La dame du pont
Petite sortie du train-train : ce matin, le facteur sonne. Un recommandé.
Service des changements de nom.
L’enveloppe est mince. Une page : un oui ou un non.
Je ne la sors pas tout de suite. Étape par étape : je monte, je trie, je descends un sac de vêtements. Puis seulement, je déplie.
C’est non.
Je lis en diagonale. Puis en entier. Irrévocable.
J’aimerais que ce soit un PV, un rappel de paiement. Quelque chose de banal. Mais non. Moi qui paie tout à temps, qui respecte le code de la route, je n’ai droit à rien. Quand je demande, on me renvoie comme une merde. Mes raisons ? « Psychologiques ». Donc sans valeur.
Alors je pars. Je roule deux heures, je m’arrête dans un hôtel, je visite les alentours. J’aime la lumière entre chien et loup. Le lendemain, je photographie tout, remplis ma journée. Et le soir, au parc de la vallée de la Pétrusse, je cherche encore la beauté.
Il surgit. Un homme, haletant.
— Vous avez un GSM ? Une femme est tombée du pont !
Un piège ? Peut-être. Mais sa voix tremble. J’appelle le 112. Nous courons. Elle est là. T-shirt relevé, branches autour du corps. Son soutien-gorge couleur chair me saute aux yeux.
Je devrais m’agenouiller. Vérifier la conscience. Dégager les voies. Mais je reste à deux mètres, arrêtée par une vitre invisible. Je tourne en rond. Dix pas.
La tête est accrochée.
Si je ne fais rien, c’est comme si on me retirait mon brevet.
La tête est accrochée, il faut agir.
La tête est accrochée.
La tête est accrochée.
La dame du 112 me parle encore ? Je n’en sais rien. Les gyrophares apparaissent au loin. Je souffle : « Les secours arrivent. » Elle me répond : « On va bien s’occuper de vous. »
De moi. Lapsus. Ce n’est pas de moi qu’il s’agit.
Les policiers me posent des questions, prennent mes coordonnées, proposent une aide psychologique. Je refuse. Première fois que je vois quelqu’un tomber d’un pont. Ils disent qu’ici, c’est fréquent. Trop fréquent.
Je m’éloigne. Je pleure, assise sur un banc. J’observe. Une dizaine d’hommes s’activent. Pas de massage, pas de réanimation. Seulement des photos, des notes. Puis un pompier recouvre le corps d’une couverture de survie. Ironie cruelle.
Elle est morte.
Alors je comprends : ce n’est plus une urgence, c’est une scène. On ne soigne pas, on consigne. Tout devient récit.
Sous la toile brillante, la dame du pont me paraît sublime.
Une sortie parfaite : une chute, un point final, une ponctuation irrévocable.
Je l’applaudis en silence.
Je ne sais pas ce que j’envie le plus : sa mort ou son talent.
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