8.6

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Des séries de visages couverts de larmes, de sang et de sueur défilaient devant lui. Des doigts aux proportions gigantesques pointaient tous dans la même direction : son être réduit à la taille d’une fourmi écrasée par le carnage. Entre deux tableaux cauchemardesques, la main désigna une Samsharadh bien différente, hérissée de tours d’argent et traversée de part en part par de larges locomotives. Pratha parvint à remarquer que l’immense main était passée de cinq à quatre puis six doigts. Il comprit alors qu’il n’était que dans son lit et réussit à se forcer à se réveiller.

Il palpa son visage : dégoulinant. Se gratta au niveau du ventre : recouvert de poisse. Il reprit ses esprits.

Un an… comme ça ? pensa-t-il. Ce n’est juste pas possible, je deviendrai certainement fou avant… Je…

Sans qu’il ne parvienne à précisément formuler le mot dans sa tête, un désir tapi depuis plusieurs semaines au fond de son inconscient remonta à la surface et éclata comme une bulle de gaz lourd. La détonation qui s’ensuivit sonnait comme un seul mot : évasion.

Alors il se leva d’un bond, canalisa sa psyché, et entreprit d’empaqueter le maximum de vêtements, d’équipements et d’outils dans sa besace. Une fois prête, il sonda l’extérieur et fit mentalement le trajet jusqu’aux vestiaires des bains.

A l’extérieur, Pravak et Jangal étaient à moitié assoupis sur le manche de leurs lances. Pratha n’eut aucun mal à se faufiler entre les tentes sans attirer leur attention et parvint aux portes des vestiaires, qu’il crocheta manuellement, de peur que l’utilisation d’une formule n’attire l’attention. Il bénit l’époque lointaine où son vieux père lui avait appris le fonctionnement des serrures, et se demanda ce qu’il aurait pensé de son évolution.

Une fois à l’intérieur, il retrouva sans difficulté la boîte en chêne scellée le jour de l’arrivée des orientaux. Il inspira profondément, focalisa son esprit sur un seul point, sur cette seule serrure, et pria pour que son énergie ne se dissipe pas de trop. Il murmura : “Ago ta haîn”.

Le nuage opaque autour du loquet s’évapora et un cliquetis résonna à travers la pièce. Une odeur âcre s’éleva dans l’air, raviva en lui des images lointaines. De peur que l’utilisation d’une deuxième formule ne trouble la psyché commune, il s’empara d’une dague-laser, laissa la boîte à demi-fermée, et se dirigea vers les écuries.

C’était le moment de vérité. Il faudrait agir vite. La psyché de Bardéo serait certainement repérée par tout le monde au moment où Pratha lui ordonnerait de quitter l’endroit. Il se prépara à déployer une protection mentale dans le cas où le Grand Qalam et les autres tenteraient de le retenir. Il peinait à maintenir son rythme cardiaque en dessous des trente battements par minute.

Comme prévu, le cheval émit un souffle de satisfaction quand il aperçut son maître. Pratha lui intima l’ordre de se calmer et entreprit de le seller dans le plus grand silence possible. Peu à peu, il sentit une énergie se rapprocher de l’enclos.

“Merde…” souffla Pratha en apercevant deux paires d’yeux se détacher de l’ombre, sur le pas de la porte.

***

Le Maître ? Non… Ce n’est pas Gopta… ni Mondhi…

“Maître Pratha ? bredouilla une voix d’enfant.

  • T…Tindashek ? Qu’est-ce que tu…
  • Vous voulez partir ?
  • Eh bien… tu vois, je dois me rendre à la capitale et…”

L’enfant laissa s’échapper la note sourde d’un sanglot. Une lumière orange s’éleva autour de sa silhouette et vient illuminer un visage d’ange trahi.

“Pourquoi vous mentez ?

