INTRODUCTION

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CW/TW : sang, mort, meurtre.

1998

 Il neige. Doucement. Si la route, de part les quelques voitures qui passent, est déjà souillée de boue, les jardins, eux, se recouvrent d’un manteau de givre scintillant, une couverture de diamants blancs et purs. Les décorations qui illuminent la rue n’en deviennent que plus magique. On pourrait presque entendre, à chaque flocon, le tintement délicat d’un minuscule grelot.


Cette nuit n’a pourtant rien d’enchanteur.


La nausée n’a toujours pas quitté Oliver lorsque sa voiture s’engage dans l’allée de son petit pavillon de Surbiton, dans la banlieue ouest de Londres. Depuis qu’il a quitté Brixton, il essaye d’effacer les images qui s’incrustent malgré lui sur ses rétines. Il a bien essayé de se concentrer sur la route, mais la vision s’impose dès qu’il cligne des yeux. Il prend une grande inspiration, emplit ses poumons de l’odeur si particulière de sa vieille Ford, un mélange de poussière, de lingettes pour bébé et de biscuits. Il ne peut pas rentrer chez lui. Pas maintenant. Pas comme ça.


Il jette un regard dégoûté à son calepin, celui qu’il garde constamment avec lui, qu’il a jeté sur le siège passager avant de quitter les lieux, comme si celui-ci était la cause de tous ses maux. Il n’a qu’une envie, depuis qu’il est partit : appeler Connor Brown, son rédacteur en chef, et l’insulter copieusement pendant de longues heures. Mais il perdrait son emploi. Et avec les frais de scolarité de Dante et toutes les charges que cela implique, ce n’est pas quelque chose qu’il peut se permettre. Mais quelle merde, putain. Quelle merde. Brown est vraiment un salopard de l’avoir envoyé là-bas, surtout ce soir. Il aurait pu demander à n’importe qui d’autre, à Wilson, par exemple, qui ne passe la soirée qu’avec son chien puant. Mais non, il a fallu qu’il l’envoie lui, l’arrachant à son traditionnel repas de famille. Connard.


Lorsqu’il est parti, il pouvait presque entendre les rires percer à travers les fenêtres, et les lumières des guirlandes l’ont accompagné chaleureusement jusqu’à ce qu’il bifurque au bout de la rue. Tout est noir, désormais. Seules les guirlandes rouges et vertes qu’il a accroché autour de la porte le week-end dernier avec son fils continuent de clignoter, éclairant le visage déjà pâle d’Oliver d’un éclat maladif.


Il jette un coup d’oeil à l’auto-radio. Minuit trois. Il n’a quitté la maison que depuis trois petites heures, mais il a l’impression qu’une vie entière vient de s’écouler. Lizzie a déjà dû coucher Dante, s’aidant de douces menaces pour réussir à convaincre le petit garçon de ne pas attendre de pied ferme dans le salon, inventant mille prétextes pour qu’il s’endorme rapidement. C’est tout les ans la même chose, mais Oliver et Lizzie craignent déjà le moment où ce rituel disparaîtra. Très probablement épuisée par sa journée, sa femme a certainement filé au lit dès que leur fils a fermé les yeux. La voiture des beaux-parents d’Oliver n’étant plus garé devant le pavillon, il déduit sans trop de mal qu’ils sont rentrés chez eux après le repas.


Minuit cinq. Il ne peut tout de même pas rester enfermer dans sa voiture toute la nuit. Il faudra bien, à un moment donné qu’il rentre, s’assoit devant son ordinateur et écrive un premier jet tant que les images sont – malheureusement – encore fraîches dans son esprit. Il attrape son calepin du bout des doigts, comme si le seul contact avec le papier risquait de le replonger dans cette soirée infernale, et sort de la voiture.


L’air est glacial, sa respiration projette de petits nuages de vapeur qui viennent perturber la chute lente et calme des flocons. Tout est si calme. Il est difficile d’imaginer qu’à seulement quelques kilomètres de là, l’enfer a surgit sur terre. Il lève les yeux au ciel, comme un enfant cherchant une trace du traîneau du Père Noël en cette nuit si magique, mais il ne rencontre que les ténèbres, la masse noire des nuages nocturnes qui ne laissent pas passer la moindre trace de lueur céleste. D’ordinaire, il adore ça ; la neige qui tombe doucement, recouvre la ville de son affectueux manteau blanc. Mais ce soir, il a besoin de la beauté des étoiles.


Oliver pénètre dans la maison le plus silencieusement possible, pour ne réveiller personne. Dans le salon, il sent encore l'odeur de la dinde farcie et des biscuits à la cannelle que Lizzie a passé l'après-midi à faire avec un Dante surexcité et particulièrement volontaire, surtout lorsqu'il s'agissait de lécher la cuillère en bois. Ce souvenir, si récent et pourtant si lointain, arrache un sourire au père de famille. Comme pour enfoncer le couteau dans la plaie de sa mémoire, il ne reste presque plus aucune trace du festin que sa femme a passé de longues heures à préparer. Si elle n'a pas enlevé la belle nappe argenté des jours de fêtes, les beaux couverts, les chandeliers et les petites décorations posées avec soin par leur fils ont tous disparus.


