Chapitre 13 Retombé
Il se tenait là, debout au bout de la rue. Il m’observait avec un regard insignifiant, comme si je n’étais rien, rien qu’une vermine. Je me ressaisis immédiatement : il était hors de question que je me laisse aller devant un homme comme lui. Je ne voulais plus jamais me montrer faible face à lui.
Il s’avança jusqu’à moi. Je ne bougeai pas. Une fois à ma hauteur, il baissa sur moi un regard plein de haine.
«Où étais-tu ?»
«En bas.»
«Pourquoi faire ?»
« J’y ai été emmené de force.»
«Par qui ?»
«Je n’en sais rien. Un homme, répondis-je froidement.»
Il leva les yeux au ciel avant de me saisir par le col et de me soulever.
«Ne t’avise plus jamais de me parler sur ce ton, Suki. Est-ce bien clair ?»
«Oui, Toji.»
«Bien. Rentre, tu as beaucoup de travail à rattraper.»
Il me reposa et poussa ma tête de sa main brute. Je me rattrapai et avançai devant lui sans lui adresser un regard. Plus jamais je n’allais me laisser faire par cet homme, plus jamais, me promis-je.
Une fois devant notre immeuble, j’entrai dans l’ascenseur avec une légère appréhension. Celui de tout à l’heure m’avait débloqué une nouvelle peur. Mais encore une fois, je ne pouvais plus être faible devant lui. Il monta à son tour et les portes se refermèrent. La cage métallique s’ébranla et fit son ascension dans un silence atrocement pesant. Aucun son, aucune musique. Mon père n’avait même pas daigné me demander comment j’allais. J’avais le corps couvert de blessures, mais il ne semblait pas s’en préoccuper.
«J’ai dû retarder ton concours de changement de classe. Tu le passeras dans deux jours et, cette fois, tu as intérêt à le réussir,» dit-il froidement.
«Oui, Toji.»
C’était la seule chose que je m’autorisais à dire en sa présence. Je ne voulais absolument pas avoir de discussion avec lui. Je ne voulais plus rien avoir à faire avec lui, en fait.
Une fois l’ascenseur arrivé au cinquantième étage, les portes s’ouvrirent. Je me précipitai dehors pour reprendre mon souffle, le plus discrètement possible. Il leva un sourcil et me passa devant sans un mot avant d’ouvrir la porte de l’appartement.
Le salon avait changé. Le paravent installé pour séparer ma mère du reste de la maison avait été remplacé par un mur en planches. Le reste de la pièce était très propre. Une femme vêtue d’une longue robe et d’un tablier se tenait près de la cuisine. Elle nous sourit avant de nous souhaiter la bienvenue. Je la dévisageai avant de regarder mon père, pensant qu’il allait m’expliquer ce qu’elle faisait là. Mais rien. Il partit dans son bureau comme si de rien n’était, comme s’il n’y avait pas une inconnue dans le salon. Je levai les yeux au ciel et pestai avant de reporter mon attention sur elle.
«Bonjour, Suki je suppose. Je suis Layla, la femme de chambre,» expliqua-t-elle avec un sourire artificiel.
La femme de chambre… Mon père avait engagé une domestique pour faire le travail de ma mère au lieu de le faire lui-même ou de la laisser reprendre sa place. C’était aberrant, répugnant même. Elle me tendit la main. Je la balayai d’un coup avant de foncer dans ma chambre, le corps tremblant de rage.
S’il y avait bien une chose que le « bas » m’avait apprise, c’était la rage. Je n’avais jamais été en colère de ma vie avant de connaître l’Immonde et les autres. Maintenant, la colère et la rage bouillaient en moi.
Je claquai la porte de ma chambre et filai dans la salle de bain. J’arrachai mes vêtements et m’engouffrai sous l’eau brûlante de la douche. Un soupir de soulagement s’échappa de mes lèvres entrouvertes tandis que des larmes glissaient sur mes joues. J’avais tant perdu, tout en bas. J’étais remonté transformé, laissant derrière moi mon innocence, ma douceur candide, ma joie de vivre… et mon meilleur ami.
J’étais remonté sans lui. Avec le traumatisme, les peurs, la colère, et surtout, la rage de vivre.
Les gouttes d’eau ruisselaient sur mon corps d’enfant abîmé par les expériences de la vie, fracassé par la brutalité de l’existence. Je passai une main dans mes cheveux, les frottai au savon. J’étais crasseux, couvert de poussière et de saleté. J’avais horreur de ça. En haut, on m’avait toujours appris à être propre sur moi, à faire bonne figure. Rien que l’idée d’être sale me donnait la nausée.
Après ma douche, je sortis de la cabine, pris une serviette pour mes cheveux et m’emmitouflai dans un peignoir. Je trottinai jusqu’à mon lit et m’y laissai tomber. J’avais envie de dormir des jours entiers. La fatigue pesait sur moi comme un drap lourd. Chacun de mes gestes était difficile, mes yeux peinaient à rester ouverts. Je tentai de lutter : je voulais voir ma mère. Mais c’était impossible de résister. Mon lit m’avait tant manqué. Il représentait toute la candeur de l’enfant que j’étais encore il y a peu. Je fermai les yeux et me laissai plonger dans les abysses du sommeil.
