Chp 2 - L'ombre
Je la regarde taper comme une furie dans le sac de frappe. La sueur coule de ses longs cheveux roux jusqu’à ses muscles fins et puissants, une goutte serpentant sur le tatouage de Méduse qu’elle porte dans le dos, et qui me fixe de ses yeux accusateurs comme si elle allait me transformer en statue de sel. C’est devenu une vraie guerrière, ma belle Meg… et je suis fier d’avoir contribué à forger cette déesse de la vengeance. Mais malheureusement, rien de tout ça ne lui permettra d’échapper à Michail. C’est un vrai limier, et je suis quasiment certain qu’il retrouvera sa trace bientôt.
Mais pour l’instant, elle est tout à moi. Ni mon frère ni mon père ne savent où elle est, où elle se cache. Je suis le seul à le savoir, et je savoure ce secret, et le sentiment d’intimité avec elle qu’il me donne. Je la suis tous les jours, la regarde s’entraîner. Je la contemple alors qu’elle dort, cauchemarde et gémit dans son sommeil. Je veille sur ses nuits, comme une ombre silencieuse, depuis plusieurs semaines, maintenant. Elle ne le sait pas. Je sais qu’elle sent ma présence, de temps en temps. Quand elle se fige dans la nuit, soudain en alerte, son profil racé éclairé par la lune, ses beaux sourcils se fronçant légèrement… je sais qu’elle pense à moi. J’aime imaginer que, comme moi, elle vit constamment avec mon souvenir.
J’ai jamais pu l’oublier. Jamais.
Dix ans ont passé, pourtant, depuis cette nuit fatidique où elle est entrée dans ma vie. Je me souviens encore de son regard apeuré, de ses grands yeux verts prisonniers du faisceau de mon regard. Elle était si belle alors, si jeune et si fragile ! Une biche courant dans le bosquet sacré, attendant d’être sacrifiée. Poursuivie par une horde de faunes. J’ai juste eu le temps d’échanger ce long regard avec elle avant qu’ils ne l’emmènent… sans masque, le visage découvert. Depuis, elle me hante.
J’en ai vu défiler, des brebis sacrificielles, pourtant. La perte du Manoir n’a pas mis fin aux activités du Cercle, et encore moins aux passe-temps… particuliers de mon frère et de notre géniteur. Ils chassent ensemble, comme deux loups. Ils aimeraient que je fasse partie de la meute. Mais je suis un solitaire, et ne partage pas. Plonger mes crocs dans leurs proies tièdes me dégoûte. J’aime les avoir tout à moi, subjuguées, tremblantes et frémissantes. Finalement consentantes. Et surtout, Meg m’appartient. Elle est à moi, et à moi seul. Je l’ai choisie, cette nuit-là. Ou plutôt… elle m’a choisi.
Aujourd’hui, j’ai envie de l’approcher encore plus près, de jouer un peu. J’enlève mon casque, le coince sous mon bras et entre dans le club de boxe. L’odeur de pieds et de vieille sueur inhérente à ce genre d’endroit assaille immédiatement mes sens affûtés, mais parmi cette cacophonie sensorielle, je parviens à isoler la sienne. Comme j’en avais besoin… j’inspire à pleines narines, me gorgeant de ce parfum. Iris et vanille, avec un soupçon de benjoin et d’encens, le tout mélangé à la nappe minérale et océanique de son fumet le plus secret.
— Je peux t’aider ?
Un type presque aussi grand que moi, au physique d’athlète de salle de sport, débarque dans mon champ de vision. Il me scrute avec une curiosité teintée de méfiance. C’est l’effet blouson de cuir noir + casque de moto… ou peut-être la cicatrice légère qui traverse ma lèvre supérieure. Mais je sais être charmeur, quand il faut. Je lui décroche mon plus lumineux sourire, celui qui rend mes ténèbres insoupçonnables.
— Je songeais à reprendre la boxe… depuis mon accident, j’ai complètement arrêté.
Le visage du type se détend immédiatement. Il me regarde, compatissant.
Le pauvre, c’est ça qui a défiguré sa gueule d’ange. Et ses dents parfaites, ses canines pointues sont probablement fausses.
Le loup sous une casaque élimée d’agneau.
— Tu pratiques la boxe ?
— Je pratiquais un peu avant. Mais j’ai été très pris ces derniers temps, je voudrais m’y remettre. Je peux faire le tour de la salle ?
— Bien sûr. Voilà les infos, et le formulaire qu’il faudra remplir si tu décides de t’inscrire. Tu t’appelles comment ?
— Damian.
— Enchanté, Damian. Moi, c’est Tom. Je suis le gérant de la salle. Je coache un peu, pour ceux qui veulent.
