu était allé dans la grange afin de réveiller ses hôtes.

“Messieurs, je vous propose une dernière séance.

  • Dernière… ? répéta Yahoun, surpris.
  • Eh bien, ce n’est pas que votre présence me gêne, mais je pense qu’il y a des affaires pressantes à régler à l’extérieur, n’est-ce pas ?”

Sa déclaration jeta un froid qui vint se conjuguer à celui de la neige. Il faut dire qu’un tel confort avait presque réussi à assoupir les derniers restes du passé dans l’esprit des Rébéens. Personne n’avait reparlé du Grand Qalam, du Martinet, de l’Empereur et du Prince à part pour évoquer des anecdotes triviales à leur sujet ou parler d’événements lointains et de peu d’importance. Eshev, ce matin-là, semblait décidé à raviver ces blessures.

“Venez donc avec moi, j’ai un dernier cadeau à vous offrir.”

Les invités s’exécutèrent et, à la surprise de tous, Shukî se joignit également à la méditation matinale. Malki, l’ayant observé tant que possible durant les deux derniers mois crut déceler une trace de rouge au fond de ses yeux.

La forêt semblait morte, et, à l’exception de nuées de corbeaux, seuls Mâstar et Umur percèrent le silence de la saison des neiges. Eshev mena tout ce monde sur un sentier encore inconnu. Un froid mordant se répandit dans les pieds des orientaux et remonta le long de leurs jambes. De larges traînées de fumées s’échappaient de leurs bouches à chaque expiration.

Ils atteignirent, après une bonne heure de marche, une sorte de cabanon recouvert de neige et bardé de stalactites sur le bord de son toit. Eshev désigna quelques bûches disposées en cercle, épousseta la neige sur leur sommet d’une décharge télékinésique, et invita tout le monde à s’asseoir.

“Je suis vraiment navré de vous avoir imposé un tel réveil, messieurs, souffla-t-il. C’est que le temps presse pour chacun d’entre nous, et que j’ai des choses à vous dire. Vous prendrez bien un peu de nouilles de riz ? Shukî a passé la soirée au fourneau pour vous préparer sa meilleure sauce.

  • J’espère qu’elle vous plaira", sourit cette dernière.

La troupe s’inclina devant le couple divin et chacun attrapa son bol ainsi qu’une cuiller. La sensation du curry chaud et au dosage parfait entre chaque épice balaya l’hiver et apporta un véritable réconfort. A mesure que le récipient se vidait, chacun se mit à sangloter. Au départ, ce ne furent que de simples reniflements et raclements de gorges, mais bientôt l’assemblée se confondit en pleurs et les visages prirent des teintes rouges. Les remerciements plurent durant de longues minutes avant que le calme ne revienne.

“Allons, allons, tentons de reprendre notre calme… soupira le dieu, dont la voix s’était elle aussi chargée d’un nœud épais. Comme je vous le disais plus tôt ce matin, nous avons chacun des affaires pressantes à régler. J’ai une requête à vous soumettre.

  • Voyons, ne parlez pas ainsi ! s’exclama Sayyêt. Nous vous devons le fait d’encore fouler ces terres, alors vous pouvez exiger n’importe quoi de nous.
  • Eh bien, rit Eshev, c’est-à-dire que vous êtes certainement les derniers Petits à nous voir, Shukî et moi. Je ne me donne pas plus de quelques mois à encore sentir l’air passer dans mes poumons. L’attente de ce jour m’a permis de tenir ces trente dernières années, mais aujourd’hui, vous êtes pleinement remis de vos épreuves et vous devez reprendre votre chemin. Ainsi, mon âme va enfin pouvoir quitter ce monde.”

Les Rébéens pleurèrent à nouveau et se prostèrnèrent - Jébril compris - devant le dieu.

“Oh, ne soyez pas tristes pour moi ! Vous savez, j’ai vu le jour à l’époque où mes enfants cherchaient encore à comprendre comment cultiver le riz. Je les ai vus s’affranchir peu à peu de la cruauté de la nature, dompter ses créatures, former des tribus, puis de petits royaumes. Mes frères et moi avons emporté le continent dans la tourmente de nos guerres pendant des siècles. Le temps de la réconciliation, que bien des peaux-bleues auraient aimé voir sans jamais n’en apercevoir que le bout est venu. J’ai vu la culture skritt à son apogée, briller sur toute la région et bien au-delà. Une dizaine de Grand Qalams, dont je me suis toujours porté garant, ont vu le jour sous mon règne. J’ai vu les Rois, gangrénés par l’alcool et la débauche s’effondrer avec leurs palais. Puis j’ai vu cette époque toute particulière dans laquelle nous nous trouvons, ou une force extérieure qui a de quoi rappeler les apshewarais d'il y a quelques siècles, s’est mise en tête de porter ses armées jusqu’à l’Océan Téméraire. Je crois, messieurs, que Shukî et moi avons vécu des existences bien assez longues et que la Mort s’avérera être un repos mérité.”

