Chapitre III - Kagema (1)

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Le calme des jours suivants étouffa l’ardeur de Chinnosuke. Il lui semblait que tout ceci n’avait été qu’un rêve et lorsqu’il lui arrivait de croiser Shiroemon, il ne sentait plus les frissons naître au creux de son ventre comme un tremblement de terre éclot sous le sol. Le combat au dōjō, la crainte des autres, le visage ravagé de Mitsuhisa, tout cela lui paraissait flou, nimbé d’un halo d’irréel. Il parvint, pendant quelque temps, à chasser cet événement de son esprit. Mais la fascination couvait toujours sous les cendres.

Pour l’étouffer, il se jeta à cœur perdu dans l’entraînement. Il se disait que s’il terminait la journée épuisé, il n’aurait plus qu’une envie, rentrer chez lui, et le reste deviendrait accessoire. Pourtant, il ne pouvait s’empêcher de suivre Shiroemon du regard lorsqu’il quittait le domaine à la fin des entraînements. Les disciples externes se contentaient pour la plupart de regagner leurs pénates, s’accordant parfois un crochet pour une petite coupelle de saké. Shiroemon, comme Mochitoki, vivait à l’année au dōjō. S’il le quittait, c’était forcément pour se rendre quelque part. Tel était le cheminement de pensée de Chinnosuke lorsqu’il essayait de déterminer où pouvait bien se rendre un homme pareil.

Il hésita encore pendant une semaine avant de franchir le pas, et ne céda que parce que l’envie le rongeait au point de l’empêcher de se concentrer, aussi bien à la koryū que lors de ses leçons particulières. La première fois aurait dû être la seule. Chinnosuke fit semblant de prendre le chemin de la maison de son oncle puis, une fois certain de se trouver à une distance respectable, s’engagea sur les pas de Shiroemon. Je vais me rendre compte qu’il ne fait que des choses ordinaires, pensa-t-il, que ce n’est qu’un homme comme tous les autres qui ne fait que des choses banales. Il ne savait pas si cette idée le ravissait ou le remplissait d’horreur.

Ses pas le menèrent vers le sentō d’un quartier. Chinnosuke se sentit bien idiot, arrivé devant la porte de l’établissement, et se dit qu’il aurait dû le deviner au paquet que Shiroemon portait sous son bras. Il oubliait parfois que les disciples du dōjō n’avaient pas accès aux thermes privés de la famille du maître ; ils devaient se rendre, une fois par semaine, aux bains publics. Pour la toilette de chat des autres jours, l’eau du puits était la seule à leur disposition, que ce soit au plus froid de l’hiver ou en plein milieu des orages d’été.

Chinnosuke hésita un moment avant d’entrer. Il laissa passer devant lui plusieurs clients, qui lui lancèrent des regards curieux. Il finit, dans un profond soupir, par se lancer ; après tout, il n’avait pas fait tout ce chemin pour rien, si ?

La gérante de l’établissement l’accueillit, perchée dans sa cabine de bois. Malgré la chaleur humide qui régnait dès les premiers pas dans l’établissement, elle maintenait une coiffure sculptée et un visage impassible, nullement dérangée par les épaisses gouttes — de sueur ou de condensation, Chinnosuke n’aurait su le dire — qui se formaient à la surface de sa peau. Elle exigea quelques pièces de cuivre à Chinnosuke, un prix dérisoire qu’il n’eut aucun mal à tirer de sa bourse. Non pas qu’il se promenait avec une fortune à sa ceinture, mais il aimait garder une poignée de sen au cas où l’envie lui prenne de s’offrir une tasse de thé ou une petite douceur. Il aimait particulièrement, au milieu de l’hiver, s’arrêter au stand que montait les pêcheurs de la région et savourer les huîtres pêchées quelques heures plus tôt au bord de la mer. On les servait parfois telles quelles, après un simple passage sur le feu ou bien, plus souvent, sous une épaisse couche de riz, accompagnées de pousses de bambou, d’anguille et de crevettes quand la saison s’y prêtait. C’était un plaisir un peu onéreux, que peu des gens du peuple pouvaient s’offrir régulièrement mais qui ne représentait pour Chinnosuke qu’un minuscule trou dans le pécule qu’il s’était constitué. En été, il n’y avait guère plus à goûter que les pêches, dont il se lassait vite. Il avait tout le loisir d’économiser.

