#16 La première seconde fois
La première seconde fois - vie réelle
La première seconde fois : est-ce comme le premier jour du reste de ta vie ?
Peut-être, un peu, car cette seconde fois, tu le ressens vraiment et la prise de conscience est bien réelle.
Peut-être beaucoup plus, car à partir de cette seconde fois, tu évolues vraiment, et désormais, ton regard sur la vie change. Enfin, je l'espère.
Je conduis. Je suis sur la route qui contourne l'affreux centre commercial, avec son enchainement de rond-points, tous plus laids les uns que les autres.
Je rentre chez moi. J'ai encore quatre-vingt kilomètres à effectuer. Je viens d'en faire seulement deux.
J'attends au cédez le passage car une voiture est déjà engagée sur le rond point.
La voie est libre alors je m'engage sur le rond point, et là, je vois le panneau bleu qui indique la direction de l'autoroute que va me mener à mon domicile.
Je met mon clignotant, suit la courbe du virage et gravit la petite côte afin d'accèder à la quatre voie.
En haut de la courbe, le ciel bleu pâle de ce fin d'après-midi d'automne jaillit soudain devant mes yeux. L'horizon est libéré de cet affreux paysage urbain, les arbres et les champs encore verts et bruns semblent posés sur l'infini du ciel bleu, pur.
Le paysage est magnigifique : uniquement la nature sublimée par la lumière du soleil timide qui peine à s'élever au dessus de l'horizon en cette fin d'automne. Les rayons pourtant faibles parviennent à faire briller les dernieres feuilles dans les arbres, et transcendent le bleu du ciel sans nuage.
Une larme glisse sur ma joue, puis une autre et encore une autre.
Silencieuses, elles semblent vouloir arroser les terres assoiffées depuis la canicule de cet été. Comme si elles voulaient redonner vie aux sols qui s'étendent devant mes yeux.
Ces sols sur lesquels je suis née, j'ai grandi, sur lesquels j'ai passé mon enfance, mon adolescence.
Aurais-je le pouvoir de ramener un peu de vie à ces sols qui viennent pourtant de me prendre mon amie ?
Bien sûr que non !
Nous lui avons dit adieu hier, à mon amie.
Son enterrement était aussi beau qu'a été sa vie : tendre, juste, sincère, gorgé d'amitié et d'amour, de fierté, de patience, d'humanité, d'authenticité et de simplicité.
Les chants de la chorale dans laquelle elle a tant aimé chanter ont retenti plusieurs fois pendant la cérémonie. C'était doux, c'était pur, c'était tellement vivant !
Voir son cercueil et l'imaginer seule à l'interieur de cette boite en bois n'était pas imaginable pour moi. Impossible de réaliser que jamais plus, je n'entendrai son rire, ne pourrait échanger avec elle sur tous les sujets de la vie comme nous le faisions parfois.
Non, ce n'est pas elle, là, dans cette boite recouverte de fleurs. Je ne parviens pas à y croire.
J'écoute les courageuses et courageux qui parviennent à dire quelques mots face à cette assemblée d'amis, de famille, de proches venus si nombreux que la salle peine à contenir tout le monde.
Les gens sont rentrés en se serrant les uns contre les autres mais la douleur déborde par la porte ouverte, les fenêtres entre-ouvertes car elle est immense et chavire tous les coeurs présents.
Rien ne semble pouvoir la contenir.
Je la sens, immense, envahir et déborder des coeurs présents et même des coeurs des absents qui n'ont pas pu venir. Cette douleur est cruelle et semble se délecter du moindre intertisce de la pièce, du moindre recoin de nos corps.
Elle veut être partout. Mais nous, nous luttons pour garder de la place à la joie, émotion tellement emblématique de notre amie.
Mon amie, je regarde la fenêtre à gauche, celle au dessus de ton cerceuil : à l'intereur de son cadre, se dessine un rectangle de ciel bleu parsemé d'un filet fin de nuage blanc qui semble flotter.
En bas, des arbres encore feuillus balancent au gré du vent glacial comme pour suivre la mélodie des chants et te dirent adieu.