Shukî servit du thé à plusieurs reprises dans les tasses de ses invités et essuya le coin de ses yeux. Les Rébéens, pendus aux lèvres d’Eshev, burent en silence. Le dieu reprit :

“Allons nous asseoir un instant sous une cascade, méditer sur notre rencontre avant que vous ne repreniez la route. Le cadeau que je souhaite vous remettre s’y trouvera.”

Le groupe suivit un petit ruisseau qui parvenait encore à se frayer un chemin à travers la glace et débouchèrent sur une pente abrupte. Le dieu pourpre désigna un sentier sur la droite qui les mena au niveau de la cascade, qui s’abattait presque sans bruit sur des petits rocs éparpillés. Eshev s’assit en premier. La grimace qu’il tirait, désormais accompagnée de trombes d’eau, donnait l’impression qu’il était en proie à des pleurs intenses.

Shukî et les invités se répartirent sur les autres rochers et laissèrent l’eau froide faire son effet. Sayyêt sursauta un instant à son contact puis la laissa l’envelopper et canaliser toutes ses pensées. Il se repassa mentalement les épreuves qui l’avaient fait passer de sa condition d’esclave dans les champs du shâhat à celle de bourreau des plantations. Il revit la pointe du fouet des hommes du Martinet, le visage de ses parents résignés, le soir où il leur avait annoncé qu’il quittait pour de bon les baraquements, l’attaque sur la plantation du Jay Koundoush, la fuite que lui et ses amis avaient dû entreprendre par la suite. Il se demanda, pour la première fois, combien de familles sa troupe et lui avaient brisées, ce soir-là. Les dernières supplications du Jay étaient-elles sincères ? La rage qui le consumait à ce moment-là n’en avait eu que faire, et le visage tuméfié de ce puissant aristocrate réduit à une condition servile était allé s’effondrer au sol. Puis le feu avait englouti les fondations de sa villa et les champs alentour.

La haine, le Prophète soit loué, avait fini par s’éroder au cours de leur voyage, si bien qu’il n’en restât plus que de vagues relents à partir du troisième mois de marche. La traversée des Pralamaghs acheva d’en extraire les dernières pointes de son cœur. Vint le temps des regrets et des “et si…”. Sayyêt se demanda, sans aucune arrière-pensée, ce qu’il était advenu du Chram depuis leur départ. Il repensa avec peine au dilemme posé au Grand Qalam et se jura de corriger cette injustice dès qu’il en aurait l’occasion.

Le groupe médita durant un temps indéfinissable, tant le Soleil avait pris pour habitude de stagner dans le ciel avant de s'effondrer au dernier moment de la journée. Eshev, lorsqu’il sentit que l’eau avait fini de le laver de ses pensées, se leva discrètement et se traversa la cascade. Il en revint avec les bras inférieurs chargés de cordelettes. Sa femme s’éveilla à son tour, bientôt suivie par les Rébéens.

“Messieurs, je tiens à vous remettre ceci avant votre départ.”

Il révéla alors les petites amulettes à l’apparence metallique, attachées au bout des cordes. La figure d’un œil fermé avait été sculptée avec une minutie sans pareille. Eshev remit un pendentif à chacun de ses hôtes, qui le passèrent prestement autour de leur cou.

“Comme vous vous en doutez, il ne s’agit pas d’un objet avec une simple valeur cosmétique. Regardez vous les uns les autres et vous comprendrez où je veux en venir.”

Les Rébéens s’exécutèrent et sentirent rapidement que quelque chose n’allait pas. Bien que chacun soit exactement planté devant les yeux de l’autre, aucune énergie ne semblait émaner de leur esprit. C’est comme si, en lieu et place de leurs compagnons s’était simplement trouvée une masse d’air inanimée. Une telle déconnexion entre le monde physique et psychique les mit mal à l’aise.

“Maintenant, Djéma, placez votre doigt sur la paupière de l’oeil, et remontez-la.”

Ce dernier s’exécuta et sa psyché reparut instantanément aux yeux de ses compagnons. Tous comprirent alors la valeur du cadeau offert par le dieu.

“Sans ce petit objet, je ne vous aurais pas donné trois mois à l’extérieur de mon domaine. Nous venons d’inverser cette tendance. Les inquisiteurs sont tellement persuadés de la supériorité de l’esprit sur la matière qu’ils passent leur temps assis dans des bureaux à scruter tout ce qu’il se passe. Ils ont délaissé jusqu’à leur sens physiques eux-mêmes. La seule chose dont vous ayez à vous méfier, désormais, seront les soldats normaux ou… les chiens”, déclara-t-il en désignant Mâstar.

L’animal répondit en se frottant sur ses jambes.

“C’est le meilleur cadeau que j’aurais pu vous faire. Désormais, il va vous falloir reprendre la route.

  • Permettez-moi de vous demander vers où ? questionna Jébril.
  • Je vais vous envoyer à trois cents troncs à peine de l’entrée du Chram. Conservez votre invisibilité psychique lorsque vous vous y présenterez. Laissez le Grand Qalam vous ausculter afin de découvrir ce que nous avons vécu ensemble.
  • Voulez qu’on retourne au Chram ? s’écria Djéma.
  • Pas de panique, il n’ont aucune raison de vous livrer à l’Empire. Le Prince a reçu il y a déjà deux semaines la déclaration de guerre et ses troupes sont en préparation. C’est pourquoi, je vous demande de mettre vos forces à son service. Vous seriez des alliés extrêmement précieux.”

