CHAPITRE 04 — NATE

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CW/TW : Deuil, drogue (léger), sang, maltraitance animale, vomissures.


 Adossé contre le muret qui borde l'enceinte de l'université, les mains enfoncées dans les poches, Nate regarde d'un air absent le flot d'élève se diriger vers la bouche de métro. Il repense à Roxane, à son comportement, ce matin. Elle a beau lui avoir promis que tout allait bien, il ne l'a pas cru une seconde. Il la fréquente depuis vingt ans, il commence doucement à la connaître, maintenant. Mais il lui manque toujours cette capacité fantasmée de pouvoir lire dans son esprit, comprendre tout ce qu'elle pense.

 A ses côté, Archie Sommers, fidèle acolyte depuis l'école primaire, lui donne un coup de coude. Plein de culpabilité, Nate se retourne vers lui. Dix minutes que son meilleur ami lui raconte la soirée de la veille, et il a décroché de son récit depuis longtemps. Son complice lui tend, du bout des doigts, un joint soigneusement roulé pendant le cours de littérature comparée. Nate regarde la cigarette magique, hésite.

 — C'est bientôt la pleine lune ? demande Archie d'une voix légèrement pâteuse.

 — Ouais. Samedi.

 — Alors ça peut pas te faire de mal.

 Nate en convient de bonne grâce. Il enlève son écharpe de laine pour que l'odeur ne l'imprègne pas – son père ne le pardonnerait pas – et se saisit du pétard avant d'en tirer une latte salvatrice.

 — Et si on se fait chopper, on pourra toujours dire que c'est thérapeutique, glousse Archie.

 Et ça l'est. Nate le sait. Il en a suffisamment fait l'expérience lors des dernières années. Il aurait dû faire médecine. Au moins, le sujet de son mémoire aurait été tout trouvé, il n'aurait pas eu à se casser la tête comme un idiot pour trouver l'inspiration. Depuis qu'il est au lycée, son esprit grouille de sujets, d'idées et d'épiphanies merveilleuses pour la rédaction d'un mémoire universitaire révolutionnaire, le plus inventif qu'on ait vu depuis des années. Maintenant qu'il y est, il est atterrer par le vide de son esprit.

 — Ça craint, dit-il, plus pour lui-même que pour son ami.

 — Hein ?

 — Ça craint, répète-t-il un peu plus fort. On est là, on a vingt-cinq piges, on est censé savoir ce qu'on va faire de nos vies.

 — C'est plutôt vite trouvé, pour nous, non ?

 Nate regarde Archie avec scepticisme. Ce dernier récupère le joint.

 — Être riches, ricane-t-il.

 Nate laisse échapper un petit rire. Oui, c'est une perspective qui lui plaît. Être riche. Ne se préoccuper de rien. Voler de soirée mondaine en soirée mondaine. Être le centre de l'attention de toutes ces riches femmes qui lui tournent autour. Rien de bien nouveau, en somme. Mais ça lui plaît. Du moment où ses parents l'ont laissé rentrer dans leur vie, il s'y est sentit à sa place. Avec son beau sourire et ses manières charmeuses, les amies de sa mère l'ont tout de suite adoré. Et il adore ça.

 A penser à sa mère, il se rappelle que, comme tous les midis, elle l'attend pour le déjeuner. C'est leur petit moment privilégier, à tous les deux. Une heure délicieuse, où ils échangent leurs derniers potins, discutent de tout ce qu'ils ne se disent pas lorsqu'ils sont en public. Lorsqu'il est rentré à l'université, Mary lui a proposé de mettre fin à leur rendez-vous quotidien pour qu'il puisse passer plus de temps avec ses amis, mais il a catégoriquement refusé. Nate tient trop à ces quelques minutes pour les laisser filer. Après tout, même en temps qu'aîné, il n'a jamais eu de vie sans sa petite sœur adorée. Il faut bien qu'il se rattrape quelque part.

 Il donne une grande tape dans l'épaule d'Archie pour lui souhaiter un bon appétit. Pas besoin de s’embarrasser de longues embrassade, ils se retrouveront de toute façon à quatorze heures, comme tous les jeudi. Il n'est pas sûr que la grande vocation de son meilleur ami soit dans la littérature. Mais ce dernier, en le voyant prendre cette voie, l'a suivit avec bonne volonté. Au moins, comme ça, il fait quelque chose de sa tête particulièrement bien remplie qu'il n'utilise jamais vraiment comme il faut.