Hommes et femmes entraient dans les mêmes bains et partageaient les mêmes vestiaires. Partout dans le pays, des daimyōs promulgaient des édits interdisant les bains mixtes, puis les autorisaient de nouveau avant de les interdire encore une fois quelques mois plus tard. Leur province avait échappé à ces soubresauts, la famille Ikeda ayant certainement mieux à faire qu’à se soucier de ce qui se passait là où les petites gens venaient gratter leur crasse. Chinnosuke se déshabilla donc non loin d’une jeune femme, qui tenait par la main un petit garçon. Il l’observa du coin de l’œil ; en dehors de sa cousine, qui n’était encore qu’une fillette, il n’avait que peu d’occasion de voir des femmes nues et la curiosité le démangeait. Elle possédait un corps mince, sans autres formes que des hanches un peu arrondies, on aurait dit un jeune garçon. Chinnosuke laissa son regard errer dans la toison noire qui recouvrait son sexe mais, se souvenant des estampes de Gen’ichi, détourna les yeux, empli de dégoût.

Comme Okayama était plus proche d’Osaka qu’elle ne l’était d’Edo, il n’était pas rare de trouver dans la province des bains de vapeur, à la mode du Kansai, avec son atmosphère opaque et ses bassins peu profonds. L’établissement dans lequel se trouvait Chinnosuke semblait avoir voulu couper la poire en deux, sans doute dans le but de plaire aux voyageurs qui descendaient de la capitale. Il offrait, tout au fond de la grande salle, derrière une fine cloison, un plus grand bassin où l’on pouvait s’immerger jusqu’aux épaules. Évoluant dans le flou de la vapeur, Chinnosuke ne tarda pas à comprendre qu’il ne se trouvait pas dans un bain ordinaire. Ce ne fut qu’après une poignée de regards torves de la part de clients qui passaient à côté de lui, qu’il se rendit compte que la femme qu’il avait croisée dans le vestiaire était la seule présente, tout le reste était des hommes adultes. Pourtant, près d’une dizaine de femmes, la plupart jeunes et plutôt jolies, faisaient des allers et venues autour de lui, portant linges humides et baquets remplis d’eau.

Chinnosuke se fendit d’un ricanement nerveux. C’étaient des yuna, des filles de bain chargées d’aider les clients à se frotter le dos, de les masser et, bien sûr, plus si affinités. Le shogunat, au fait de ce genre de pratiques, avait fait limiter leur nombre par établissement à trois, afin d’éviter que chaque sentō de quartier ne se transforme en bordel. De toute évidence, les gérants de cet endroit s’en fichaient pas mal. Debout, nu, au milieu de tous ces gens, Chinnosuke se sentait stupide. Ainsi, ce n’était que cela ? Celui qui l’avait tant troublé n’était finalement qu’un bonhomme lubrique parmi d’autres qui n’avait d’autre plaisir que d’aller dévergonder des jeunes filles dans l’étuve que constituaient les bains publics ?

Chinnosuke serra la main autour de la poignée d’un sabre qu’il ne portait pas. Ses yeux le piquaient et il dut en cligner plusieurs fois pour chasser les larmes qui poignaient à leur coin. L’espace d’un instant, il avait cru l’avoir trouvé, son samouraï de papier, celui qui serait à même de lui offrir ce qu’il désirait le plus et qui le désirerait aussi, celui qui serait comme lui. Enfin, il avait cru que les dieux lui offraient un compagnon à même de le comprendre, quelqu’un avec qui il pourrait se montrer tel qu’il était, sans avoir besoin de prétendre à une bonté qu’il n’avait jamais possédée ; mais il s’était trompé. Il avait beau se trouver au milieu d’une vingtaine de personnes, il n’avait jamais autant eu l’impression d’être seul au monde.

Chinnosuke s’apprêtait à tourner les talons pour partir, quand une silhouette familière attira son regard. À demi-dissimulé par la cloison, tout au fond de la pièce, Shiroemon était assis sur un tabouret, penché au-dessus d’un baquet d’eau dans lequel il humidifiait un linge blanc. Derrière lui, une jeune yuna aux formes généreuses s’affairait à lui laver le dos. De là où il se trouvait, Chinnosuke n’entendait pas ce qu’ils se disaient, mais à voir le sourire aimable de la jeune fille, se doutait un peu de la teneur de la conversation.