Dans un coin du salon, posé stratégiquement à côté de la cheminée, un grand sapin vert ajoute une délicieuse senteur forestière au décor, de ces odeurs que l'on aime particulièrement sentir en cette période de l'année. Le pied de l'arbre est déjà recouvert d'une demi-douzaine de paquets de taille respectables, soigneusement emballés dans du papier multicolore. Il faudra qu'il pense à poser les siens avant d'aller se coucher. Après tout ce que Lizzie a fait, il peut au moins penser à ça. Même si elle ne le lui dira jamais, elle doit déjà tellement lui en vouloir, d'avoir abandonné le festin qu'elle a préparé, surtout alors qu'il lui a promis de lever le pied sur le travail, cette année.


Il pose symboliquement ses chaussures au pied du sapin et se dirige à pas feutrés vers son petit bureau, pour ne réveiller personne. Dante a beau jurer, tous les ans, qu'il passera la nuit éveillé, à attendre impatiemment l'arrivée du gros monsieur rouge pour le surprendre – même si la raison même de cette volonté d'attraper un adulte de 120kg reste un mystère aux yeux d'Oliver – il a probablement déjà sombré dans les bras de Morphée depuis longtemps. Mais le moindre petit grincement de parquet risquerait tout de même de le réveiller et il se ruerait dans le salon, surexcité et inarrêtable pour les six prochaines heures. Alors Oliver glisse sur le sol comme une ombre. Il se faufile dans son bureau sans même faire bouger la porte et la referme derrière lui centimètre par centimètre pour éviter qu'elle ne grince.


Son ordinateur s'allume lentement, et le crépitement du disque dur, qui déchire le silence qu'Oliver essaye de maintenir, s'entend probablement jusqu'à Édimbourg. La lumière bleue frétillante de l'écran lui asperge le visage et il se jette pratiquement sur la machine pour étouffer la petite musique d'allumage. Il retient sa respiration, guette le moindre mouvement comme une bête aux aguets. Pas un bruit, à l'exception du crissement de l'ordinateur. Rien ne bouge. Oliver se frotte les yeux sous ses lunettes en écailles et ouvre le traitement de texte comme s'il s'agissait d'une condamnation à mort.


Lorsqu'il a voulu devenir journaliste, encore adolescent, il s'imaginait Indiana Jones des temps modernes, armé d'un stylo en guise de fout et d'un bloc note pour arme. Braver mille dangers pour faire éclater la vérité, résoudre des mystères inconnus qui changeraient la face du monde, parcourir la planète. Il a très vite abandonné ses rêves de voyages internationaux, mais lorsque que le Times l'a embauché, ses fantasmes d'enquêteurs n'ont pas tout à fait disparus. Et le voilà, à s'occuper d'un fait – malheureusement – divers infâme, qu'on classera probablement sans suite dans quelques jours, pour qu'il n'en reste qu'une colonne en page six dont tout le monde aura oublié l'existence. Quelques années plus tôt, il voulait du scandales, des informations explosives qui sauveraient des vies. Ce soir, il a simplement envie de vomir.


Il reste un instant les yeux dans le vide, face à sa page blanche virtuelle, essaye de se motiver à écrire quelques mots ordinaires sur l'horreur qu'il a vu ce soir. Alors, lentement, ses doigts se posent sur le clavier et les cliquètement des touches vient recouvrir le bruit de l'ordinateur dans la maison silencieuse.


« Voilà bien des années que les différents gouvernements, depuis Thatcher, nous promettent une atmosphère plus saine et sécurisée au sein de Londres et de sa périphérie, parfois au dépens des plus démunis. Atmosphère que, malheureusement, le commun des mortels attend toujours. Tandis que les grands de ce monde réfléchissent à la meilleure façon de gagner quelques pences au détriment de notre sécurité à tous, les petits en font les frais. C'est le cas ici d'une famille tranquille, vraisemblablement sans histoire, d'après les tout premiers rapports d'enquête préliminaire. Aux alentours de vingt-deux heures, en cette délicieuse veille de Noël, le service de police londonien a été alerté par un appel anonyme, se plaignant de nombreux hurlement dans un appartement voisin. En profond sous-effectif dans ces quartiers oubliés, les forces de l'ordre n'ont malheureusement pas pu arriver à temps pour empêcher le drame qui venait de secouer l'immeuble.

Thomas Gray, sa femme Ana et la sœur de cette dernière, Janice, en vacances dans leur appartement, ont été retrouvés baignant dans leur sang, au beau milieu du salon du meublé qu'ils occupaient depuis cinq ans. Aucun signe d'effraction et aucun objet n'a, apparemment, été volé. Mais ce n'est là qu'une partie dramatique de toute cette horreur. Le coupable aurait, sans aucune raison jusqu'ici valable, laissé un survivant dans ce massacre. En effet, depuis quelques années, Thomas Gray, ouvrier dans une usine de chaudronnerie, et sa femme, technicienne de surface, étaient les heureux parents d'un petit garçon dont nous garderont ici l'anonymat. L'enfant a été retrouvé en état de choc, au milieu de corps sans vie de sa famille, des fantômes d'angoisse plein les yeux.

