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Je m’étais assoupi devant le faisceau de ma télévision et j’ai fait ce rêve, c’était la vision d’un autre monde. Un monde entièrement constitué de terre, peuplé d’étranges petites créatures faites de cette même matière. Elles s’élevaient depuis le sol comme de frêles pantins d’argile à l’instant de leur naissance, s’éveillant à la vie, animés par une magie ancienne et mystérieuse. Ces pantins avaient à disposition toute la terre nécessaire à leur développement, vivant paisiblement dans une exploitation généreuse de cette ressource.

J’ai assisté, dans un silence cérémoniel, à la naissance des premiers d’entre eux. Je les contemplais balbutier d’un regard tendre, puis le temps s’accéléra et d’autres s’ajoutèrent aux premiers, jusqu’au jour où ils finirent par devenir un peuple. Leur nombre grandissant leur permit de réaliser des choses importantes qu’un fragile pantin de terre ne pouvait espérer faire seul. Chacun d’entre eux œuvrait au bien commun, certains se mirent à construire des abris, d’autres à cultiver et à ratisser la terre, une variété douce à leur consommation, et il ne fut jamais question de faire quoi que ce soit d’inutile. Leurs habitats étaient des monticules creux, regroupés au milieu de cette grande plaine où tout avait commencé. C’était là l’esquisse de leur première ville. La seule couleur que connaissaient ces pantins était le brun tenace de l’horizon, cela ne leur semblait pourtant pas monotone, rien ne valait ces paysages terreux sous le ciel délavé des jours tranquilles de leur existence. La communauté des pantins d’argile suivait son expansion lente et glorieuse.

Quand le moment était venu, les corps de terre des plus anciens se solidifiaient et s’écaillaient, jusqu’à s’effriter complètement et à tomber en poussière. Personne ne semblait s’attrister quand un vieux pantin d’argile disparaissait, car, lorsque cela arrivait, il se mélangeait alors au reste de la matière du monde. D’autres pantins naîtraient de cette même terre, malaxés dans un mouvement naturel, pétris pour revenir à une vie nouvelle. On appelait cela le Cercle, cet ordre naturel qui récupérait, à la disparition de chacun d’entre eux, le corps et l’âme. Cette force agglutinait les débris à une grande sphère de terre tournoyante considérée comme le cœur du monde, qu’elle redisposait en de plus petites parties, comme des pains dans un four de boulanger. Les êtres de terre vénéraient le Cercle, c’était la plus noble et la plus puissante des forces, elle soutenait la vie avec une discrétion proche de ce que nous appelons Dieu. Pas comme un être supérieur, mais un mouvement de la vie elle-même que l’on ne peut pas voir directement, mais auquel on doit croire. En signe de respect pour le Cercle, ils se traçaient un large sillon circulaire sur toute la face. Ce symbole ancré dans leur chair était fièrement arboré et prouvait la confiance et l’amour que l’on portait au Cercle.

Par la perfection du Cercle, les êtres d’argile pouvaient disparaître sans crainte, une vie nouvelle germerait sur la base de cette ancienne. Une forme de renaissance, de vie infinie. Vivre, mourir, être mélangé au tout et renaître plus pur encore, comme lavé d’une longue existence loin de la matrice originelle. Un ordre naturel, immuable et rassurant. La mort n’était alors qu’une fête et nul ne la craignait.

La peur leur apparut bien plus tard dans l’existence, sous la forme d’un autre pays. Un pays lointain que les pantins d’argile avaient découvert au cours de l’exploration de leur monde. Ils y avaient tout d’abord découvert une ressource rare : l’eau. On comprit rapidement que l’eau avait, à petite dose, la faculté de préserver les corps de terre contre le temps, en les humidifiant, les protégeant de l’assèchement naturel.

Originaire du pays de l’eau, un peuple pacifique et spirituel de vieux pantins avait depuis toujours vénéré l’eau et s’en servait avec parcimonie. Ceux-là n’étaient pas de la même terre que les pantins d’argile, leur consommation les avait rendus plus humides et visqueux, alors les Argiliens les appelèrent vulgairement « Les Boueux », afin de marquer leur différence. Ce n’était qu’un petit nombre de vieux pantins de boue, ils avaient consommé tant de vies, que le Cercle ne permit à personne d’autre de naître parmi eux.

Les sages Boueux avertirent les Argiliens sur les bienfaits et les dangers liés à l’utilisation de l’eau, mais ces derniers plus nombreux s’emparèrent par la force de la précieuse ressource, chassant les Boueux dans les terres arides. Les plus ambitieux des pantins d’argile furent pervertis par les capacités surnaturelles de l’eau, ils se l’approprièrent et en firent leur force. Ces pantins-là s’étaient progressivement éloignés des valeurs liées au Cercle : quitte à pouvoir renaître, il était préférable pour eux de ne pas disparaître du tout, de rester éternellement les mêmes.

De petites quantités d’eau furent progressivement distribuées au reste des pantins d’argile, cela les rendit plus jeunes, plus beaux et plus forts et ils prirent l’eau et ses bienfaits comme leur dû. La pensée traditionnelle liée au Cercle perdit de son importance à mesure que l’exploitation de l’eau au profit du peuple argilien s’accrut. Le Cercle ne parut plus utile, c’était une force obsolète, dépassée par les progrès de la science. Les derniers précepteurs du Cercle n’étaient plus considérés que comme des pantins fanatiques et marginaux.

