8.3

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“Bien, si vous êtes tous là…”

Pratha hésita un instant. Il se sentait mal à l’aise, observé avec attention par ces cinq gamins qui pleuraient encore la séparation d'avec leurs parents. Il prit une inspiration, se plongea dans le regard encore imprégné d’innocence des petits, et déclara :

“Je sais que c’est difficile. Pour l’instant, vous ne vous en rendez pas compte, mais c’est une chance infinie que vous avez eue en venant ici. Plus tard, quand vous serez grands et forts, vous comprendrez. C’est votre première leçon, c’est ça ?

  • Y’a quelques jours, le maître nous a déjà fait une leçon, déclara le gamin le moins craintif.
  • Et sur quoi portait cette leçon ?
  • Personne portait la leçon.
  • Haha… je veux dire, de quoi est-ce que le maître vous a parlé ?
  • Eh ben, fit un deuxième petit, il nous a dit les règles d’ici, mais y’en a beaucoup alors j’ai un peu oublié.
  • C’est normal, vous aurez… largement assez de temps pour tout retenir. Vous savez ce qu’il m’a demandé, aujourd’hui ?”

Les gamins répondirent par un non de la tête. Une sensation étrange s’empara de Pratha, il sentit tout d’un coup qu’il aimerait, un jour, avoir son enfant à lui, sans trop expliquer pourquoi.

“Aujourd’hui, je vais vous apprendre à voir.

  • Mais, monsieur, moi je vois très bien ! s’exclama le petit téméraire, suivi par des rires de la part des autres.
  • Haha ! Tu en sûr ? Combien de doigts est-ce que tu vois ?
  • C’est facile ! Y’en a trois !
  • Trois ? Tu es vraiment sûr ?” s’amusa Pratha.

Il dissipa l’illusion qu’il avait générée et les enfants, le regard ébahi, virent apparaître un quatrième doigt, vraisemblablement sorti de nulle part.

“Mais, y’en avait trois !

  • Faux ! Tu croyais qu’il y en avait trois, sourit Pratha.
  • C’est de la magie je crois, nota le plus timide.
  • Exactement. Et si vous m’écoutez bien, d’ici quelque temps, vous saurez le faire aussi.”

Les visages des enfants étaient irradiés d’une joie intense. Ils étaient désormais pendus aux lèvres de leur professeur.

“Bien, aujourd’hui, je vais vous apprendre à voir. Est-ce que l’un d’entre vous aperçoit une lumière autour de moi ?”

Aucune réponse. Les enfants, à l’exception du plus timide, plissèrent les yeux, s’approchèrent de Pratha et passèrent leurs mains dans l’air autour de lui, comme pour tenter de dissiper une nouvelle illusion.

“Personne ?

  • Moi, je la vois, je crois, fit le plus timide.
  • Comment t’appelles-tu ?
  • Tindashek.
  • C’est un joli nom que tu portes, Tindashek. Tu peux m’appeler Pratha. De quelle couleur est cette lumière, selon toi ?
  • Orange, je crois.
  • Bien… et maintenant ?
  • Elle est… devenue verte, j’ai l’impression.”

Pratha fut impressionné. Il toisa le petit un instant et finit par demander :

“D’où viens-tu, Tindashek ? Je vois que ta peau est légèrement plus claire que la nôtre.

  • Mon village c’est Naslaköyü.
  • Tu es apshewarais ?”

Tindashek haussa les épaules.

“Hum… VerlusteNebh ?” bégaya Pratha.

Le petit resta muet. Pratha lâcha un petit rire, conscient de la nécessité d’apprendre les langues des grands empires. Il se demanda à quel point il avait écorché celle des fiers occidentaux.

“Ça ne fait rien. Bien, revenons-en à la leçon. On va commencer simplement, joignez votre index et votre majeur comme ceci et appuyez les sous votre mâchoire. Vous sentez votre coeur qui bat ?

  • Oui monsieur !
  • Pratha. Bien, maintenant, vous allez respirer lentement, de plus en plus lentement. Vous sentez quelque chose ?
  • Mon coeur il est plus calme !
  • Parfait… Regardez maintenant…”

Pratha stimula son psychisme à l’aide de mantras intérieurs. Une pâle lueur bleuâtre se matérialisa autour de son corps, sous les yeux écarquillés des enfants. Même les plus insensibles à l’énergie psychique ne purent qu’admirer cette flamboyance qui irradiait l’air physique tout autour. Les perroquets se mirent à piailler au loin. Les feuilles des arbustes autour tremblèrent.

“Bon, j’imagine que vous voyez tous la lumière ? Maintenant, je vais ralentir ma respiration. Levez la main tant que vous la voyez. Dès qu’elle disparaît, vous la baissez, d’accord ?

  • D’accord, Pratha !” s’écrièrent les enfants, auxquels se joignit Tindashek.