 Durant le trajet qui le ramène chez lui, Nate laisse traditionnellement ses pensées se diriger vers le sens de sa vie. Lui non plus n'est pas sûr de sa vocation. Il aime lire, c'est évident. Et il est assez doué lorsqu'il s'agit d'écrire. De là à en faire son métier, c'est autre chose... Il a parfois l'impression d'être encore un petit garçon qui change d'envie de métier comme de pyjama. Il a seulement abandonné ses rêves de policier, pompier, astronaute et super-héro pour médecin, commercial, avocat... Il aurait dû faire des études de conseiller d'orientation. Au moins, il aurait pu se guider lui-même.

 Il grimace face à cette ironie alors qu'il sort de la bouche de métro. Il s'ébroue dans l'air frais, écarquille les yeux et ouvre grand la bouche pour ne pas avoir l'air trop à l'ouest. Il ne se sent pas défoncé, mais ses parents semblent avoir un véritable détecteur lorsqu'il s'agit de substance plus ou moins illicites. Il se souvient encore du soir où, à seize ans, il avait brisé sa permission de vingt-trois heures pour revenir aux alentours d'une heure du matin, complètement raide et passablement alcoolisé. Il avait bien essayé de garder contenance plus de deux minutes, mais ses parents avaient tout de même fini par le priver de sortie pendant une semaine. Semaine durant laquelle il avait, évidemment, allègrement fait le mur.

 Il fronce les sourcils. La voiture de leur père est toujours là, sagement garée à sa place. Ce n'est pas normal. John Wilde ne s'absente jamais du bureau plus de vingt-quatre heures. Son assistant avait déjà du jouer des pieds et des mains pour qu'il prenne la journée de la veille. Il est peut-être malade. Bah, ce n'est pas bien grave. Au lieu de partager son repas avec sa mère, il sera simplement avec ses deux parents, perspective tout aussi réjouissante. Et puis, en la jouant bien, il pourra peut-être même négocier pour sécher le premier cours de l'après-midi en toute impunité.

 La maison est atrocement silencieuse. Roxane ne rentre pas avant ce soir mais, même sans compter sur sa présence, le calme qui règne est particulièrement anormal. Il aurait dû entendre les plats s'entrechoquer, sa mère chantonner, quelque chose. Et, pire que tout, ça ne sent pas bon. Ni purée, comme il en rêve, ni rien.

 Il pose son sac dans le couloir et s'avance un peu dans le couloir, prêt à appeler sa mère ou quiconque pouvant potentiellement se trouver dans la maison. Un mouvement dans le coin de son œil. Juste à droite. Son cœur manque un battement. Il a à peine le temps de se retourner que Roxane surgit brusquement du salon, l'air complètement hagard. Elle doit être déjà rentrée depuis un moment, car elle s'est changée, optant pour une tenue plus sombre que celle qu'elle portait ce matin.

 Les yeux écarquillés, les cheveux relevés dans un chignons désordonné, elle l'observe quelques secondes sans avoir trop l'air de savoir quoi dire. Elle commence franchement à l'inquiéter. D'abord, ce matin, son craquage jusqu'à la fac, et maintenant son air de Cassandre affolée...

 — Euh, salut... commence Nate. Qu'est-ce qu'il se...

 Il n'a même pas le temps de finir sa phrase que Roxane lui saisit le poignet et l'entraîne dans la pièce à vivre, dans moindre ménagement. Elle le balance presque dans le canapé de cuir avant de se ruer devant la fenêtre aux rideaux inhabituellement tirés pour jeter un coup d’œil à l'extérieur. Une fois rassurée, elle le fixe de nouveau de ses grands yeux verts et commence à faire les cent pas devant lui. Plusieurs fois, elle s'arrête. Ouvre la bouche. Secoue la tête. Reprend sa marche. Elle semble être un lion en cage, pétrifiée à l'idée de bouger mais, en même temps, prête à se ruer à l'extérieur pour massacrer tous ceux qui oseraient se mettre sur son passage.

 — Elle est où, Maman ? risque finalement Nate.

 Un ange funeste passe.

 — Partie, répond doucement Roxane. Il faut qu'on se dépêche.

 — Qu'on se dépêche ? Tu mets une plombe à t'expliquer ! Et c'est quoi tous ces sacs, putains ?