Dans l’opulence vint la peur de manquer, on imaginait déjà les vicieux Boueux, chassés du pays de l’eau, revenir se venger. On les accusait d’avoir gardé jalousement l’eau depuis la nuit des temps et d’avoir défendu leurs trésors avec avidité. Il n’était pas question de partager une ressource si pure avec des êtres si différents. Pour répondre à la crainte du peuple vieillissant, les savants argiliens mirent au point une technologie redoutable par un usage détourné de l’eau, celle de diluer la matière.

Cela faisait des années que l’eau leur appartenait et le nombre de peuples étrangers émergents s’était multiplié, ils réclamèrent tous l’accès à cette ressource. Les dirigeants argiliens faisaient état d’une conspiration boueuse ; ces brigands chassés jadis héroïquement avaient fait naître des populations hostiles et envieuses. Tout le monde, chez les Argiliens, pensait mériter l’eau davantage que ses voisins. Les Boueux constituaient une menace invisible, ils étaient plus présents dans les esprits que dans le quotidien, on parlait d’eux pour évoquer n’importe quel malheur. La peur et la haine n’avaient plus besoin de se reposer sur de la logique ou du bon sens. Les Argiliens croyaient en leur solide civilisation préservée des attaques grâce à leur technologie. Ils savaient diluer leurs adversaires pour les faire disparaitre, ce qui restait malgré tout limité par la magie du Cercle qui grandissait d’autant les rangs de leurs ennemis. Quand des stocks d’eau conservés de manière grossière s’étaient évaporés, on accusa les Boueux de s’en être emparés, et la crainte de voir la technologie des Argilliens leur retomber dessus plana. Une solution plus radicale fut donc élaborée.

À cette époque décisive, on parlait de soldats boueux prêts à s’infiltrer et à commettre des crimes de dilution massive au sein même de la capitale d’argile. La peur s’était répandue comme de la poussière. Le peuple d’argile se voulait pacifique, il ne souhaitait que profiter du précieux liquide en toute tranquillité, eux qui avaient pris goût à leur vie infinie craignaient une pénible remise à zéro. Pour apaiser la peur grandissante du peuple, une arme plus redoutable encore fut mise au point : une nouvelle utilisation détournée de l’eau, sous sa forme gazeuse.

Désormais, l’eau ne se contentait plus de dissoudre la matière dans le sol pour la rendre au Cercle. Elle s’infiltrait dans les corps ennemis et les évaporait entièrement, les arrachant au cycle naturel. Il n’y aurait plus de retour à la terre, plus de renaissance, seulement le vide.

Ce fut la première fois que l’on cessa de croire en l’éternité. Il avait suffi que la peur grandisse pour justifier l’utilisation de l’eau gazeuse. Son usage fut excessif contre les proclamés peuples boueux, et ces disparitions-là, non naturelles, ne permirent pas à la terre de revenir à son état premier. C’était quelque chose de nouveau et d’effrayant, mourir pour disparaitre.

Les pantins d’argile n’avaient jamais vraiment vu de pantin de boue par eux-mêmes et ils pensaient que la guerre était dans un pays lointain. Presque dans un autre monde. « Nos mondes sont liés entre eux », disait celui qui prêchait pour le Cercle, les plus sensibles l’écoutaient encore avec un espoir de paix. « Si un monde souffre, nous nous devons de nous en inquiéter. L’eau n’appartient qu’au Cercle et se l’approprier est contre sa volonté. » L’un d’entre eux dans l’audience leva l’index et forma un cercle dans le vide au-dessus de lui, tous les autres dans l’assemblée le suivirent, dans un geste d’amour collectif. Ce fut quelques instants avant que les autorités argiliennes n’usent pour la première fois de leur arme contre des membres de leur propre population.

J’ai fait ce rêve complexe, où ce monde de terre s’était progressivement entouré d’une brume épaisse qui maintenant le recouvrait. Au milieu s’élevaient les survivants, glorieux élus d’une civilisation prospère. C’était le dernier jour, celui de la fin du monde. J’étais à présent l’un d’entre eux, parmi la foule, et je savais qu’il n’y avait aucun espoir. Mais aucun de nous n’était accablé. Nous nous tenions debout, sereins, à contempler le ciel qui s’alourdissait comme une curiosité extérieure. Nous savions que le Cercle existait et qu’il nous préserverait. Il ne pouvait pas nous abandonner ni être vaincu par nos technologies, il était bien plus ancien et bien plus puissant, n’est-ce pas ?

Nous ne voulions pas croire que retomberaient sur nous les vapeurs furieuses de notre orgueil, revenues depuis des pays lointains pour nous expulser à notre tour hors du Cercle.

J’étais alors comme aspiré en dehors du rêve et je revenais à moi. Seul, amorphe dans mon fauteuil rembourré. La chaîne info continuait de diffuser, rien n’allait mieux.

Je repensais à ces pantins de terre que ma mémoire commençait déjà à effacer, pourtant je gardais cette sensation de mort imminente en moi. Ce n’était qu’un rêve, et j’avais survécu. Alors, je changeai le canal de la télévision pour ne plus voir ces atrocités qui arrivaient des quatre coins du monde tourner sur mon écran, je me préparai déjà à replonger dans un sommeil plus doux. J’ignorais si je me réveillerais encore du bon côté du rêve.

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