Prologue

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— Tamiel ! Qu’as-tu fait ?

Le roi des Néphilims se tourna vers son fils qui venait d’ouvrir sa porte à la volée. Un grondement sourd et menaçant accompagna son entrée, faisant trembler les murs de marbre. Le prince Arazeal s’avança dans le carré de lumière qu’offrait la haute fenêtre. Capé devant la haute silhouette de son père, il reprit.

— Tu L’as offensé et Il va nous exterminer !

Comme pour appuyer ses dires, la lumière s’évanouit. L’horizon n’était plus qu’un mur d’eau sombre qui dépassait les falaises et certaines tours de la cité qui les bordaient. Sans un regard vers la mort qui fondait sur eux, Tamiel balaya les paroles de son fils d’un revers de main.

— Père est offensé ? En quoi en suis-je responsable ? En quoi devrais-je m’en soucier ? Nous ne sommes que des jouets qu’Il abandonne et oublie à la première occasion !

— Mais nous sommes Ses fils et…

— Tu es MON fils ! tonna le roi en se levant de son siège, Pas le Sien ! Il se fiche de nous comme Il se fiche des humains et de toutes ses créations ! Ce que j’ai fait n’est pas la cause de Son courroux ! Et quand bien même, je m’en contrefous !

Arazeal s’arracha à la contemplation de la mort qui fondait sur eux et s’avança de nouveau vers son père. Il saisit ses mains dans l'espoir de le faire réagir face à la catastrophe.

— Père, il faut fuir avant que l’océan nous dévore !

— Et pour aller où ? Crois-tu qu’Il nous épargnera ? Crois-tu pouvoir fuir Sa colère ?

Cela faisait des mois que la cité des Néphilims s’était vidée de sa population. A présent, tout royaume des géants était désert. Seuls quelques braves ou vieillards restaient dans l’enceinte du palais. Cela faisait des mois que Tamiel s’était enfermé dans ses quartiers, travaillant sans relâche, déterminé à sauver les siens de la rage du Tout Puissant.

Mais la lutte avait laissé des marques. Ses cheveux autrefois d’un noir de jais avaient blanchi, son épaisse barbe d’ordinaire soignée avait poussé dans une totale anarchie. Sa tunique s’était jaunie par la sueur. La beauté juvénile de son visage s’était fanée des rides de l’âge et du souci. Le premier des Nephilims à donner des signes de vieillesse.

— J’ai enfin accompli mon œuvre. Tu verras ce que le chant des anges peut créer.

Tamiel tourna soudain les talons et quitta la pièce d’une démarche encore rapide et assurée malgré son déclin. Le jeune prince s’élança à sa suite. Ils traversèrent ensemble la cour intérieure plongée dans la pénombre et descendirent un escalier en colimaçon derrière un bosquet qui les mena jusqu’à une salle ronde flanquée de colonnes. Un énorme bassin en occupait le centre. Le roi invita son fils à s’en approcher.

— La fin de notre monde est inexorable. Les eaux vont continuer à monter. Il nous reste deux choix : rejoindre l’étoile du matin ou nous adapter à l’océan.

Silencieux, Arazeal écoutait distraitement son père, fasciné par la créature dans le bassin.

— Magnifique, n’est ce pas ?

Le jeune prince ne pouvait détacher son regard de la femme endormie qui flottait dans le bassin. Son visage parfait, ses formes généreuses, sa poitrine nue… Tout en elle faisait naître en lui un désir irrépressible.

— Le mot est faible, père.

Absorbé dans sa contemplation, il ne remarqua pas le changement d’expression de Tamiel. Son front plissé, sa mâchoire serrée, ses sourcils froncés.

— Ta création est une vraie merveille, toutefois, je ne saisis pas bien le but…

La femme bougea dans son sommeil, révélant une longue queue de poisson argentée. Était-elle donc consciente ? Arazeal se tourna vivement vers son père.