 Il vient d'aviser deux grosses valises posées dans un coin de la pièce, prête à embarquer. Il sent les muscles de ses joues se contracter. Stop. Il a faim, il ne comprend rien, Roxane fait n'importe quoi et, pire que tout, il commence à avoir un peu peur. Anxieux, il commence à regarder autour de lui, cherche ce qui pourrait causer tant d'agitation chez sa sœur. Mais rien n'a bougé. Pas le moindre bibelot.

 Au bout d'une minute qui lui parait interminable, Roxane se laisse finalement tomber dans le fauteuil de leur père, face à lui, et se prend la tête entre les mains. Nate se retient de dire quelque chose. Personne ne s'assoit dans le fauteuil de John. D'une manière où d'une autre, il finit toujours par le savoir et râle pendant des heures qu'on a perturbé l'équilibre savamment travaillé de la mousse. Lorsque Roxane relève le visage, il remarque ses yeux bordés de rouge. Elle a du pleurer avant qu'il n'arrive. Tac font ses doigts.

 — Écoute, dit-elle d'un air incroyablement las, je n'ai pas le temps de t'expliquer, mais il faut qu'on parte. Je suis ici depuis ce matin, et c'est beaucoup trop long. J'aurais dû venir te chercher à la fac, putain. Il faut qu'on se dépêche, il ne nous reste pas beaucoup de temps.

 Sans trop savoir pourquoi, par quel merveilleux réflexe de son cerveau, Nate éclate de rire. Un rire sans joie, pas tout à fait convaincu. Mais il essaye de se persuader qu'il est bien réel. Le cirque de Roxane est absolument ridicule. Elle a failli l'avoir, lui faire peur, mais tout ceci est simplement ridicule. Il n'y a absolument aucune raison pour qu'ils partent aussi soudainement, sans en toucher un mot à leur parent, sans aucune idée de date de retour ou de destination, n'est-ce pas ? N'est-ce pas ?

 — Tu te rends bien compte que tu dis vraiment n'importe quoi ? demande-t-il d'un ton qu'il réalise immédiatement beaucoup trop condescendant.

 — Non, je ne...

 — Elle est où, Maman ? Et Papa ?

Clac font ses dents. Chut. Pas maintenant. Pas avant samedi. Il s'en est fait un objectif personnel. Pas avant samedi.

 Roxane a dit qu'ils étaient paris, mais ça n'a aucun sens. Ils ne les auraient jamais laissé tous seuls, comme ça, sans la moindre recommandation, sans leur dire où ils allaient.

 Elle se relève, se dirige de nouveau vers la fenêtre. Scrute la rue, guette quelque chose qui ne vient pas. Ce n'est pas beaucoup plus rassurant. Nate a l'impression que la monstre du placard à balais va soudainement surgir de nulle part pour les dévorer.

 Il refuse de tic de sa joue.

 Il se redresse, saisit Roxane par le bras, la force à le regarder dans les yeux. La colère commence à gronder dans le fond de sa gorge.

 — Une bonne fois pour toute, Roxane, qu'est-ce qu'il se passe, putain ?

 — Ils... Ils sont morts... murmure-t-elle si bas qu'il a du mal à l'entendre.

 — Quoi ? Mais de qui tu parles ?

 Nate sent son cœur s'emballer. Il a peur de comprendre.

 — Papa et Maman, continue sa cadette dans un souffle, comme si elle ne pouvait désormais plus s'arrêter. Il les a tués... Il les a massacrés. Et maintenant il va revenir. Pour toi. Il me veut et... et il pense que tu es le seul obstacle... Et il a raison, hein ! ajoute-t-elle plus fort. C'est pour toi que je n'y vais pas, parce qu'il est hors de question que je t'abandonne. Parce que je ne peux pas de laisser là. Mais maintenant – sa voix baisse de nouveau – il veut t'éliminer... Il faut qu'on parte, Nate...

 La dernière phrase n'est plus qu'un gémissement, un filet de voix larmoyant. Une supplique désespérée d'être enfin entendue. Elle tremble sur ses jambes et ses yeux se gonflent de larmes alors que Nate lui lâche le bras. Une énorme boule d'angoisse lui obstrue la gorge. Clac.

 — Tu... tu dis n'importe quoi... bafoue-t-il.

 — J'aimerais. J'aimerais tellement, Nate, mais c'est vrai. C'est vrai. Je t'en supplie, il faut que tu m'écoutes. Par pitié. Il faut qu'on parte.

 — Mais, Papa et Maman sont...

 — Dans leur chambre.

