Chapitre 6 : Par les racines et le serments (1)
Partie 1 : Des feuilles et des ailes
L’air sentait la menthe sauvage et la mousse détrempée. Une liane coulait au ralenti sur le bord du pavé, perlée de gouttes claires. Le Jardin suspendu s’étirait dans le silence avant le monde, comme un rêve oublié par le temple.
Yasha marchait pieds nus sur les dalles froides, les yeux à moitié ouverts et cape à moitié mise, le souffle encore pris entre deux temps. La brume s’enroulait autour de ses chevilles douce telle un petit animal docile. Ce matin, Nimra était venue la réveiller aux aurores. Un frôlement au creux du cou, puis un souffle dans l’oreille : — « Allez, lève-toi, ombre ronchon. »
Elle avait eu beau râler dans son oreiller, sans grande conviction, elle finit par cédé ; le lit n’était pas très chaud de toute façon, et Nimra savait comment tirer doucement la couverture jusqu’à la faire céder.
Les deux jeunes filles s’étaient faufilés jusqu’au Jardin, ce dernier qui semblait les attendre dans la lumière bleue du matin.
C’était leur repaire. Même si c’était interdit. Même si Père Elior avait déjà grondé Nimra trois fois pour l’y avoir entraînée. « Pas de courses dans les hauteurs, pas d’enfants sur les dalles anciennes. » Et pourtant, chaque fois qu’elles s’y faufilaient, Elior les regardaient par la fenêtre de sa bibliothèque, d’un regard qui n’était jamais tout à fait en colère.
Maintenant, elles couraient entre les lanternes de pierre, pieds trempés, jambes libres. Les feuilles de figuier s’agitaient comme des mains qui saluaient leur passage, tout sommeil oublié.
— « Si tu marches trop droit, les feuilles vont te manger les chevilles. »
Nimra sautait d’une dalle à l’autre, bras tendus comme si elle dansait avec le vide.
— « Ça fait longtemps que je crois plus à ces histoires, tu sais !» la nargua Yasha.
— « Tant pis pour toi ! Moi je continuerais d’y croire pour nous deux ! »
Yasha lui lança une brindille, mais manqua sa cible. Nimra riposta avec une pluie de mousse qu’elle lança comme un sortilège. Yasha fit semblant de s’effondrer sur une racine.
— « Tu m’as vaincue, grande sorcière des orties. »
— « Bien fait, tu rêvais debout. »
Un rire s’échappa, léger. Elles s’écroulèrent toutes deux au pied d’un arbre, les bras étalés dans l’herbe humide. Leurs yeux posés sur le petit bassin à demi envahi par les joncs, là où l’eau dessinait des cercles invisibles chaque fois qu’une feuille tombait.
Yasha tourna la tête vers le ciel.
— « Tu sais… j’ai pas rêvé cette nuit. »
Nimra plissa les yeux.
— « Pas du tout ? Même pas un cauchemar bizarre ? »
— « Non. Rien. Juste… du vide. Comme si j’étais restée éteinte. »
Un silence les enveloppa, Yasha posa sa tête sur l’épaule de Nimra, ce moment doux rappelant celui des matins d’enfance, quand tout peut encore commencer.
— « Peut-être que ton rêve s’est caché ici, » dit Nimra en regardant les branches au-dessus d’elles.
Un papillon aux ailes de feuilles froissées passa lentement entre elles, tournoya, puis s’envola au-dessus du figuier.
Yasha le suivit du regard, le cœur un peu plus léger. Pendant ce temps, Nimra avait les pieds dans l’eau, les orteils jouant avec les reflets.
Un moment passa sans paroles.
Quand soudain, Nimra éclaboussa Yasha d’un petit jet précis, un demi-sourire accroché aux lèvres. Yasha sursauta, se protégea avec un coude, puis répliqua à son tour. L’eau vola en arabesques fines, avant de retomber sur leurs genoux en ruisseaux clairs.
Elles rirent sans retenue. Pas fort. Mais avec la sincérité des matins partagés.