— Es-tu devenu fou ? Tu te prends pour Lui à créer une nouvelle espèce ?

— Cesse donc tes jérémiades ! Il n’a rien fait quand nous avons pris le corps de ses précieux humains, rien fait quand nous avons pris leurs femmes !

Le regard du roi revint sur le bassin et acheva.

— Elle est la clé de notre survie.

— Un hybride femme-poisson ?

— Elle est bien plus que cela…

Tamiel entonna une mélodie lancinante, sous le regard intrigué que son fils. Dans le bassin, la queue de poisson se changea lentement en une paire de jambes.

— Elle peut se transformer de femme à poisson pour survivre à l’océan, et rester dans cette forme intermédiaire, combinant le meilleur des deux.

Arazeal la regardait s’offrir à sa vue sans la moindre pudeur. Il la voulait pour lui, et lui seul. Il rétorqua donc.

— Il en faudrait plus pour enfanter des rejetons adaptés à l’océan. A elle seule, c’est perdu d’avance. De plus, cela signifierait abandonner nos enfants à la mort !

Secouant la tête, le prince poursuivit.

— Oublie cette folie. J’ai entendu dire que les Atlantes sont à la recherche de l’Amphore des Eaux Eternelles. Ils auraient des pistes pour la retrouver, allions nous à eux et…

— Hors de question ! tonna le roi.

Sa voix couvrait le grondement de l’océan qui se jetait sur eux, chargeant l’air d’iode et d’humidité.

— Tu n’as rien compris ! Elle sera le médium qui me permettra de changer notre peuple à son image ! Nous pourrons modeler nos corps par le chant, comme je l’ai fait pour elle !

Le prince acquiesça distraitement, toujours troublé par la création de son père. Il s’assit sur le rebord du bassin et saisit la main de l’endormie dans la sienne.

— C’est L’offenser. Tu joues à un jeu dangereux, lâcha-t-il en se tournant vers lui à regret.

— Parce que mettre la main sur Son amphore et empêcher sa purge ne le serait pas ?

Tamiel marquait un point. Arazeal se tourna de nouveau vers la femme.

— Mais elle ne t’es plus utile. Puis-je la…

Le prince n’acheva pas sa phrase. Son père poussa un cri qui lui fit éclater le crâne. Son corps sans vie bascula dans le bassin.

— Tu voulais me la voler, sale traître ! Elle est à moi, tu m’entends ? De son ventre je ferai naître toute une race d’esclaves et elle sera ma reine !

Tamiel se radoucit aussi brusquement qu’il s’était emporté.

— Je te remercie de ton sacrifice, mon fils. Ton sang hybride est essentiel pour que son chant transforme les nôtres…

Le regard enfiévré, Tamiel se pencha vers la femme en laissant échapper un son de gorge, une mélodie sombre qui s’insinuait partout, un son sinistre et discordant.

— Tu es à moi, à jamais !

***

5000 ans plus tard.

— Non ! Je ne serais jamais à toi ! s’écria Neriah.

Réveillée en sursaut, elle frissonna. Pour retrouver un semblant de calme, elle contempla le dôme en vitraux colorés au-dessus de son lit. Il relatait la libération des sirènes du joug des Cétacéens. Au centre, Neriah était représentée vêtue d’une armure qui scintillait sous les rayons de la lune océanique.

— Tout va bien, votre Altesse ?

L’une de ses garde de nuit se tenait devant elle, l’air inquiet. Vêtue de l’armure de corail rouge réglementaire, elle balayait la chambre du regard, à la recherche du moindre danger. Elle avait dégainé son épée de nacre, dont la garde en spirale protégeait sa main crispée. D’apparence fragile, cette lame, forgée dans les grandes profondeurs, pouvait trancher les aciers les plus résistants.

— Ce n’est rien Amaliel, juste un mauvais rêve. Merci.