 Une vague de terreur le submerge. L'engloutit. Le noie. Elle dit la vérité. Il le sent. Il le sait. Il peut le lire dans ses yeux. Sans un mot, il tourne les talon, se dirige à pas lents vers les escaliers. Ils sont là-haut, juste là-haut, à quelques dizaines de mètres de lui. Il ne sait pas comment il fait pour marcher. Ses genoux tremblent tellement... Il doit aller voir. Il en a besoin.

 Il sent la main de Roxane se glisser doucement dans la sienne, le tirer gentiment en arrière. Il ne résiste pas vraiment. Il n'en a plus la force. Mais son esprit hurle. Toute forme d'énergie a quitté son corps.

 — Tu ne peux pas y aller, dit-elle. Je ne veux pas que tu vois ça. Tu ne supporterais pas. Il faut qu'on parte. Maintenant.

 — Si tu me répètes ça encore une fois, je crois que je...

 Elle ne le laisse pas finir sa phrase, pose ses mains fraîches le long des joues brûlantes de Nate. Plonge ses yeux dans les siens. Il y avait des rires, avant, dans ces prunelles. Des petites bêtises, plein d'idées farfelues. Beaucoup d'amour, aussi. Mais aujourd'hui, il n'aime pas ce qu'il y voit. Il discerne toujours cet amour infini, mais il y a autre chose. Quelque chose qui lui fait peur.

 — Est-ce que tu me fais confiance ? demande-t-elle doucement.

 — Oui, mais...

 — Non. Est-ce que tu me fais confiance ?

 — Oui.

 Il n'a pas d'autre réponse à lui donner. Il lui confierait sa vie. C'est ce qu'il est en train de faire.

 — Alors, il faut que tu viennes avec moi. Je t'expliquerais en chemin. Mais là, il faut que tu m'aides à charger les bagages, ok ?

 Il hoche la tête d'un air absent. S'avance dans le couloir. Attrape l'un des sacs.

 En le voyant faire, Roxane se dit qu'elle n'a jamais rencontré quelqu'un d'aussi courageux. Il semble sur le point de tomber dans les pommes, mais il est là, tenant bravement sa valise, attendant qu'elle lui dise quoi faire. Elle a envie de le prendre dans ses bras. Mais pas maintenant. Ce n'est pas le moment.

 Elle ouvre doucement la porte après avoir saisit son propre bagage, jette un rapide coup d’œil à l'extérieur. La rue est vide. Elle se saisit des clés de son père, sagement rangés sur la petite commode de l'entrée, et exerce une légère pression sur le boîtier. Presque immédiatement, la voiture de John les salue de ses phares et les accueille avec un léger bruit. Elle commence à s'avancer sur le perron, mais une main autour de son poignet la retient.

 — Pourquoi on appelle pas la police ? demande Nate d'une voix blanche.

 — C'est trop dangereux. Police ou non, il nous retrouvera. Ça ne servirait à rien, à part nous ralentir.

 Et risquer de la compromettre. Et si elle est en prison, elle ne pourra rien faire pour lui.

 — On n'a pas d'argent, observe son frère.

 — J'ai retiré tout ce que nous avions. Et un peu des comptes de Papa, le rassure-t-elle. On a plein d'argent.

 La poigne de Nate ne se desserre pas.

 — Médicaments.... Tu as pris les médicaments ?

 Elle n'est pas dupe. Il fait tout pour repousser leur départ, attend le dernier moment pour quitter la maison qui l'a accueilli durant ces dix-huit dernières années, qui l'a sauvé de l'oubli. Peut-elle vraiment lui en vouloir ? Non. Depuis ce matin, elle a l'impression que chaque geste qui les rapproche un peu plus de leur absence lui arrache un morceau de cœur.

 Elle rajuste son sac sur son épaule, prie pour que les lames à l'intérieur ne fassent pas trop de bruit.

 — J'ai oublié, dit-elle. Je suis désolée. Mais on va se débrouiller en chemin. Allez, viens...

 — En chemin ? Ça va pas ? Je ne vais pas attendre en chemin, s'agace Nate. Charge la voiture, je vais m'en occuper.

 Elle veut protester, lui rappeler qu'ils n'ont pas le temps, il peut revenir n'importe quand... Mais le regard que lui lance son frère la dissuade de tenter d'argumenter. Sans lui demander son avis, il lui balance sa propre valise dans les bras de sa sœur et tourne les talons. Elle le regarde disparaître dans la pénombre de la maison.