Le dieu, à la surprise générale, s’inclina devant ses invités.

“Allons, allons, ce serait plutôt à nous de vous montrer tant de respect, protesta Sayyêt.

  • Plus à l’heure d’aujourd’hui. Je suis aux portes de l’au-delà et ne peux m’assurer que vous accomplissiez ma volonté. C’est pourquoi je vous le demande, cette fois d’homme à homme.
  • Alors nous accomplirons votre volonté, mais je ne vous cache pas que nous négocierons avec le Prince afin d’obtenir des contreparties pour les nôtres.
  • C’est tout à votre honneur, nota Eshev. Je vous demande simplement d’assurer un avenir à mes enfants.
  • J… je regrette… bredouilla Jébril, mais je ne peux pas.
  • Jébril ?! s’exclama Malki.
  • Puis-je vous demander pourquoi ? questionna le dieu pourpre, sans paraître surpris.
  • Je ne peux pas me mettre au service d’un Etat qui rejette le Prophète et veut anéantir l’Empire. Loin de moi l’idée d’aller me mettre à son service, je souhaite simplement poursuivre les intérêts de notre peuple en priorité.
  • Hm… J’accepte ton refus, mais à une condition.
  • N’importe laquelle, déclara Jébril.
  • Tu mettras tes futures forces non seulement au service de ton peuple, mais aussi à la préservation des peaux-bleues. Rends ce qui t’a été donné.
  • Bien sûr ! Dès que possible, je viendrai en soutien aux vôtres. Vous avez ma parole.
  • Comment comptes-tu t’y prendre ?
  • J’ai eu, durant notre fuite, l’idée de me rendre en Litania pour prendre un nouveau départ. Il me faudra en premier amasser assez d’argent pour me payer un remodelage facial à Trecorrinti, et, après, je me rendrai à la capitale.
  • Cela me paraît être un plan raisonnable. Si tu tiens ma promesse, alors mon âme sera en paix.”

La stupeur avait figé les Rébéens sur place. Sayyêt mit longtemps à articuler sa pensée avant de demander :

“Rakhda… ?

  • Am… Wa na magnû washa esghir… soupira Jébril.
  • L’ken nash tharakownûm ma’Bhagtatt’a, sli fultwesh ?” négocia le chef de la troupe.

Rien n’y fit. Jébril semblait avoir mûrement pondéré sa décision, renforcée à chaque méditation sous l’eau gelée. Il se contenta de répondre par un sourire qui voulait tout dire.

“Jébril… l’implora Kéber, nte na fabadêsh… nash tâj’nta.”

Chacun leur tour, ses compagnons exprimèrent leurs plaintes sans qu’aucune ne parvienne à entamer la détermination de l’interprète. Il cita, en guise de réponse, les paroles du Prophète : “Lorsque la conviction aura insufflé sa force en vous, nulle épreuve ne saurait se mettre sur son chemin. Vous en serez le vaisseau et ne pourrez prétendre à un au-delà paisible qu’après avoir accomplis ce qui doit être fait.”

Puis il s’agenouilla devant ses compagnons et demanda pardon.

Alors Sayyêt l’empoigna par le bras et l’attira à lui. Au terme d’une étreinte vigoureuse, il laissa Malki, Kéber, Yahoun et Djéma lui faire leurs adieux. Le colosse resta silencieux et ne décrocha pas un mot, tandis que Kéber fondit en larmes, et que Yahoun et Djéma l’exhortèrent à la prudence.

Une fois les adieux conclus, Eshev décrivit un arc-de-cercle et fit jaillir un portail lumineux. Une image prit forme et l’assemblée découvrit des cyprès amassés sur un monticule à peine touché par la neige. Au loin, des volutes de fumée grise s’amassaient sous un ciel blanc.

“De cet endroit, il te suffira de suivre la fumée et tu parviendras aux portes de la ville en moins d’une heure de marche.

  • Je… je vous remercie infiniment, déclara Jébril.
  • C’est le moins que je puisse faire pour m’assurer que ta promesse soit tenue.”

Jébril répondit par un faux rire, qui se transforma peu à peu en sanglots. Il jeta un dernier regard à ses amis alors que son visage était sillonné par des torrents salés, puis il passa à travers le portail, suivi de près par Mâstar. Le chien couina. L’intensité de l’image faiblit alors et bientôt, l’air retrouva sa transparence.

Le dieu-pourpre décrivit un nouvel arc-de-cercle et cette fois les Rébéens virent apparaître un amas de feuillages recouverts de poudreuse.

“Quant à vous, messieurs, prenez la route du sud, les portes du Chram sont toutes proches. Faites ce que je vous ai dit et tout se passera bien. J’ai confiance.”

Alors les Rébéens le remercièrent une dernière fois et s’engagèrent à leur tour dans le portail. Bientôt, la lumière décrut et le domaine d’Eshev retomba dans le silence.

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