— Voulez vous que je fasse venir une servante ?

— Cela ira, tu peux me laisser.

La guerrière des profondeurs s’inclina et se retira, sa cape flottant légèrement dans son sillage. L’Impératrice des Abysses poussa un long soupir.

Des gardes pour ma sécurité… Depuis quand suis-je devenue si faible ou menacée pour en avoir besoin ?

La guerre couvait chez les sirènes. Les différentes communautés remettaient de plus en plus souvent en doute ses choix. Ceux de la Surface ne lui facilitaient pas la tâche. Leurs incursions se faisaient de plus en plus fréquentes. Avec le temps, ils avaient trouvé le moyen de descendre de plus en plus profond.

— Je vous maudis tous ! Tamiel pour L’avoir offensé ! Et Toi là-haut ! Tes enfants ont saccagé ce monde que Tu leur a offert et Tu ne fais rien ! Mon peuple souffre de leurs exactions, leurs forages, leurs guerres, leur pollution !

L’Impératrice, excédée, était sortie du lit et faisait les cent pas dans sa chambre. Elle s’arrêta devant un petit cabinet, fermé depuis des siècles. Hésitante, elle avança sa main tremblante. Ses doigts effleuraient le bois laqué, doux, élégant, à l’image de tout ce qui se trouvait dans cette pièce.

Tu t’es laissée aller avec toutes ces soieries, ces robes, ces dorures… Voilà ce qui se passe ! Les humains sont une menace, il est plus que temps d’agir !

Un frisson la traversa. Toucher aux enfants chéris du Tout Puissant ne serait pas sans conséquences… D’un geste sec, presque empressé, elle ouvrit le cabinet.

Il est temps que je redevienne celle qui a conquis notre liberté.

Neriah caressa l’armure de nacre et de corail. Née de l’océan, conçue dans les abysses les plus profondes. Le temps n’avait aucune prise sur elle ou sur la lance qui l’accompagnait. L’Impératrice entrouvrit les lèvres et amorça une mélodie aux accents guerriers.

Rejoins moi, ma vieille amie.

L’armure frémit, se liquéfia, coula le long du bras de Neriah, se lovant contre elle comme une amante attentionnée. En quelques instants, elle la recouvrit, reprenant sa forme solide. L’Impératrice se redressa fièrement dans son attirail guerrier, incongru dans ce décor luxueux. Elle saisit la lance d’une main assurée. Elle ne tremblait plus. Une voix familière s’éleva dans son esprit, douce, maternelle.

— Tu m’as manqué aussi, mon amie. Tu as un plan ?

— Ce rêve, l’Amphore, les Atlantes. C’est peut être la solution pour mon peuple, pour mes enfants. Je dois aller le voir. Il sait des choses, il connaissait bien les manigances des Atlantes.

— Est-ce bien sage d’aller interroger un fou qui divague des prophéties auto-réalisatrices et obscures au sujet d’un peuple de fous furieux ?

— Sage… non. Mais ai-je vraiment le choix ? Les humains menacent nos cités. Leurs forages provoquent des séismes. S’ils continuent nous devront évacuer nos foyers. Leurs actions sont une menace concrète !

— Mais… L’Amphore… Tu veux les tuer ?

— Non, bien sûr que non. Je vaux mieux que les Cétacéens. Mais si la raison et la sagesse ne l’emportent pas, il me restera cette dernière chance, une ultime carte à jouer. Je refuse de rester plus longtemps passive pendant que mon peuple souffre.

Neriah traversa la chambre dans la pénombre jusqu’à une fresque rurale montrant un kraken entraînant un géant dans les profondeurs. Sans hésiter, elle activa une combinaison de boutons dissimulés dans les gravures. Le pan du mur coulissa, révélant un escalier qui descendait dans l’obscurité.

