La petite musique

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Avec le soutien de  Maude, korinne 
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Le vendredi soir, juste après l'école et alors que la nuit n'était pas encore tombée, la mère préparait les sacs de couchage, les rechanges et la glacière. A la fin d’une série de minutieux préparatifs, un gros tas de petites chos très sérieuses et bien agencées prenait place près de la porte d’entrée, dans un recoin du couloir. Tranquillisée, elle s’en retournait aussitôt vers d’autres occupations et se mettait paisiblement à rêver aux deux belles journées de la fin de semaine qui viendraient immanquablement colorer sa vie. Pourtant, à chaque fois, c’était à peu près le même rituel.

A peine tournait-t-elle le dos que des ombres furtives glissaient entre les murs de la maison. A dix-huit heures pétantes, la nuit tombait comme un couperet et les lanternes à l'extérieur s'allumaient, les mout-mout vrombissaient et vaille que vaille, attaquaient les moustiquaires. Gare aux déchirures invisibles à l'œil nu. Dans l’obscurité qui enveloppait le couloir familier, une silencieuse agitation comme un ballet muet se déroulait sur une musique inaudible. Chaque nouveau passage occasionnait un dépôt et par conséquent un léger accroc à l'accumulation bien ordonnancée de la mère. Au même moment, un premier insecte réussissait à franchir la ligne de front, aussitôt suivi par une multitude de combattants microscopiques. À vingt heures, le plus petit y coinçait légèrement sa pelle, son râteau et un sac de billes en terre puis recouvrait pieusement le tout d’un seau écarlate retourné et posé de guingois. Trente minutes plus tard, deux ombres difformes se profilaient sur les murs. Les grands entassaient de concert leurs palmes noires, cerclées de deux masques bleu-turquoise aux élastiques durcis par le sel de mer, créant sur le jouet du petit, une protubérance disgracieuse. Ils s'éclipsaient. Les moustiques les poursuivaient. Le recoin paisible bruissait de cris étouffés et de claques envoyées à l'aveuglette. Deux heures passaient et, le père avant d’aller se coucher se contentait de souffler tout en poussant du pied le monticule afin d'y accoler la boîte d’hameçons et les longues cannes à tiges télescopiques. Il prenait la bombe insecticide et tout en maugréant que les moustiquaires étaient encore à changer, saleté de gosses, il aspergeait les derniers belligérants d'un mouvement hélicoïdal.

Au réveil, chacun soupirait d'aise. La mère haussait les épaules et la famille, conciliante au matin du samedi, transportait le tout jusqu’au coffre de la vieille voiture dans de grandes vociférations rieuses et de maladroites justifications. La glacière était portée par les deux grands, les sacs par la mère, les cannes et les palmes par le père, le seau par le petit. Une fois qu'ils avaient rejoint la côte, le père cherchait du regard la place qu'il préférait, sous l’auvent de palmes tressées. Quelques instants encore et ils embarquaient.

Il ne faut pas croire qu’il y avait quelque chose de luxueux dans cette possibilité de partir tout un week-end. Non, chaque fin de semaine, ils traversaient la lagune et gagnaient le bras de mer permettant ainsi à chacun des membres de se réinventer pendant deux jours une vie de Robinson de fortune.

L’endroit était une vraie merveille. Un cabanon de vieilles planches passées à la peinture bleue ou grise. Une multitude de clous rouillés et apparents maintenait le tout dans un équilibre convenable. La bicoque avait été édifiée sur pilotis qui reposaient sur un sable très blanc et aveuglant, nichée entre de larges palmiers nains, d’un vert très tendre, ajourés comme des fibres de raphia teinté. Alors qu'ils naviguaient encore et qu'ils n'avaient réalisé que la moitié du parcours, elle se profilait au loin. Les plus petits hurlaient de joie.

On ne tenait plus en place, ça chahutait, ça criait, la coque tanguait et le père râlait pour le principe.

A l’arrivée, la mère décadenassait la porte grise et vérifiait d'un œil expert son état des lieux. Tout pouvait être chapardé d'un samedi à l'autre. D’un regard aigu, elle repérait le brasero bricolé qui mettrait des heures à s’embraser, la poche d’eau douce qui se réchaufferait au soleil, les aliments de base dans les bocaux de verre. La moindre fourmi était expulsée manu militari. Quelques grains de riz tenteraient de limiter l'humidité du sucre. On déroulait les quatre matelas. Les moustiquaires aux couleurs fantaisistes étaient déliées et savamment dépliées, leurs bords repliés sous le poids salvateur des mousses compressées. Les araignées étaient chassées, trois spirales anti-moustiques glissées sous les tables. On attendrait le soir pour les allumer.

Au sol quelques paires de claquettes (des « en attendant »), au mur, accrochés à des clous, les maillots usés et blanchis par le sel. Voilà tout ce dont ils avaient besoin.

Il faisait chaud. La mère proposait qu'ils se couvrent la tête mais elle abandonnait vite, personne ne s’en souciait. Demande de pure forme. Les corps étaient tannés depuis longtemps. On ne craignait pas grand-chose. Les coups de chauds se soigneraient le lundi et aucun couvre-chef n'éloignerait une crise de palu. Alors, on pêchait à la traîne, on plongeait en apnée ou bien l’on se contentait de passer en rase-motte, tuba vissé aux lèvres au-dessus du fond sous-marin un peu inquiétant (toujours pour le petit).

Les enfants ne s’occupaient de rien. Les cahiers et les devoirs étaient oubliés, les lois rigoureuses, les principes et les savoirs qui allaient avec aussi. C'était deux jours d’entière liberté, accordés à la nature.

Le voyage commençait au moment où la petite embarcation se décollait lourdement du ponton. Les paroles étaient remplacées par le vrombissement du moteur de la coque en plastique. Tous inspiraient joyeusement l’odeur un peu enivrante de l’essence répandue en quelques gouttes épaisses sur le sol granuleux qui brûlait les yeux (sauf le petit qui plongeait dans les jupes de la mère, suffoqué par l’écœurante émanation).

Ce samedi-là, dans le bleu délavé, un calao transperça le ciel alors qu’ils embarquaient. Le cri étrange de la bête déchira l’espace et puis s’évanouit. La mère frissonna et vérifia une dernière fois qu’elle n’avait rien omis. Les gilets, la grosse bouée de sauvetage en plastique orange rigide, l’eau si précieuse dès que l'on emporte sa progéniture avec soi, les comprimés de nivaquine au cas où.

Ce fut un week-end paisible, joyeux et familial.

Le dimanche soir, au retour, l'embarcation heurta une bille de bois qui flottait entre deux eaux. La mère, les enfants, le père, tous eurent à peine le temps de s’y accrocher que déjà le bateau coulait.

Les doigts croisés et emmêlés à s’en griffer la peau, ils dérivèrent toute la nuit, chantant, riant, pleurant, le père distribuant régulièrement des claques au petit afin que ce dernier ne s’assoupisse pas.

Au petit matin, l’eau les rejeta exténués sur la plage.

Ils ne se donnèrent même pas la peine d’alerter les secours. Ils s’endormirent aussitôt les mains glissées les unes dans les autres. En silence. Il leur suffisait, une fois de plus, d’être vivants. Ensemble. Une seule famille. C’était ça leur petite musique. Leur valse à cinq temps.

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La petite musiqueChapitre7 messages | 4 ans

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