Yasha replia ensuite les jambes contre elle, posant son menton sur ses genoux. Nimra, toujours dans l’eau, jouait à attraper des bulles invisibles.
— « Tu devrais lui parler, tu sais. »
Le ton était plus neutre que moqueur. Juste posé. La voix de Nimra, tranquille, les yeux dans l’eau.
Yasha la regarda de biais, un sourcil levé.
— « À qui ? »
— « À Kaen. »
Un soupir. Pas de déni. Juste un souffle qui glissa sur la surface du bassin.
— « Il parle déjà assez pour deux. »
— « Tu fais celle qui s’en fiche. Mais moi, je vois. »
— « Tu vois rien du tout. »
Nimra haussa un sourcil, le genre de regard qu’elle réservait aux évidences.
— « Quand il s’approche, t’as les oreilles qui rougissent. Et t’arrêtes de respirer. Un tout petit peu.»
Yasha secoua la tête, mais son cou était déjà chaud.
— « Il m’embête. Il me provoque. Il comprend rien. »
— « Non. Il te regarde. Il t’observe. Et il t’écoute, même quand tu dis rien. »
— « Il me pousse. C’est pas pareil. »
— « Peut-être qu’il te pousse pour que tu voles. »
Un silence glissa entre elles, aussi léger qu’un remous d’eau.
Puis Nimra souffla, sans détour :
— « Moi aussi je l’aime bien. »
Yasha releva la tête. Aucun trouble dans ses yeux. Juste une attention calme.
— « Ah ? »
— « Mais pas comme toi. »
— « Et comment alors ? »
Nimra haussa les épaules, ses orteils dessinant des cercles.
— « Comme on aime un feu de camp. Tu t’approches, ça chauffe un peu trop, mais t’as pas envie de partir. »
Elle sortit lentement ses pieds de l’eau, vint s’asseoir tout près de Yasha. Elles se retrouvèrent genoux contre genoux, sans y penser.
— « Mais j’attends pas qu’il me regarde. J’aime juste quand il est là. Ça rassure. »
Yasha leva la main, chassa une feuille posée dans les cheveux de Nimra, sans un mot. Nimra ne bougea pas.
— « T’as jamais eu besoin de lui pour exister. »
— « Peut-être. Mais quand il est là, c’est différent. Puis, c’est comme si… je voyais mieux comment t’es, toi. »
— « Moi ? »
— « Ouais. Quand il est là, tu changes. Juste un peu. Tu deviens… plus vive. Plus libre. Comme si tu brûlais pour vrai. »
Yasha posa sa tête contre l’épaule de Nimra. Sa voix devint un souffle.
— « J’ai pas besoin de brûler. J’ai juste besoin que tu sois là. »
Nimra inclina sa tête contre la sienne.
— « Promis. Même si tu deviens un feu incontrôlable, je resterai à côté, de près ou de loin, au besoin je serais là. Avec un seau d’eau. Ou deux. »
Un silence. Les joncs chantaient doucement dans le vent.
Puis Nimra ajouta, comme une pirouette :
— « Yren aussi te regarde. »
Yasha redressa la tête d’un coup.
— « Quoi ? »
— « Je dis rien. Mais lui non plus. Il te regarde, comme si t’étais un secret trop grand à ouvrir. »
Yasha détourna le regard, les joues rouges pour de bon cette fois.
— « Tu dis n’importe quoi. »
— « Tu rougis. »
— « Je suis juste fatiguée. »
— « Et moi je suis juste voyante. »
Elles se regardèrent, puis éclatèrent de rire.
Yasha finit par enfouir son visage dans le cou de Nimra, et murmura :
— « De toute façon… on s’en fiche des garçons. »
— « Grave. Qu’ils gardent leurs flammes et leurs silences. Nous, on a l’eau. »
Leurs rires glissant sur le bassin comme des cailloux ronds, rebondissant jusqu’à l’autre rive, et le papillon revint, ondulant comme s’il dansait sur les notes de leurs voix — ces voix qui, pour une fois en ces jours d’épreuve, retrouvaient la légèreté de l’enfance.