L’Impératrice avait toujours l’impression de descendre aux enfers chaque fois qu’elle empruntait ce passage. Une sensation pas si éloignée de la réalité. Elle arriva bientôt dans une vaste caverne baignée d’un lac teinté de sang.

— Les enfants de Dieu feront trembler les profondeurs ! La guerre, le feu et la mort sont partout ! Ma reine ! Mon désir me reviens ! Le sang rougira les océans ! criait la créature dans le lac.

Sa voix se répercutait contre les parois de la caverne, une voix grinçante, démente. Les jointures blanchies, Neriah serrait la hampes de sa lance, luttant contre son désir de réduire en charpie la chose qui flottait dans le lac.

— Le sang ! Les larmes couleront du trône vide ! L’Impératrice doit mourir ! Le sang doit couler ! La mort rôde, et ils attendent sur le seuil !

La créature, semblable à un immense cachalot difforme, blafard et mutilé s’agitait de plus en plus. Par endroit, une jambe tordue, un bras désarticulé surgissait de la chair meurtrie avant de se rétracter dans des craquement d’os répugnants. La créature se transformait partiellement, sans parvenir à se fixer. Des harpons reliés à la paroi par d’imposantes chaînes le transperçaient de toute parts. Chacune de ses tentatives de changer de forme rouvrait ses plaies sans le tuer, le condamnant à une souffrance éternelle. Un œil unique, énorme juché au sommet de son front se tourna vers sa visiteuse.

— Neriah, ma plus belle création, mon trésor, que me vaut l’honneur de ta visite ?

L’œil grotesque la fixait, chargé de désir autant que de haine.

— Garde tes flatteries Tamiel, parle moi plutôt de l’Amphore et des Atlantes. Que sais-tu sur eux ?

— Pourquoi devrais-je te répondre ? Traîtresse ! Tu m’as volé mon trône, mon peuple ! Les trônes sont vides, l’espoir se noie dans le sang des innocents ! hurla ce que fut le roi des Néphilims.

— Parce que tu veux vivre, même dans cet état tu veux vivre. Les enfants du Tout Puissant nous menacent. Je dois agir !

Le cachalot difforme éclata d’un rire dément.

— Ta véritable nature reprend le dessus ! Tu es comme moi, Neriah, sauvage, conquérante ! Tu seras la fin de ce monde ! La destructrice de Son œuvre ! L’Impératrice devra mourir pour que ce monde vive !

— Les Atlantes, l’Amphore ! Réponds-moi !

Furieuse, elle secoua les chaînes, arrachant des cris et des pleurs à son prisonnier.

— Si tu ne me réponds pas, je vais m’assurer que tu disparaisse pour de bon !

— Non ! Je vais parler. Je te dirais ce que je sais, mais c’est bien peu. Le vieux roi avait une carte… Mais dans sa paranoïa, il l’a caché. Un puzzle dans une énigme dans un puzzle ! Seul Turel sait où et comment. Turel le sait !

— Turel est mort !

— Non, il se terre, il se cache. Il a pris une nouvelle forme. Il est rusé. Le sang et la mort ! La terre se débat, les sirènes hurlent ! La fin est là !

— Où ? Où est ce qu’il se cache ? s’impatienta Neriah.

— Dans la fosse des Fumeurs Noirs ! Tu le trouveras au cœur des ruines de nos amours.

L’Impératrice relâcha les chaînes. Sans un regard pour la créature grotesque, elle tourna les talons. Désormais, elle avait une piste.

— Mon aimée… Prend garde à ceux qui attendent ! La mort te guette, la fin de ton règne, la fin de l’Impératrice ! Comme moi tu seras trahie ! Le cycle recommence !

Ignorant Tamiel, elle se hâta dans l’escalier, le cœur au bord des lèvres, habitée par une rage qu’elle avait cru oubliée.

— Tu n’es pas comme lui, mon amie.

— J’aimerais te croire… Mais on hérite toujours des péchés du père n’est-ce pas ?

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