Il me tend sa main. Je la lui serre, conscient que Meg continue de frapper au fond de la salle, derrière moi. Si elle se retourne, elle me verra. Et cette seule pensée m’envoie une décharge d’adrénaline dans les veines. Mon cœur se met à battre plus vite. J’ai envie qu’elle me remarque, je n’attends plus que ça. Mais en même temps, je veux faire durer cette situation le plus longtemps possible. Une fois qu’elle m’aura vu, ce sera trop tard : il faudra passer à l’action.
La voix de Tom me tire de mes réflexions. Sur le moment, j’ai presque envie de le frapper. Je déteste être interrompu quand je pense à Meg, et surtout, à nos retrouvailles imminentes.
— Viens, je vais te montrer la salle, dit-il, ignorant des pensées meurtrières que j’ai éprouvées pendant quelques secondes à son égard.
La plupart des gens sont aveugles et sourds aux signaux. Il faut avoir été plongé dans une situation particulièrement dangereuse pour y être sensible. Ou avoir certaines capacités sensorielles de chasseur, comme moi… mais on peut dire que l’environnement dans lequel j’ai grandi y a contribué, d’une certaine manière. C’était une cage dorée, mais les barbelés n’en étaient pas moins acérés.
Je suis Tom dans la salle, et l’écoute me présenter son club tout en gardant un œil discret sur Meg. Un groupe d’hommes s’est approché d’elle, et la mate sans vergogne. Un trio, qui fait écho à celui que je formais alors ma famille. Meg doit en être consciente. Je sais ce qu’ils pensent, ce qu’ils regardent. Ils matent son cul petit mais ferme, ce cul que j’ai tenu dans mes mains, dont je connais les moindres secrets. Ils aimeraient fourrer leur bite visqueuse dans sa chatte chaude et autrefois étroite, presqu’inviolée à l’époque où moi, j’ai goûté à cette évocation du paradis. Mes poings se crispent malgré moi. Il faut que je réagisse, avant que ces clébards ne la souillent trop de leurs regards. Mais d’abord, je dois me débarrasser de Tom.
Discrètement, je sors mon téléphone de la poche de mon cuir et compose le numéro de la salle. Le téléphone à l’accueil se met à résonner sous la verrière.
— Excuse-moi, me dit Tom, confus. Faut que j’aille répondre…
— Vas-y. Je peux regarder tout seul.
— Désolé, hein…
Je laisse l’iPhone appeler dans ma poche, et une fois qu’il a vidé les lieux, m’approche doucement des trois mecs, capuche rabattue sur la tête. L’ombre est mon amie, et elle me dissimule. Mais je suis suffisamment proche pour entendre ces porcs commenter l’anatomie de ma proie. Mes doigts se resserrent sur le manche du couteau, planqué dans ma poche à côté du smartphone. Lorsque l’un d’eux ose aborder Meg, je sors l’arme, dissimulée dans le creux de ma main. Mais elle les envoie chier. Violemment. Elle est à deux doigts de leur péter la gueule, elle aussi… Un sourire se dessine sur mon visage : j’adore la voir combattive comme ça. Ce n’était pas le cas, à l’époque. J’ai dû beaucoup la secouer, pour qu’elle garde l’envie de vivre. J’aime à penser que c’est grâce à moi, qu’elle est devenue une telle lame. Mortelle, affûtée. Je l’ai façonnée, d’une certaine manière. Bien plus que Michail et mon foutu père, qui eux, ne font que détruire.
— Ça suffit.
La voix grave de Tom, le gérant, met fin à la confrontation. Pourquoi ce con est-il intervenu ? Je devine qu’il se voit en chevalier blanc, en protecteur de Meg, et la suite de la conversation me donne raison. Il essaie de s’inviter chez elle, lui aussi… comme tous les autres, il n’a qu’une envie : la sauter. Meg dégage ça maintenant, comme toutes les filles qui sont passées entre les mains du Cercle. Malgré elles, elles ont acquis certaines… capacités, et les mâles le sentent. Moi, c’est l’aura meurtrière de Meg qui m’intéresse, sa rage qui fait écho à la mienne. Daimon et Megaira. Les démons vengeurs de l’Érèbe. Les seuls à pouvoir faire tomber Hadès.
Toi et moi, bientôt.
Mais c’est encore trop tôt. Je recule dans la salle, alors que ce lourdaud de gérant tente en vain de réconforter Meg. Personne ne le peut, à part moi. Je suis le seul qui peut étendre son aile sur elle, car mes ombres sont aussi noires que les siennes. Meg finit par l’envoyer chier : il est temps pour moi de partir, afin de la retrouver plus tard. En attendant… j’ai une chose à régler.
Les trois connards sortent du club. Je leur emboite le pas, dépliant le couteau papillon que j’ai sorti de ma poche. J’aurais un nouveau présent à déposer aux pieds de ma déesse, ce soir.

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