Et l'insecte lui continuer de voler, il était large, un peu trop pour se mouvoir normalement. Ses ailes de feuilles froissées brillaient sous la lumière du matin, nervurées de vert, d’ocre et de filaments dorés. Il traçait des arabesques irrégulières, au ras de l’eau, juste hors de portée.
— « Regarde ! Il est revenu ! »
Nimra bondit sur ses pieds, déjà en mouvement.
— « Attends, pas si vite ! »
Yasha la suivit sans réfléchir, ses pieds dérapant dans l’herbe mouillée. Elles dévalèrent la pente douce du jardin suspendu, frôlant arbres et rochers éclaboussant des flaques oubliées.
Le papillon dansait. Et elles couraient, soufflant, riant, haletantes.
À chaque virage, il s’élevait un peu plus, comme pour les narguer. Nimra sautait en l’air pour le toucher, les bras tendus, les cheveux fous. Yasha, plus basse, plus stable, calculait chaque appui. Son souffle était plus court, mais plus régulier.
Puis, au détour d’une arche de lierre, il ralentit, un instant. Un battement d’aile trop lent.
Yasha tendit la main et s’arrêta juste avant de le toucher. Elle n’avait pas besoin de l’attraper. Juste… être là.
Le papillon s’envola plus haut, vers le ciel laiteux.
Nimra arriva une seconde plus tard, les joues rouges, les yeux brillants.
— « Évidemment… T’es toujours la première. Même dans les jeux que j’invente. »
Elle soufflait fort, mais elle riait aussi. Ce n’était pas une plainte mais une habitude.
Yasha s’approcha, attrapa la manche de Nimra et l’entraîna vers l’ombre. Elles tombèrent à nouveau dans l’herbe, l’une contre l’autre, comme deux graines tombées du même fruit.
Nimra se laissa aller, la tête posée contre l’épaule de Yasha. Les battements de leurs cœurs n’étaient pas les mêmes, mais le rythme s’ajustait.
— « On aurait dit qu’il jouait avec nous. »
— « Je pense plûtot qu’il nous fuyait. »
— « Ou qu’il nous montrait le chemin ? »
Un silence. Les doigts dans l’herbe. Le soleil qui gagnait petit à petit en hauteur apparaissait complètement dans le ciel azur.
Yasha ferma les yeux.
— « Tu crois qu’on sera prêtes ? »
— « Pourquoi ? »
— « Pour ce qui vient. »
Le moment se froissa doucement, à l’image d’une feuille tombée au premier temps de l’automne.
— « Hier… c’était étrange, non ? » murmura Nimra.
— « Hydrelia ? »
— « Oui. J’ai aimé… mais j’ai pas tout compris. »
Yasha ne répondit pas tout de suite. Elle triturait une tige entre ses doigts, la brisant miette par miette.
— « Moi, j’ai pas aimé. J’ai eu froid. Comme si l’eau voulait m’avaler. »
— « Moi, elle m’a serrée. J’avais l’impression de porter un grand manteau triste. Mais doux. »
Yasha hocha doucement la tête, sans jugement. Elle n’était pas surprise. Nimra avait toujours su pleurer sans en faire trop.
— « Les chants me faisaient mal à la gorge, » ajouta-t-elle.
Silence. Une feuille tomba sur leur front, et elles ne la chassèrent pas.
— « Et Terrakha, tu crois que ce sera comment ? »
— « Je sais pas. Je crois que ça parlera moins, mais que ça sera plus brut. »
— « Comme marcher pieds nus dans la boue ? »
— « Comme écouter une voix qu’on n’entend qu’au creux d’une montagne. »
— « Tu dis ça comme une vieille dame, puis, tu en as déjà vu au moins des montagnes? »
— « Je t’en prie. J’ai au moins douze ans d’avance sur toi, et un cerveau suffisant pour mes les imaginer sans passer 12h dans une bibliothèque, madame le rat des étagères. »
Elles éclatèrent de rire. Puis la conversation reprit, sans prévenir.
