Nouvelle : Electroconvulsivotherapie

Qu’il est bon, ce fauteuil. Délicat au toucher, confortable à m’endormir. J’ai choisi, comme tous les
lundis, l’air relaxant numéro six. Une ode à la nature, qui aurait pensé des décennies en arrière à ce
que l’art de la mélodie soit si merveilleusement interprété par une intelligence artificielle ? Pas moi,
sceptique sur ce nouveau monde, j’ai connu l’ancien, j'en suis fier.
Ma pause se termine dans quelques secondes, maintenant même, la musique s’estompe et je laisse
ma place à ma collègue qui débute la sienne. Mon travail m’attend, ainsi que Hervé, cet octogénaire
réfractaire.
J’ouvre la porte de mon bureau, la brise fleur de cerisier me caresse les narines, elles en frétillent
pour les yeux avertis.
“ Bonjour Hervé. Asseyez-vous.”
Cette impression qu’il mastique constamment, ce béret ne dévoilant que peu de son regard agressif ;
Il m’agace déjà.
Voilà bientôt quelques mois que nous avons découvert la fraude de ce vieillard, à peine caché.
“ Vous connaissez donc le sujet de notre entretien. Ce n’est que le troisième, je vais de suite vous
mettre…”
Sa bouche s’ouvre sur sa dentition gâtée, il me débecte, mais il veut prendre la parole, d’un air lassé
j’arrête ma phrase.
“ Ma maison. C’est ma maison. MA.
— Hervé. Écoutez-moi.
— Je l’ai construite ! J’ai la sueur de mon front imprégné entre chaque mur ! Elle n’appartient à
personne d'autre qu’à moi !
— Selon la loi Herv…
— Selon votre loi ! De mon temps…
— Les temps changent Hervé.”
Son visage s'obscurcit, étrange. D'habitude, il a tendance à devenir écarlate. Je ne lui connais pas ça,
voilà qu’il sanglote. Je suis formé à ce genre d’éventualités, je prends un temps de pause, travaille
silencieusement mon larynx et de ma voix la plus douce je reprends.
“ Le monde n’est il pas meilleur ? Regardez autour de vous. Certes, plus rien ne vous appartient
Hervé, mais n’est-ce pas pour le mieux ? Tout le monde accède aux besoins vitaux, du logement à la
nourriture, au transport et même au travail. Ne vivons-nous pas dans le meilleur des mondes ?
— Cessez ce baratin propagandiste !”
Il se lève brusquement, du haut de ses quatre-vingts ans il n’en reste pas moins plus imposant que
moi avec mes trente années de moins. Mon cœur s’emballe sous injection d’adrénaline, c’est une
réaction logique, animale, mais je peux me contrôler.
“ Maintenant, c’est simple Hervé. Soit vous payez votre dette, soit nous vous extirpons de ce
logement pour une personne plus honnête.”
Il pousse un cri, de terreur, de désespoir ou de rage je ne sais pas trop. Néanmoins il attrape sa
chaise et la lève au-dessus de lui. Je mets mes mains en protection, machinalement. Il la lance, mais
je ne sens aucune douleur, plus un son de verre brisé. Puis il s’en va de mon bureau, hurle encore et
par effet Doppler ses clameurs s’estompent alors qu’il s’éloigne. Bientôt je n’ai que la douce brise
printanière dans mon dos, la fenêtre n’est plus.
J’appuie sur mon écouteur. Soudain une voix féminine me susurre :

Je suis Auriane, à votre écoute.


