Ai-je vraiment le choix ?

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Le Prisonnier

*

Un bruit sourd me réveille en sursaut. Mes muscles se tendent et j’ouvre les yeux. Je n’ai pas enlevé mon bandeau, car on ne m’a pas donné la permission de le faire, mais je meurs d’envie de savoir ce qu’il se passe.

Peut-être un garde a-t-il fait tomber quelque chose ?

Je ne distingue plus le brouhaha des festivités qui battaient leur plein lorsque je me suis endormi. C’est autre chose qui emplit mes oreilles : des cris, noyés dans le vacarme métallique du fer que l’on croise.

Le palais est-il vraiment attaqué, où sont-ce juste les réjouissances habituelles de la fête dont je ne parviens pas à me rappeler le nom ?

Si j’avais su comment me défendre, ma situation serait-elle différente aujourd’hui ? J’en doute.

Je n’ose même pas retirer le bout de tissu qui m’obstrue la vue alors que j’ai nettement l’impression de me trouver en danger… Donc non, ça n’aurait pas pu être autrement.

— J’ai cru qu’ils n’allaient jamais rendre l’âme. Tu as beaucoup trop dilué le poison, Nouriya !

Nouriya ?

Ce prénom connu, prononcé par une tessiture claironnante, souple et étrangement familière, a le mérite d’interrompre mes réflexions stériles. Tout mon corps se raidit et je ferme les yeux malgré mon bandeau.

Je n’ai jamais vraiment été d’un courage à toute épreuve, clamant à qui voulait bien l’entendre que le moment venu, je regarderai la mort en face.

Là, je n’en ai même pas l’occasion puisque je ne vois rien du tout.

— Je ne pouvais pas prendre le risque que l’un d’eux s’effondre en plein milieu de l’un des couloirs à la suite d’une crise de panique. Ici, ils n’ont pas compris : ils ont senti un fort mal de tête, ont lutté contre et ont succombé.

Je connais ce timbre de voix-là, je l’ai déjà maintes fois entendu. Il est chaud et doux comme le miel dont j’ai autrefois tant savouré le goût.

— Tu as apporté ce que je t’ai demandé ? s’enquiert le garçon.

— Bien sûr. Bon, elle est où ton esclave royale ?

C’est sympa comme titre. Heureusement que ma fierté s’est depuis longtemps envolée.

— Il est là, il faut le détacher.

Le cliquetis de la porte de ma cage s’enclenche. Je tressaille et me pétrifie. Les seules fois où cette porte a été ouverte, le fouet a claqué. Mais c’était tout le temps Asmar, pas deux quidams sortis de je ne sais où.

L’un d’eux arrive par derrière, puis se pose comme une plume sur l’un de mes accoudoirs. Des doigts effleurent le long de ma joue puis remontent vers l’arrière de mon crâne et ne tardent pas à triturer le nœud de mon bandeau. Je me mets immédiatement à fixer le sol quand ce dernier tombe.

Mauvaise idée, les eunuques gisent par terre, les yeux révulsés et un filet de sang maculant la peau située entre leurs nez et leurs lèvres supérieures.

— Regarde-moi, ils ne te feront plus rien du tout.

Nouriya se positionne face à moi. Elle se penche et ses mains forment une coupe pour encercler ma mâchoire. Ses pouces la caressent dans un geste protecteur.

C’est la première marque de tendresse que je reçois après des mois d’isolement. Je suis conditionné pour savoir que quelque chose de désagréable doit se passer dès que ma cage est ouverte, ce doit être pour ça que je ne parviens pas à me calmer.

— C’est fini, répète-t-elle en ancrant ses yeux aux miens.

Elle capture mon regard de ses grandes prunelles noisette. Je porte mon attention sur mon poignet pour m’y soustraire. Sa main délicate au teint d’olive me le presse avec douceur et je déglutis.

Mes doigts toujours crispés sur les accoudoirs, une délicieuse odeur de fleur d’oranger s’immisce dans mes narines.

Un instant plus tard, le souffle de sa bouche chatouille le lobe de mon oreille après qu’elle en a écarté les cheveux. D’une voix apaisante, elle chuchote :

— On va te faire sortir de là, c’est promis.

La chaleur de son contact quitte mon poignet quand elle se redresse. Je suis ses pas qui la mènent au garçon et à l’un des eunuques.

— C’est lui, ta boussole pour rentrer chez toi ? murmure-t-elle, dubitative.

Sa quoi ?

— Oui.

Quelque chose me frappe tout à coup la joue puis retombe mollement par terre pendant que je déglutis. Je n’ai pas eu mal, mais je me raidis et mes doigts se cramponnent aux accoudoirs de mon fauteuil.

— Allez, mon ami. Fini de te prélasser et de ne servir à rien, habille-toi.

— Soan ! le sermonne Nouriya en se rapprochant.

Elle se penche et ramasse ce qui se trouve être un sac en jute, qu’elle pose sur mes cuisses.

Je lève les yeux et vois le visage aux traits juvéniles dudit Soan me faire face. Je le fixe et mon rythme cardiaque accélère. Suis-je vraiment en train de braver tous les interdits qu’Asmar s’évertue à m’imposer depuis le début de ma captivité ? Soan prend la parole, un sourire incurve ses lèvres fines :

— Il est terrorisé.

Ce serait une erreur de jugement que de penser qu’il n’est pas insensible à mon état. À vrai dire, il semble même amusé de me trouver dans cette position. Je suis une attraction pour lui. Tout comme je l’étais pour Asmar et les gardes.