Je rêvai de ma mère et de mon petit frère. Tous deux étaient libres et heureux, avançant main dans la main dans un champ rempli de fleurs que je n’avais vues qu’en photo. Ce rêve n’était qu’un tapis de mensonge. Jamais ma mère et Rioka ne pourraient vivre ainsi. Même si je l’espérais de tout mon cœur, je ne voulais plus me voiler la face..
À mon réveil, une tenue propre avait été déposée sur ma table de chevet, sûrement par la femme de chambre. Je songeais à lui demander son nom lorsque je la recroiserais ; ce n’était nullement agréable de continuer à l’appeler par sa tâche. Elle était humaine, mine de rien.
Je me redressai, les yeux et le corps encore engourdis de sommeil. J’attrapai les vêtements et les enfilai un à un, parant mon corps et cachant les marques des sévices que j’avais subis. Je secouai la tête, chassant cette pensée au loin. Je ne voulais pas me définir par ce que j’avais vécu. Cette histoire devait me rendre plus fort, me donner la rage de vivre, pas me plonger dans le noir ni me pousser à me morfondre à chaque geste.
Une fois habillé et coiffé, les cheveux « tout fous », je descendis de ma chambre et me rendis dans la cuisine. La femme de chambre s’y trouvait : elle avait préparé le petit déjeuner, de la viande de porc grillée avec un œuf. Je la saluai brièvement, légèrement intimidé par cette personne que je ne connaissais pas, puis je m’installai à table.
« Comment tu vas aujourd’hui, Suki ? »
« Bien, merci… Comment tu t’appelles déjà ? »
« Layla, mon grand. Ça me fait plaisir que tu demandes », dit-elle avec un sourire, en me servant un verre de jus d’orange.
Normalement, je faisais ces tâches tout seul. Je n’avais pas besoin qu’on fasse tout cela à ma place. Ma mère savait que j’aimais son aide, mais aussi mon indépendance de jeune garçon. Je tiquai d’un bruit de langue avant de boire.
Le repas se passa dans le calme. Je n’avais pas envie de parler pour le moment : tout était bien trop frais, trop dur pour que je me laisse aller à une conversation douce. La seule chose qui pouvait me remonter le moral, c’était ma mère. Je zieutai la paroi en bois.
« Ton père est parti au travail tout à l’heure. Il m’a chargé de t’emmener à l’école », m’informa-t-elle.
Il ne comptait même pas être présent avec moi, alors que c’était sur ce chemin que je m’étais fait kidnapper ? Évidemment que non… Pourquoi prendrait-il soin de son fils ?
« Très bien. Tu peux me laisser un moment, s’il te plaît ? »
« Oui, bien sûr. Je vais m’occuper de ranger ta chambre. Si tu as besoin de quoi que ce soit… »
Je lui servis un maigre sourire alors qu’elle faisait volte-face, quittant la cuisine et prenant l’escalier. Dès que je fus hors de sa vue, je me précipitai vers la palissade en bois.
« Maman ? » tentai-je.
« Suki ? Mon ange, tu es revenu… »
« Je suis là, Maman. Je veux te voir… Comment tu vas ? Tu as tout ce qu’il te faut ? »
Je longeai les morceaux de bois, cherchant une faille pour m’y engouffrer. Je ne mis pas longtemps à la trouver : dans un coin, les planches n’étaient pas toutes bien fixées entre elles, laissant une petite ouverture, assez grande pour que ma tête et le reste de mon corps passent. Je me faufilai par l’embouchure avant de débouler dans la partie cachée de l’appartement : les nouveaux quartiers de ma mère. Je lui sautai dans les bras et la serrai plus fort que tout. Elle me rendit mon étreinte avec un amour inconditionnel. Incapable de me retenir, j’éclatai en sanglots, fourrant ma main dans ses cheveux, nichant mon nez dans son cou pour sentir son odeur. Elle m’avait tellement manqué.
Un sanglot lui échappa : elle pleurait. Je reculai ma tête afin de l’admirer. Elle était si jolie, avec ses longs cheveux d’un blanc immaculé et ses yeux d’un gris profond. Cependant, elle paraissait fatiguée, épuisée même. De grosses poches cernaient ses yeux, son joli sourire avait perdu de son éclat. Elle se battait pour me montrer qu’elle allait bien, mais je la connaissais, ma mère : je savais quand le mensonge se déguisait en vérité.
« Tout va bien ? » demandai-je, même si je connaissais déjà la réponse.