John Elgee, inspecteur en charge de l'affaire, a assuré que tout serait mis en œuvre pour assurer la sécurité du garçon et rendre justice à la mort brutale de cette famille. Pour l'instant, cependant, rien n'explique le drame. Mafia ? Trafic de drogue ? La tragédie, en plus d'apporter brutalement le deuil chez les familles des victimes, pose de nombreuses questions sur la salubrité des quartiers les plus oubliés de notre belle capitale. En attendant une quelconque avancée de l'enquête et que l'on puisse contacter ses proches, l'enfant de Mr. et Mrs. Gray sera placé en foyer par les services sociaux, lui promettant de longues et désagréables peines dont ce petit garçon se serait probablement passées. »


Les yeux brûlants de fatigue, Oliver survole son pauvre article. Il n’est pas parfait, loin de là, et il aura besoin d'être retravaillé plusieurs fois avant d'être publiables, mais cela lui aura au moins permis de lâcher un pathétique premier jet. Il regrette, pourtant. Parce que derrière les faits qu'il n'a pu que froidement décrire, il y a toutes ces horreurs qu'il ne peut pas dire, celles qui le prennent encore à la gorges des heures plus tard.


Les lumières des voitures de polices qui éclairaient les visages affolés des voisins, effaçaient les festivités de leur clignotement bleu. Les draps dont on avait recouvert les corps, déjà tâchés de sang poisseux, partout, laissant deviner le piètre état des cadavres. Cette civière qui, heurtant un trottoir, a laissé apparaître le visage tuméfié d'Ana Gray, hurlant de douleur et de terreur pour l'éternité, la peau lacérée, couverte de blessures et de sang. Il a entendu que c'était sur elle qu'on s'était le plus acharné. Et ce petit garçon brun, assis sur le bas-côté, les épaules recouvertes d'une pauvre couverture, comme si un morceau de tissu pouvait effacer l'horreur dont il avait été témoin. Lui qui aurait dû être au lit, à attendre le Père Noël, ou en train de rire joyeusement entouré de sa famille, ne cillait pas, le visage impassible, alors que l'inspecteur adjoint essayait en vain de lui arracher quelques mots. Il ne parlera probablement plus pendant longtemps. Il n'y avait plus une once d'innocence, chez ce pauvre enfant, et le vide dans ses yeux est peut-être ce qui a le plus déchiré Oliver, plus que tout le reste. Il n'était pas beaucoup plus vieux que Dante. Quel genre de monstre peut faire ça ? La pensée, atroce, que le petit garçon aurait peut-être mieux fait de mourir, traverse l'esprit d'Oliver et lui soulève de nouveau l'estomac.


Il éteint son ordinateur, enlève de sa vue les quelques mots qu'il a posé et qui ne font que lui rappeler ce qu'il vient de voir. Il jette un dernier coup d’œil accusateur à son calepin posé à côté du clavier, témoin de cette soirée infernale. Il faut qu'il aille se coucher. Qu'il mette tout ça derrière lui, ses souvenirs glaçants lavés par la nuit. Il ouvre le tiroir de son bureau et en retire quelques petits paquets qu'il a glissé là, hors de la vue de sa femme. Retrouvant sa démarche de félin silencieux, il se faufile de nouveau dans le salon pour y déposer ses cadeaux parmi tous les autres, devant les délicats chaussons jaunes de Lizzie. Tous les présents de Dante sont déjà là, y compris la console qu'il leur réclame depuis un an, apothéose de ce Noël.


Il remonte doucement le couloir, pousse avec mille précaution la porte de la chambre de son fils. Il a besoin de le voir, besoin de vérifier qu'il va bien. La pièce est faiblement éclairée par une petite veilleuse en forme de chien, accessoire indispensable au bon sommeil du garçon. Celui-ci dort comme un bienheureux, étalé en travers du lit, les fesses en l'air et la bouche ouverte, d'où s'échappe un souffle calme et profond, symbole bienvenue de la vie qui l'anime. Oliver se retient de le réveiller, de le prendre dans ses bras et de le serrer contre sa poitrine jusqu'à ce que la chaleur du corps de son fils remplace le froid glacial qui habite sa poitrine depuis le début de soirée. Jamais je ne t'imposerais ce genre de vision, mon fils. Je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour protéger ton esprit innocent de ces atrocités.


Il referme la porte avec délicatesse, déjà impatient des hurlements d'anticipation qui le réveilleront dans quelques heures, alors que le soleil se lèvera à peine. Il entre dans la pièce en face, sa propre chambre, où Lizzie, comme il s'en doutait, dort à point fermée, recroquevillée de son côté du lit. Il se déshabille sans un bruit, enfile son pyjama à tâtons et se glisse délicatement entre les draps qui ont cette odeur qui rassurante, si familière, de lessive et de transpiration nocturne. Il pose ses lunettes sur sa petite table de chevet, sa tête sur l'oreiller, et cherche enfin le sommeil.


Il ne dormira pas de la nuit

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