  • Pardonne-moi… Je ne peux juste plus rester ici, je pense que tu comprendras quand tu seras un peu plus grand. Pardonne-moi, Tindashek. Mais ne t’inquiète pas, ici, tu auras tout ce qu’il te faut, ça, je peux te le promettre.
  • Mais je veux pas, moi ! s’exclama l’enfant.
  • Chhh… parle moins fort. Pourquoi est-ce que tu ne veux pas ?
  • Les autres monsieurs me font peur.
  • Allons, c’est parce-que tu n’as pas encore pris le temps de les connaître, mais tu verras, tout se passera pour le mieux. J’en suis certain. Ils t’aideront à…
  • Je veux venir avec vous…”

Pratha fut abasourdi par une telle demande. L’enfant affichait une détermination pour le moins déconcertante. L’adepte sentit que l’esprit de Tindashek imploserait sous la force des émotions s’il refusait, ce qui déclencherait à coup sûr une alerte générale.

“Tu sais, je vais certainement voir des choses horribles, là où je vais… Je ne sais pas si…”

Il prit conscience de l’absurdité de son argument lorsqu’il vit défiler les images de Naslaköyü en proie aux flammes, et qu’il entendit les hurlements tourbillonner dans la tête du petit. Il souffla, et dit :

“Très bien, mais à une condition. Parfois, je te demanderai de m’attendre en sécurité, alors il faudra m’obéir. Est-ce que c’est compris ?”

Tindashek acquiesça et vint se jeter dans ses bras. Alors la lueur orange s’évapora. Pratha finit d’ajuster les étriers de Bardéo et plaça le petit à l’arrière de son dos, avant de hisser dessus à son tour.

“Tu peux encore retourner dormir dans ta tente si tu le souhaites…”

L’enfant ne répondit pas et se contenta d’agripper le bord du sawari de son maître.

A l’extérieur, un silence presque pesant régnait encore sur le Chram. Bardéo passa à petit pas entre les tentes et l’adepte vit les portes du Chram se détacher de l’ombre.

“Tu veux te rendre utile, Tindashek ?

  • Bien sûr !
  • Alors, descends, et active le levier à la droite des portes. Une fois ouvertes, tu cours dehors, et je te repêche en arrivant.
  • C’est compris !”

L’enfant n’attendit pas l’aide de son maître et se jeta au sol avant de détaler en direction des portes. Bientôt, un roulement grave résonna à travers le Chram entier. L’adrénaline s’empara du cœur de Pratha, vint lui nouer l’estomac. Des bourrasques lumineuses s’élevèrent des tentes.

“On peut savoir à quoi tu joues ? demanda Gopta, qui s’était tenu caché derrière le tronc d’un palmier jusque là.

  • Je… j’espère que tu comprendras, souffla Pratha, larme à l’oeil.
  • Ce que je comprends, c’est que tu es un… je préfère rester silencieux car je risque de regretter ce que je vais dire.”

Tindashek courut à toutes jambes derrière les portes. Pratha considéra qu’il lui suffirait de passer à côté sans qu’il ne puisse le rattraper. Au nom de sa sécurité, il sentit que c’est ce qu’il fallait faire, quand bien même cela contribuerait à cette image de traître qui était en train de naître en chaque esprit. Il déploya une protection psychique autour de lui et Bardéo et s’élança en direction du portail. L’enfant regardait parfois au-dessus de son épaule pour s’assurer que son maître se dirigeait bien vers lui. Les lances des gardes furent écartées sans difficulté par l’ancien fils prodigue. Un torrent de lumières multicolores comme il en avait rarement vu envahit le ciel.

“Sale traître ! hurla Gopta.

  • Pardon, vieux frère, pardon !” pleura Pratha.

Son ami de toujours, son confident et soutien le plus proche, lorsqu’il comprit que toute poursuite serait vaine, marmonna entre ses dents :

“Puisses-tu être maudit par Eshev et tous les autres Grands, Pratha.”

Quelque chose, en dehors de toute magie, lui permit d’entendre cette sombre prière lui lacérer l’âme.

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