« Oui, mon chéri. Maintenant que tu es là, tout va bien. »
Elle glissa une main dans mes cheveux, mais son regard changea lorsqu’elle aperçut une des marques que m’avait laissées l’immonde.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? Suki… C’est pas ton père qui t’a fait ça… Si ? »
« Non, c’est les gens en bas, ceux qui me retenaient. »
« En bas ? Comment ça ?... Tu as été retenu en bas ? Raconte-moi. Ton père m’a juste dit que tu n’étais pas rentré, pas que tu avais été kidnappé. »
Sa voix se brisait d’angoisse. La pauvre… Elle était déjà fatiguée, surmenée, et je lui rajoutais le stress de mes péripéties. Elle se reposa et s’installa sur un coussin, m’invitant à venir avec elle. J’obéis et commençai à raconter mon aventure dans les grandes lignes. Je ne parlais pas des attouchements, des mains baladeuses ni de la mort d’Aki : elle n’avait pas besoin de savoir cela pour le moment. Je tentais de la préserver, de lui épargner toute l’horreur que j’avais vécue là-bas.
À la fin de mon récit, elle pleurait de nouveau. Elle me prit dans ses bras, me serrant avec force et amour. Je sentais sa culpabilité : normalement, c’était elle qui m’emmenait à l’école chaque matin et venait me chercher chaque soir. Mais elle n’était fautive en rien : c’était mon père qui avait décidé de cela, qui nous avait séparés et qui m’avait laissé sortir seul. Sans lui et ses décisions, rien de cela ne serait arrivé.
« Mon chéri… Je suis tellement désolée. J’aurais dû être là et t’éviter tout ça… Tu as été tellement fort et courageux. J’ai le petit garçon le plus merveilleux. »
Son sourire et sa voix tendre apaisèrent mon cœur meurtri. J’avais l’impression de revivre, comme si j’étais mort là-bas, avec Aki, et que la chaleur de ma mère avait pu me réanimer. Je la serrai de nouveau, pleurant discrètement dans ses bras, mes larmes chaudes effleurant ma peau, ma joue contre son cou. J’avais peur des répercussions de cet échange. Si mon père l’apprenait, je ne voulais pas imaginer ce qu’il nous ferait. Ce monstre était capable du pire.
« Je ne peux pas rester très longtemps. Layla va voir que je ne suis pas là. »
« Qui est Layla ? »
« La femme de chambre que Père a engagée suite à ton enfermement… Il n’est pas foutu de faire ça seul, alors il embauche quelqu’un de vulnérable pour le faire à sa place. »
Elle baissa les yeux et soupira de tout son soûl. Mon cœur s’alourdit en la voyant. Elle était si belle quand elle souriait.
« Je suis désolé… Comment il va ? » demandai-je en posant une main timide sur son ventre arrondi.
« Bien, mon ange, il va bien. Il gigote beaucoup. C’est très bientôt le terme. Je ne vais pas tarder à accoucher. »
« Il va t’emmener à l’hôpital ? »
« Je ne pense pas. Je vais sûrement accoucher ici. Peut-être que Layla pourra m’aider. Il faut que je voie ça avec ton père… Quand il viendra. »
« T’as assez à manger ? Tu as de quoi boire ? Tu veux que je t’apporte quelque chose ? »
Elle pouffa avant de glisser sa main délicate dans mes cheveux.
« Je n’ai besoin de rien, à part de toi et de ton amour. J’ai ce qu’il me faut, ne t’en fais pas. Il ne me laisse pas mourir de faim. »
« Ça ferait tâche s’il disait que son épouse était morte. On poserait des questions… » songeai-je à haute voix.
« Tu as raison. »
Son ton avait changé. En tournant les yeux vers elle, je la découvris au bord des larmes, me couvant d’un regard inquiet.
« Qu’est-ce qu’il y a ? »
« Je sais que tu ne me dis pas tout… Je ne reconnais pas le Suki d’il y a quelques jours. Où est-il passé ? Que lui est-il arrivé ? »
Je me mordis l’intérieur de la joue, en colère contre moi-même. J’étais bête : j’aurais dû faire plus attention. Mon père n’en avait que faire de ce qu’il s’était passé, mais pas elle, pas ma mère. Le moindre petit changement dans mon comportement était un signe à ses yeux. Sauf que j’étais incapable de reprendre la voix ou les manières de l’ancien moi. Il était mort, là, en bas. Il ne reviendrait plus jamais. Et elle n’avait pas pu me voir mûrir doucement, comme les autres enfants.
« Je suis désolé », parvins-je seulement à dire, alors qu’elle me compressait dans ses bras tremblants de désarroi.
J’avais changé.
Un bruit de pas m’alerta aussitôt. Layla était de retour. Je me détachai, non sans peine, de l’étreinte de ma mère et me relevai. Je l’embrassai avec tout l’amour que j’avais pour elle puis me faufilai par le trou dans la palissade aussi discrètement que possible. Une fois de l’autre côté, j’enfilai mes chaussures et mon manteau, comme si de rien n’était. Layla apparut dans le salon, tout sourire.
« Tu es prêt ? »
« Je crois bien. »
Elle hocha la tête avant de me tendre la main. Je reculai d’un léger pas, peu à l’aise avec cette idée. Ce n’était pas ma mère : pourquoi devais-je lui donner la main ? Au vu de sa mine surprise, je compris que les autres enfants donnaient la main aux adultes en général, parents ou non. À contre-cœur, je la pris, envoyai un pardon muet à ma mère pour cette trahison. Puis nous quittâmes la maison.

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