 Croulant sous le poids des bagages, elle s'avance péniblement jusqu'à la voiture de leur père. Ses nerfs vont finir par lâcher. Elle ne pourra pas tenir plus longtemps. Ses yeux vont de droite à gauche, à la recherche de Gray. Mais il brille toujours de par son absence. Pourquoi ? Ce n'est pas normal. Ce n'est pas logique. Ce porc devrait déjà être là, en train de jubiler. A moins qu'il ne les observe, depuis tout à l'heure. Non. Impossible. Elle a fouillé la maison de fond en comble, et il n'était nulle part. Tu en es sûre ? Il devait bien être quelque part, ce matin, lorsque vous êtes partis. Elle a regardé dans chaque pièce, ouvert chaque placard. Sûre et certaine ? Regardé sous tous les lits, derrière tous les fauteuils. Absolument certaine ? Et Nate qui n'est toujours pas redescendu... Est-ce que le monstre aurait poussé le vice jusqu'à...

 Elle fait jaillir la lame de son cran d'arrêt. S'élance vers la maison. Un long gémissement s'échappe de l'étage. Son sang ne fait qu'un tour. Elle bondit sur les marches, quatre à quatre, s'écrase contre le mur à chaque virage, ne prend même plus la peine de respirer. Son cœur cogne à tout rompre dans sa poitrine. Non. Non, non, non, non, non. Elle prie silencieusement. Pas lui, s'il vous plaît, pas lui. Elle parvient, sous le coup de l'adrénaline et de l'angoisse, à faire pour l'instant plus ou moins abstraction de la mort de ses parents, mais Nate...

 Elle ne se le pardonnerait jamais.

 Elle regarde de tous les côtés, aux aguets. Il est là. Juste là. Recroquevillé contre le mur. Sain et sauf. Du moins physiquement.

 La porte de la chambre de leur parent est grande ouverte, et l'odeur métallique du sang caresse le nez de Roxane. Elle a soif, une soif qu'aucune boisson ne pourra jamais satisfaire. Et elle voit son frère pleurer, le nez coulant de morde, du vomi plein son t-shirt et le pantalon trempé d'urine. Sa bouche hurle des mots qui ne sortent pas.

 Elle se penche vers lui, lui attrape les épaules. Le secoue. Il essaye de se débattre, mollement. Les forces semblent avoir abandonné son corps en même temps que les dernières traces d'espoir.

 — Nate... Nate ! s'écrie-t-elle en le secouant brutalement. C'est moi ! C'est Roxane. Nate, regarde-moi ! Il faut qu'on s'en aille, tu m'entends ? Il faut qu'on parte, avant qu'il ne te fasse exactement la même chose.

 Alors qu'elle lui parle, elle l'aide à se redresser, passe un bras sous ses aisselles et tente de le soulever. Les pieds de Nate glisse dans les vomissures, il s'écrase de nouveau sur le sol, atterré.

 — Il faut que tu restes avec moi, Nate, continue doucement Roxane. Il faut que tu restes avec moi, pour que je puisse te protéger. Pour qu'on aille tout reconstruire, ailleurs... Tu es fort, Nate. Je sais que tu es fort. Alors, tu vas venir avec moi.

 Avec un grognement d'effort, elle parvient à le remettre sur pied. Haletant sous le poids pratiquement mort de son frère, elle le tire, marche par marche, pas à pas. Elle lui répète les mêmes choses, inlassablement, les mots qu'elle s'est dit des heures durant pour ne pas perdre pied alors qu'elle préparait leurs affaires. Tout va bien se passer. Ils ont une chance, s'ils restent ensemble. Ils trouveront un plan. Ils vont s'en sortir. Refaire leur vie, différemment.

 Elle le traîne jusqu'à la voiture, se bat un moment pour ouvrir la portière et le laisse tomber sur le siège passager. Son instinct lui hurle de se dépêcher. Le moment buttoir. Approche. Il arrive. Elle le sent. Ils ne peuvent pas se faire attraper maintenant. Pas si proche du but.

 Elle jette un dernier regard vers la grande maison. Si ce n'est la porte qu'elle a laissé grande ouverte, tout parait incroyablement calme et normal. Les dahlias sur le bord de la fenêtre sont toujours en fleur. Les hauts murs sont toujours aussi rouges. Elle peut presque voir, au troisième étage, le rideau se soulever et sa mère lui faire un petit signe de la main.