Il s’approcha sur la pointe des pieds et se plaça contre la cloison, de façon à voir sans être vu. Devant une telle scène, d’une banalité si affligeante qu’elle lui crevait le cœur, il se serait vite détourné, s’il n’avait pas aperçu le dos de Shiroemon. Même à une telle distance, impossible de rater les dizaines de cicatrices qui lui barraient la peau, du bas de la nuque jusqu’au sacrum. Impossible de se faire de telles blessures en entraînement, elles venaient forcément de là-bas, de la guerre, d’un enfer sur terre où la survie était incertaine et chaque douleur un pas de plus vers la mort. Elles racontaient son histoire, chacune de ses victoires. Chinnosuke sentit de nouveau l’intérêt renaître au fond de lui. Si Shiroemon était devenu un homme comme les autres, ces balafres portaient en elles le souvenir d’un guerrier hors pair. Il brûlait d’entendre les récits de ces batailles.

L’une d’entre elles l’attira plus que les autres. Gigantesque, elle courait de son omoplate gauche jusqu’à son rein droit. Un coup de sabre — et pas n’importe lequel, un coup de sabre dans le dos. Chinnosuke en devinait le relief même à travers la vapeur. Épaisse comme un doigt, elle avait dû mettre des semaines, peut-être des mois à guérir, le tout dans une douleur insupportable à chaque mouvement et dans l’odeur insupportable des onguents mêlée à celle de la chair à vif. Comme au dōjō, Chinnosuke ressentit l’irrépressible envie de tendre le bras pour le toucher. Il s’imagina presser ses pouces de part et d’autre de l’entaille et, comme on le ferait pour une pêche bien mûre, tirer la peau pour découvrir la chair en dessous. Cette simple idée l’emplit d’une chaleur douce, apaisante.

Quand le linge de la fille de bain s’attarda sur cette cicatrice en particulier — « Je ne vous fais pas mal ? », lut Chinnosuke sur ses lèvres —, il s’imagina que c’était sa langue qui y passait, qui explorait chaque détail, chaque irrégularité. Il aurait voulu le dévorer.

Shiroemon et la yuna, sans savoir qu’il se trouvait là à les observer, continuaient d’échanger. Elle leva trois doigts et Chinnosuke devina qu’ils discutaient de ses prix. Elle semblait mal à l’aise. Son sourire se tordait dans une grimace dénuée de toute sincérité, et même la perspective de gagner quelques sous de plus ne semblait pas suffire à la rassurer. L’espace d’un instant, Chinnosuke discerna, dans la vapeur qui les entourait, le visage distordu d’un oni, dont la présence malfaisante faisait peser une chape de plomb sur toute la pièce. Quand Shiroemon porta sa main jusqu’au visage de la jeune femme pour lui chuchoter quelques mots à l’oreille, il crut qu’il allait l’empoigner pour la plonger toute entière dans le baquet à ses pieds et l’y noyer. Sans doute le pensa-t-elle, elle aussi, car elle se leva et, après une courbette, s’éloigna à petits pas rapides.

Comme elle s’approchait de lui, Chinnosuke put voir la jeune employée plus en détail. C’était une jeune fille tout à fait ordinaire, si l’on exceptait le sexe de garçon qui pendait entre ses jambes, à peine plus grand que celui d’un enfant de six ans. Chinnosuke avait parfois entendu parler de telles personnes, sans savoir si elles existaient vraiment. Sans doute quelqu’un comme ce garçon n’avait grand espoir d’avenir en dehors d’établissement comme celui-ci, où sa différence en faisait au moins une attraction amusante. Chinnosuke se demanda s’il s’était rendu de lui-même auprès de Shiroemon ou si c’était ce dernier qui l’avait demandé. Qu’avait-il bien pu lui dire pour qu’un prostitué de bas étage, habitué aux clients tous plus répugnants les uns que les autres, s’en effraie ?

Le yuna s’arrêta près de la cloison où s’était caché Chinnosuke, le souffle court. Aucunement choqué de sa présence, il échangea avec lui un regard affolé et, croyant sans doute que Chinnosuke était lui aussi venu là chercher le client, secoua la tête pour l’en décourager. La lueur de panique, de terreur pure, primale et viscérale, qui faisait briller ses yeux toucha Chinnosuke en plein cœur. Peut-être ne s’était-il pas fourvoyé, finalement. Peut-être restait-il un espoir.

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