Pratha ralentit peu à peu son souffle et commença à faire le vide dans sa tête. Les gravats cessèrent de s’éloigner de lui, et les plantes reprirent leur calme. Un premier enfant baissa la main. L’adepte laissa s'écouler le flot de pensées qui se bousculait dans sa tête jusqu’à ce qu’il commence à se tarir. Un deuxième enfant baissa la main. La lueur passa du bleu au marron, et n’émanait plus qu’à un ou deux centimètres au-dessus de sa peau. Un troisième enfant baissa la main. Un quatrième suivit lorsque le rythme cardiaque de Pratha passa en dessous de la barre des trente battements par minute. La main de Tindashek resta bien droite dans le ciel, comme un défi posé à l’adepte. Il eut un léger sursaut psychique mais sut se canaliser, et amena son rythme cardiaque à vingt cinq puis vingt-deux battements par minute.

Son esprit n’était plus qu’une vaste contrée vidée de tous ses habitants, une mare désertée par ses poissons. Tindashek finit par baisser la main lorsque Pratha atteignit les dix-neuf battements par minute. Alors il laissa le torrent de vie qu’il avait refoulé aux portes de son esprit s’engouffrer en lui, et peu à peu sa psyché ainsi que son coeur reprirent un fonctionnement normal.

L’exercice avait dû stimuler celle de Tindashek, duquel émanait désormais un large faisceau orange, pointé vers son maître.

***

“Alors, comment le cours s’est-il déroulé ? demanda le Grand Qalam. Ta psyché a réussi à perturber jusqu’à l’eau de l’étang.

  • Excusez-moi, c’était pour leur faire une démonstration…
  • Il n’y a pas de mal, les carpes n’ont pas eu l’air plus traumatisées que cela. Tu t’investis dans ton travail. Tu pourrais songer à une carrière de précepteur, après la guerre, à moins que tu…”

Le Grand Qalam se ravisa, l’ombre de la tristesse passa dans ses yeux un instant. Le mot “guerre” invoqua les nombreux cauchemars de ces derniers mois. Pratha inspira profondément et répondit :

“Je ne sais pas… Maître, je sens que j’avance en eaux troubles.

  • C’est là un preuve de sanité d’esprit qu’on ne peut te reprocher. Même les animaux sentent cette accumulation de mauvaises énergies. As-tu observé attentivement la psyché des perroquets ? On peut même entendre à leur chant que quelque chose cloche ; ils sont trop nerveux. Je ne crois pas qu’une seule âme soit épargnée par ce sentiment.
  • Avez-vous des visions de… ?
  • Toutes les nuits, et parfois au milieu de la journée même. C’est pourquoi, bien que je le regrette, et que j’espère te faire changer d’avis, je me suis résolu à accepter ton départ si c’est ta volonté profonde.”

Il marqua une pause, appela un perroquet occupé à piailler au-dessus de leurs têtes, l’installer sur son épaule et le caressa en-dessous du bec.

“As-tu réussi à décrocher un mot au petit timide ?

  • Tindashek ?
  • C’est donc ainsi qu’il s’appelle ? Je prends ça pour un oui.
  • Son potentiel est… énorme. Il a déjà le niveau d’un demi-éveillé. Il me voyait encore à un niveau de vide mental qui aurait rendu aveugles Mondhi ou Uttamir.
  • Je l’ai senti, oui. Il était le seul survivant d’un village d’apshewarais, dans la Terre-Sans-Loi. Des bandits ou des mercenaires avaient tout mis à feu et à sang, mais le petit a eu le réflexe de se cacher au fond d’une botte de foin. Si sa psyché n’avait irradié les alentours, les Yeux ne seraient jamais tombés dessus.
  • Vous êtes sûr qu’il est apshewarais ?
  • Eh bien, je me fie à ce que les Yeux ont déclaré. Pourquoi cette question ?
  • Il me semble que pour demander si quelqu’un vous comprend, on dit “Verluste nebh ?”, non ?
  • Quelque chose dans ce genre. J’aurais personnellement dit “Veyruste ned” mais je pense que cela revient au même.
  • Quand je lui ai dit ça, il n’a pas eu l’air de comprendre.
  • Peut-être qu’il n’a pas confiance ? Que la démographie du village était un peu plus variée que ce que les Yeux ont cru ? En tout cas, s’il s’appelle vraiment Tindashek, aucun doute n’est possible sur ses origines. Quoi qu’il en soit, je suis sûr que, bien entraîné, il fera des merveilles. Je compte donc sur toi !”

Le vieillard partit d’un air satisfait vers sa tente. Pratha passa le reste de la soirée avec Gopta, Uttamir et les Rébéens, à enchaîner les parties de la variante rébéenne du radesh -à laquelle il jouait mieux que les étrangers eux-mêmes- et les verres de thé.

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