Fièrement détenteur du dernier modèle d’Auriculaire, j’énonce à forte voix devant les autres
passagers de l’hyperloop.
“ Envoyer un message à chérie : Je suis sorti plus tôt, je t’expliquerai, j’arrive, je t’aime.”
Message envoyé.
“ Merci Auriane, mets moi la playlist Années 2030.”
Je suis vieux jeu, j’adore la vieille musique. Quinze minutes plus tard, je suis dans ma ville. La
température me surprend, comme d’habitude, je quitte ma veste.
“ Coucou mon chéri !”
S’exclame ma femme qui ferme la porte derrière moi.
“ Tu n’as pas de conférence à cette heure-ci ? lui demandai-je.
— Non, la discussion n'impliquait pas ma participation alors j’en ai profité pour prendre une heure,
pour que l’on profite.
— Alors nous devrions retirer une heure d’eau pour ne pas perdre les avantages, disons demain de
7h à 8h.
— Pourquoi prendre une heure de pointe ?
— Par charité, c’est mieux vu. Tu le sais bien.
— Oui, douchons nous ce soir alors, exceptionnellement.”
Nous nous installons sur notre canapé, je songe à en louer un autre, celui-ci me lasse.
“ Donc, tu ne m’as pas expliqué?
— C’est le vieux Hervé, il a pété un plomb et ma fenêtre en même temps.
— Ces réfractaires, je t’assure, ils empêchent à la société d’avancer.
— Je te jure, des fois je songe à être homme au foyer, de plus en plus d’amis s’y mettent.”
Elle dépose sa tête contre mon épaule, j’en profite pour humer son parfum, il me fait un bien fou.
“ Tu devrais te renseigner oui, j’ai assez pour subvenir à nous deux puis on pourrait songer.”
Ma femme se mordit la lèvre, hésitante.
“À avoir un enfant ?”
Elle a laissé un peu de café, elle pense toujours à moi, je l’aime.
“ Un toast, bien grillé.”
J'ordonne à mon grille-pain, fraîchement loué.
“ Ecran, chaîne d’informations.”
Comme chaque matin, ma routine s’élance. Un homme réputé pour être réfractaire s’est ôté la vie, le
pauvre n’a su s’adapter. Les témoins furent choqués, il a sauté d’assez haut sur une rue fréquentée.
Tiens je connais ce bâtiment, je ne travaille pas loin. Oui, je prends souvent commande au fast-food
en face.
Je.
Hervé?
Ils montrent sa tête.
Hervé.
Il.
Non.
Mon toast s’échappe de mes mains. Ma gorge s’assèche puis se serre. Je lui ai parlé, encore hier, il
n’ a pas…

Je fais basculer ma chaise et file dans la salle de bain, mon regard perdu dans les dalles du sol. Pourquoi aurait-il fait ça ? Il avait des enfants, des petits-enfants, ce n’était peut être pas lui. Puis non, Hervé est un solide gaillard, il l’a toujours été, il n’est pas si faible, pas assez. J’essaye d’allumer l’eau, en vain, je regarde l’heure, je suis en retard. Tant pis pour l’hygiène dentaire.

Je dois sortir cette image de ma tête, celle d’Hervé, en colère après moi, après le monde. J’oublie d’écouter de la musique, je n'en ai pas le cœur.

Enfin j’arrive au travail, le pas lent. Je n’arrive pas à cacher mes émotions, d’ailleurs je ne saurais vraiment décrire ce que je ressens, un mélange abstrait d’amertume et de confusion.

“ Lucas, vous êtes en retard.”

Il me fusille du regard, mon supérieur.

“ Pardon monsieur, c’est Hervé…

— Vous ne faites pas le boulot le plus simple Lucas, ce sont des choses qui arrivent avec ce genre de personnes, rentrez chez vous pour aujourd’hui, vous n’aurez qu’à annuler votre location transport pour ce week-end en échange.”

Je valide d’un hochement de tête, quelques minutes plus tard je suis sur mon canapé, sa présence me rassure.

Je sais où il habite, il faut que j’aille voir, je dois comprendre, oui c’est cela, je suis en phase de deuil, je dois l'accepter. J’enfile ma veste au plus vite puis cours prendre le premier hyperloop en direction de l’ouest française.