Ce paysage, au dessus de toi, te ressemble tellement ! On dirait que même morte, tu parviens à nous faire un signe. Un signe que la vie est belle et doit continuer.
Que nous devons continuer à lui faire honneur, comme tu savais si bien le faire.
Tu es tellement forte !
Ce rituel des enterrements est une étape indispensable pour faire son deuil.
Quelle affreuse expression ! Je la déteste.
On ne fait pas son deuil, on le subit.
La mort ne nous laisse pas le choix de faire ou ne pas faire.
Elle terrasse tout son passage.
Même si on est préparé, même si elle est inéluctable.
Même si j'ai pu te dire au revoir.
Avoir eu cette chance ne suffit pas pour croire que tu n'es plus là.
Mon amie n'est plus là, ou plutôt si, elle est dans cette boîte en bois dans laquelle elle doit se sentir bien à l'étroit. Elle qui aimait tant les grands espaces, la nature, la forêt, les arbres.
Les gens défilent un à un pour jeter ou déposer quelques pétales de roses sur son cercueil.
Je m'avance à mon tour. Pas question de lui jeter ses pétales à ses pieds.
Je les embrasse tendrement et les dépose doucement au niveau du visage de mon amie.
Comme une dernière caresse, une ultime caresse de l'amitié, celle qui nous a porté pendant plus de trente ans.
Ces pétales sont notre dernier partage, mon souffle chaud a collé les pétales sur mes lèvres, le temps du baiser. Pour les détacher de mes lèvres, il me faut tirer délicatement dessus afin de pouvoir les déposer sur cette boite.
C'est comme un signe de refus : je ne veux pas qu'on se sépare, à jamais.
J'aimerais que ces pétales restent accrochées à mes lèvres car elles sont douces, enveloppantes, sages, délicates et tellement fortes ! Comme toi, mon amie !
Seulement trente ans pour notre amitié : c'est beaucoup trop court !
Je voulais qu'on poursuive notre chemin encore longtemps, très longtemps. Nous sommes devenues adultes ensemble, puis des parents puis nous avons atteint un demi siècle tellement vite.
Ne pars pas déjà !
On devait aussi marier nos enfants ensemble, faire encore plein de fêtes, partager la joie de devenir grand parents, partager les douleurs et les joies liées à la vieillesse. Visiter des expositions, se disputer, rire, parler, se taire et écouter...
En voyant ce ciel bleu sur la route en face de moi, je prends soudain conscience que je quitte ma ville d'origine pour la première fois sans toi qui y habite, qui y vit.
La prochaine fois que je reviendrai, tu ne seras plus là.
En fait, je réalise que je viens d'assister à mon quatrième enterrement. Les parents de ton mari, ma grand mère. Finalement, c'est peu à mon âge. Bien sûr, beaucoup de gens sont déjà morts autour de moi, c'est la vie comme on dit.
Finalement, ce n'est pas ma première seconde fois. Mais la violence du choc de comprendre ce qu'est réellement la mort, me dévaste.
L'émotion de sentir que la vie est injuste, délicate, fragile, belle, perturbante et qu'elle a nécessairement une fin est intense. Elle me soulève le coeur, l'emporte dans un tourbillon indescriptible.
Cette émotion est indicible tant elle est à la fois douce et désagréable, douloureuse et sereine, vibrante et moribonde.
Jamais plus, je ne regarderai ce ciel bleu comme avant, avec nonchalance, voir indifférence.
Je sais désormais qu'à chaque fois je verrai un coin de ciel bleu je penserai à toi, et donc à la vie.
Mon amie, je pense avoir compris ton message : merci de m'avoir laissée partager un bout de chemin à tes côtés !
A toi, mon amie, Laurence.
La première seconde fois - vie rêvée
La vie serait-elle différente si l'on prenait conscience des événements dès qu'ils arrivent ?
Peut-être que certains sont plus malins que d'autres et comprennent dès leur première fois.
Alors que pour d'autres, il faut attendre leur seconde, troisième ou sixième fois avant de comprendre.
Un peu comme pour moi.