— « Tu crois qu’on ira dans les mêmes écoles ? »
— « Non. Mais je crois qu’on se retrouvera. »
— « Comment tu peux en être sûre ? »
— « Parce qu’on portera les mêmes souvenirs. Et ça, ça colle à la peau plus fort qu’un tatouage. »
Yasha ferma les yeux, et sentit un frisson dans la nuque. Pas de peur. Plutôt un mélange de perte et de gratitude.
— « Moi je veux pas choisir un royaume. Je veux juste… rester là. Avec vous. »
— « Tu peux pas rester là pour toujours. Même les feuilles finissent par tomber. »
— « Tu dis ça parce que t’as peur, toi aussi ? »
— « Je dis ça parce que je t’aime bien. Et que je veux pas te perdre dans un rêve que t’auras pas choisi. »
Elles restèrent là un moment, dans cette vérité posée sans violence. Puis Nimra se redressa un peu, appuya son menton sur les genoux de Yasha.
— « Pyronis va sentir la suie. Aerem la poussière des livres. Noxum va être froid, je le sens. Mais Terrakha… »
— « Terrakha va sentir la terre après la pluie. »
— « Ouais. Et peut-être, si on écoute bien… »
Le papillon, revint.
Lui même donné l’impression d’avoir attendu la fin de leurs mots pour renaître. Il traversa lentement l’espace entre elles, traçant des cercles mous au-dessus de leurs têtes. Ses ailes semblaient plus vastes qu’auparavant, bordées de filaments dorés, nervurées comme de fines feuilles de bois.
— « C’est lui… » chuchota Nimra.
Elle tendit la main. Il ne se posa pas, mais l’effleura, juste du bout d’un courant d’air.
Puis il s’éloigna, s’éleva au-dessus du figuier et disparut dans la lumière.
— « On aurait dit qu’il dansait avec nous, » dit-elle encore.
Yasha suivit son vol du regard, silencieuse.
Nimra souleva un pan de sa tunique et montra son avant bras. Le tatouage était là, comme toujours. Le papillon. Imprimé dans la peau depuis l’enfance. Encore terne. Sans éclat.
— « Je le sens depuis hier. Il picote. Comme s’il voulait changer. »
Yasha, à son tour, posa une main sur sa poitrine, là où le phénix dormait.
— « Le mien… il bouge pas. Mais il est là. Il guette. »
Un silence doux.
— « Tu crois que l’Imprégnation va vraiment les réveiller ? »
— « J’espère. Mais j’ai peur aussi. »
— « Peur de quoi ? »
— « Que ça me dise qui je suis. Et que ça m’éloigne de vous. »
Nimra hocha lentement la tête.
— « Moi j’ai pas peur de changer. J’ai peur d’oublier. »
Elles se regardèrent, longtemps. Puis Yasha murmura :
— « Et si je devenais autre ? Si je devais partir ? »
— « T’inquiète. Même si tu changes… tu me ressembleras toujours un peu. »
Yasha cligna des yeux. Nimra reprit, en souriant :
— « Et puis, de toute façon, je continuerai d’y croire pour nous deux. »
Le soleil venait de franchir le haut du temple. Une cloche, au loin, résonna dans la pierre. Les bruits du monde recommençaient.
Mais pendant un instant encore, elles restèrent là, dans l’ombre des branches, à écouter le silence que le papillon avait laissé derrière lui.
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Cette scène s’est dessinée dans ma tête comme une brume familière !
Étonnamment, je me suis beaucoup inspirée du monde de "Pont vers Terabithia", un film qui m’a profondément marquée enfant par sa façon de traiter l’amitié, l’évasion et le deuil.
J’avais envie ici de tisser quelque chose de doux et fort entre Yasha et Nimra, une bulle complice où l’on respire avant la grande bascule. J’espère que les dialogues ne vous auront pas semblé trop denses ; j’ai voulu qu’ils ressemblent à ce que deux âmes encore en construction pourraient se dire… quand elles osent se taire ensemble. A très vite !
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