— Tu ne m’as jamais dit que c’est lui qu’on allait libérer ! C’est normal qu’il réagisse de la sorte si c’est bien celui qui est puni par le sultan quand…,

— Ce charlatan est un émir, la coupe Soan, il n’a fait que s’octroyer le titre. Mais il n’est reconnu comme tel que de ses nobles et de son peuple.

L’attention de Soan se détourne de moi et il coule un regard torve vers celle que je n’ose toujours pas observer. Il est habillé en simple serviteur et son apparence atypique prouve qu’il n’est pas originaire de cette cité. Ses cheveux sont de la couleur des sables du désert tandis que ses yeux bleu clair sont aussi froids que les nuits que l’on y passe. Le contraste est impressionnant, captivant.

Dans ses iris se reflète une lueur que j’ai vue chez beaucoup plus de puissants personnages que de gens du peuple.

Cet éclat-là, c’est celui de la folie qui s’ennuie. Cette folie qui pousse un homme possédant déjà tout à se lancer un défi : plus d’argent, plus de pouvoir, plus de quelque chose qu’il a appris à avaler avec l’avidité d’un ogre. Cette flamme ardente, qui chancelait comme un insignifiant petit feu follet quand je mettais un terme à cette soif que rien ne semblait pouvoir épancher, je suis capable de la reconnaître entre mille.

— Oui, bon…, bougonne-t-elle.

Il lui sourit avec tendresse, me fixe et s’approche d’un peu trop près.

— Tu nous aiderais à rentrer chez moi ? Tu es une boussole ! s’exclame-t-il, impatient comme un enfant.

Une boussole ?

Il lâche ça de but en blanc, sans plus d’explication, comme si la logique de son raisonnement et sa réalité allait naturellement s’imposer à moi.

Comprendre les délires d’un homme rendu un peu trop fou par ses envies n’a jamais fait partie de mes attributions. Moi, je me contentais de les confondre, de recueillir leurs aveux, puis je les anéantissais. Avoir un quelconque sentiment d’empathie à leur égard ne m’importait pas le moins du monde. Je n’avais pas besoin de les comprendre, je devais simplement les punir.

— Il doit s’habiller d’abord, il ne nous reste pas beaucoup de temps, précise Nouriya, qui semble être au courant de cette histoire de boussole.

Je tourne la tête dans sa direction et mes yeux s’accrochent à sa taille. Il n’est pas question que je croise à nouveau ses deux magnifiques amandes brillantes… Sa voix m’est trop familière.

— Regarde-moi, insiste-t-elle quand elle voit que je ne bouge pas.

Je le fais… Mais juste pas là où tu le désires.

J’en meurs d’envie pourtant. Mais je n’y arrive pas.

Loin de s’avouer vaincue, elle se contorsionne pour que je me retrouve forcé de la regarder. Ses grands yeux noisette m’hypnotisent aussitôt qu’ils rencontrent les miens.

Ses boucles d’un brun profond caressent sa joue ronde et dissimulent la moitié de son visage, lui donnant un air innocent. Mon corps tout entier tremble.

Elle est magnifique.

Même trop pour se ranger de mon côté.

Et si c’était un piège ? Un énième jeu d’Asmar, qui s’ennuie de me tourmenter qu’avec des mots. Souhaite-t-il raviver de l’espoir dans mon cœur, pour pouvoir l’éteindre de façon brutale, et contempler le résultat ?

Je ne fais aucun geste pour prendre le sac et les sourcils de Nouriya se plissent d’incompréhension.

J’ai peur. La goutte de sueur que je sens couler le long de mon échine m’indique que je transpire.

Les bruits de combats se rapprochent. Elle avance un peu plus son visage du mien :

— Tu peux nous faire confiance, murmure-t-elle.

— Quand ils sauront que tu es l’esclave favori d’Asmar, celui pour qui il a fait réserver une pièce entière au mobilier le plus raffiné qu’il soit, ils n’auront aucune pitié… Regarde-moi ça, Nouriya, même toi tu n’as pas droit à un luxe pareil ! s’exclame Soan.

Nouriya lui glisse un coup d’œil désapprobateur, et j’en profite pour les détailler, lui et son extravagance.

— Ils ne te tueront peut-être pas tout de suite, ajoute-t-il sur un ton vicieux, satisfait d’avoir capté mon attention.

Rassurant, vraiment.

Mais ai-je le choix ?

Ce n’est même pas à moitié convaincu que j’attrape le sac. Nouriya me gratifie d’un sourire encourageant. J’en sors le contenu et constate que ce sont des vêtements. Un rapide coup d’œil sur Soan me permet de constater qu’ils sont identiques à ceux qu’il porte.

Des tenues de serviteurs.

Le regard de Nouriya rencontre le mien, qui renvoie probablement une extrême confusion. Va-t-on vraiment fuir un palais en étant habillés de la sorte ? Cela ferait sens, personne ne nous remarquera.

À part l’ennemi.

La dernière inconnue dans mon équation est la destination, mais je n’ose pas poser la question car soudain, je me souviens.

Cette femme, sans jamais la voir, je l'ai pourtant maintes fois écoutée se prélasser dans les jardins : elle a été mon mur porteur et a permis à toute ma forteresse mentale de ne pas s'écrouler comme un vulgaire château de cartes.

Mais c’est aussi l’épouse favorite du sultan de la Cité d’Airain.

Enfin, l’émir. Puisque Soan a raison, Asmar n’est qu’un usurpateur.

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