Evidemment, des articles ou des livres fleurissent dans les magazines, sur les réseaux sociaux, à la télévision avec des injonctions "vis le moment présent", "profite, maintenant", "la vie est courte"...
Ces sujets reviennent de manière récurrente parmi les recettes de saison, les régimes, la bienveillance, ponctués par des articles sur notre économie qui va soit disant si mal, avec l'inflation, et au loin (très loin, ça nous arrange), la guerre en Ukraine, avec ses bombardements et ses morts égrainés comme un fait banal et quotidien.
Cela me fascine ce mélange des genres.
Rien n'est priorisé. Seule prime l'actualité de l'instant, qu'elle soit essentielle ou non, elle est ensuite complétée par les sujets à la mode, un peu comme des bouche-trous.
Alors, on n'y prête pas forcément attention, on les lit dans le flux des actualités comme les autres nouvelles plus ou moins passionnantes :
Behoncé a sorti un nouveau disque, l'inflation dépasse les 10 % en France, faut-il ou non prendre des résolutions pour la nouvelle année?, les grèves de la SNCF ou celle des médecins libéraux, six morts à Kiev, cette nuit dans un bombardement, la recette géniale pour l'apéritif dinatoire du réveillon, profitez de la présence de vos proches pendant les fêtes, quels sujets pour éviter les disputes en famille?, quels sont les meilleurs liquides vaisselles, où Laetitia Hallyday a-t-elle passé ses vacances? ....
Je m'arrête là car ce mélange des genres est pire que le bazar dans mon tiroir aux ustensiles de ma cuisine. La râpe côtoie le tire bouchon avec le couteau à saumon et les bouchons en plastique, les rouleaux à patisserie, les fouets, l'ouvre-boite, le décapsuleur, les pelles, les fèves de l'an dernier...
Tout et n'importe quoi, avec une utilisation pour certains qui frise : tous les cinq ans !
Mais ils sont là, à encombrer l'espace. Un bazar avec les objets que j'utilise tous les jours et ceux que je n'utilise que rarement.
Un peu comme tous ces articles.
Le futile côtoie le très futile avec parfois des sujets importants, voir essentiels mais aucun de ressort plus qu'un autre finalement.
Alors les grands messages sur la vie, finalement, sont noyés parmi les anedoctes.
Normalement, c'est par l'expérience que tu apprends mais tant que tu n'y es pas confronté ? Et même lorsque tu traverses une expérience nouvelle parfois, souvent, tu portes des oeillères parce que tu es trop jeune, trop pressé, aveuglé par des sujets qui te semblent plus importants ou tu ne comprends tout simplement pas l'importance de ce que tu vis.
C'est vrai "la première gorgée de bière" (merci Philippe Delerm) bien souvent, on ne la savoure pas à sa juste valeur. Mais comment le pourrait-on ?
Il faudrait être un sage pour savoir, pour comprendre, pour l'apprécier.
Alors si je dois rêver cette expérience, je ne pense pas que j'aurai été prête plus tôt.
Je pourrais écrire que je savais, que la douleur est finalement réduite à son strict minimum.
Je savais que Laurence allait partir, et que, c'est formidable, car j'ai pu lui dire au revoir.
Et surtout je pourrais clamer haut et fort que j'ai compris !
Oui ! J'ai tout compris, vraiment !
La vie est fragile, elle peut s'arrêter brutalement ou au bout de long mois de maladie.
Finalement c'est mieux la maladie. Enfin, surtout pour ceux qui ne sont pas malades.
Ils ont le temps de se préparer, de dire au revoir.
OK, on voit l'autre souffrir mais on s'accroche, on y croit. De nos jours, beaucoup de maladie se soignent. L 'espoir nous tient en haleine, nous porte.
Mais en fait, quand la mort frappe, on est démuni, impuissant et aucun rêve ne peut nous sortir de là. Et encore moins quand on réalise et prend conscience de ce qui arrive.
Alors pour conclure, je dirais que les vies rêvées, ce sont celles des toutes premières, secondes ou cinquième fois, celles pendant lesquelles on ne vit pas réellement.
Et, elles restent pourtant indispensables à la vie réelle.
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