 Elle commence, doucement, à réaliser tout ce qu'elle laisse derrière elle. La salle à manger, pleine de rires de ses parents et de son frère. Le salon où ronfle doucement un feu, qui lui ouvre les bras pour qu'elle vienne y lire. Sa chambre et son lit, si confortable, dans lequel elle aime tant s'enfouir. Plus jamais elle ne rentrerait dans ces pièces qui l'ont accueilli toutes ces années. Plus jamais elle n'irait en cours, à Shakespeare and Co. ou dans ce foutu café. Toutes ces habitudes se transforment en un immense trou noir, un néant qui s'étend à perte de vue devant elle, symbole de son avenir. Au moins, Nate est avec elle. Dans un état déplorable, mais avec elle.

 Elle met le contact, la voiture démarre dans un doux ronronnement. Elle manœuvre quelques instants pour pouvoir sortir de la rue. Ils n'ont plus besoin de s'attarder ici. Ils n'ont plus rien.

 — Où on va ? demande Nate d'une voix blanche.

 — On va sortir de la ville. Laisser la voiture en banlieue, pour qu'ils pensent qu'on est partis. Et on reviendra en train. Il vaut mieux se cacher dans une foule que dans le désert.

 Nate ne prend pas la peine de répondre. Il a complètement laissé tomber. Roxane lance un dernier regard vers la maison, dans le rétroviseur. Adieu, foyer. Elle veut proposer à son frère de faire de même, de dire adieu, une dernière fois, mais il garde ses yeux morts fixés sur l'horizon, les bras serrés contre son corps comme s'il avait froid. Elle pose doucement une main sur sa cuisse et lui sourit gentiment.

 C'est le moment d'inattention de trop.

 La chose s'écrase sur le pare-brise avec un bruit mat, fissurant le verre en son centre. Une traînée écarlate la suit alors qu'elle glisse contre la vitre avec un crissement désagréable. Roxane hurle de frayeur. Pile. Sur le capot, la tête d'un chien, les yeux exorbités et la langue pendante. Elle la fixe. Roxane en est sûre, cette chose la fixe. C'est Sparks. Elle le reconnaît, à la tâche blanche en forme d'étoile autour de l’œil, le chien de Mrs Jenks.

 Elle donne un grand coup d'accélérateur. La voiture fait un bon en avant et la tête de l'animal hésite un instant avant de rouler et s'écraser sur la route.

 Et Roxane le voit.

 Il est perché dans le chêne, à quelques mètres d'eux. Toujours le même air légèrement amusé, quoiqu'elle puisse deviner une lueur sauvage sur son visage malgré la distance. Il joint deux doigts et les presse contre son front, parodiant le geste réalisé un peu plus tôt dans la journée. Dans ce putain de café.

 Elle veut le tuer. Bondir hors de la voiture. L'attraper. L’éviscérer. Se délecter de son sang et de sa souffrance. Mais il y a Nate. Et il a son Colt. Elle serre ses doigts si fort autour du volant que ça lui fait mal. Ses jointures deviennent blanches, raides sous l'effort. Elle lance la voiture en avant. Ne pas se laisser distraire. Ne pas le laisser gagner.

 L'envie de tuer lui déchire le ventre. Elle n'est pas sortit depuis trois nuits, il lui en faut plus, normalement. Pas beaucoup plus, certes, mais elle peut parfois attendre au moins une semaine. Lorsqu'elle était petite, il pouvait se passer plus d'un mois sans que cette soif ne vienne la torturer. Elle pouvait se contenter de petits animaux, des écureuils, des chats... Les délais s'étaient fait moins longs, les animaux plus gros. Elle a fini par en arriver aux humais, et cette chose la répugne tellement qu'elle s'est fixé un code moral particulièrement strict. Uniquement ceux qui causent le mal. Les violeurs, les tueurs, les voleurs... Jamais de témoins. Tout pour garder sa famille en sécurité.

 Elle rejoint la circulation de Bayswater Road d'un coup de volant fluide.

 — Papa et Maman sont morts, n'est-ce pas ?

 Pas le moindre tremblement dans la voix de Nate. Pas la moindre émotion. Il continue de fixer le paysage comme s'il commentait simplement ce qu'il a sous les yeux. Ces quelques mots, dit de cette voix si morne, brisent tous les barrages que Roxane a mis dix-huit ans à se construire, anéantit tous les barrières émotionnelles derrière lesquelles elle se cache depuis quelques heures.

 Tout en essayant de ne pas quitter la route des yeux, elle fond en larme.

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