Sa maison est là, devant moi, je ne l’avais que vu par écrit, décrite sans art, décrite sans cœur. Elle est plus belle que je ne le pensais, pas tant défraîchis que dans mon imagination, elle a son charme.

Une famille, souriante, débarque sur le terrain. Ils n’ont pas fait attention à ma présence, ils sont chargés de bagages, puis ils ouvrent la porte, ils ont les clefs. Ce sont les nouveaux locataires.

Ils souriaient, à pleine dent, il mordaient la vie, la croquaient, pendant que l’ancien locataire n'est plus là. Il s’est suicidé, pour protester, sans doute, pour revendiquer sa maison. Il est mort depuis moins d’une journée et il est déjà remplacé. J’ai la nausée. Une vieille dame s’approche de moi.

“ Vous n’êtes pas de cette nouvelle famille vous ?”

Me demande-t-elle d’une voix posée.

“ Non, je connaissais l’ancien locataire et,”

La dame m'interrompt.

“ Vous êtes venu pour l’enterrement de mon mari ?”

Il se serre, mon coeur, il hurle. Je n’ai pas de mots, un simple hochement de tête en réponse. Elle est veuve, par ma faute, je me tiens devant elle, je dégage tant de honte.

“Venez.” m'aura-t-elle dit, d’une simplicité sincère, d’un bras tendu. Elle ne paraît pas triste en apparence, même si personne n’est là. Ni ses enfants, ni ses petits-enfants, ni amis, Hervé ne comptait pas assez pour eux, trop grognon, trop à contre courant, trop gênant, trop sincère.

Ma main se referme, en un poing, voilà que la colère surgit. Cet homme pensait différemment, alors il a été oublié, mis de côté.

C’est cela le meilleur des mondes?

Pauvre Hervé, je le vois, si paisible dans son cercueil d’attente, bientôt il sera réduit en cendre, il n’a pas la location cercueil. Encore hier, sa présence me dégoutait ; dorénavant c’est la mienne.

Comment pouvais-je être aussi aveugle ?

J’ouvre ma porte, non cette porte, rien ne m’appartient, ni les murs, ni les poignées ou les escaliers.

“Est-ce qu’au moins toi tu m’appartiens ?!”

J’hurle devant le miroir.

Je pleure, beaucoup, je me laisse glisser contre un mur, m’arrache les cheveux, hurle encore. Tout s’écroule, toutes mes convictions, ma personne.

Je prends un stylo, celui-là non plus il n’est pas à moi, j’écris sur un papier, tout ce que j’ai, tout ce que je retiens, tout ce que je pense.

Cela me calme, alors je prends une chaise et m’assoie.

J’écris, encore, jusqu’à que le soir arrive, que ma femme entre.

Je ne l’accueille pas, je suis concentré sur les mots.

“ Lucas, qu’est-ce que tu fais ?”

Elle se penche au-dessus de mon épaule, elle a trop mis de parfum, je suis déconcentré.

“ J’écris.

— Mais.”

Je me retourne et sèchement je rétorque.

“ Mais quoi ? On a un dictaphone c’est ça ?”

Elle fait un pas en arrière, confuse. Je suis encore énervé, finalement.

“ C’est Hervé, je suis allé le voir.

— Je sais Lucas, je voulais te parler de ça, on dit que…

— Quoi? On dit quoi?

— Tu as appelé ton patron et tu lui as hurlé que tu quittais ton travail, tu as envoyé paître nos nouveaux voisins quand ils sont venus faire ta rencontre, tu as brisé la fenêtre de notre chambre…

— Oui ! Oui je suis touché ! Plus que ce que je ne devrais l’être ! Mais rends-toi compte, regarde notre monde !

— N’est il pas merveilleux Lucas? Tu me l’as répété, chaque jour.

— Non, non, j’ai changé d’avis, rien ne nous appartient, rien ne va, tout le monde est obnubilé par les dernières tendances, par l’avis de personnes qui n’ont rien à foutre de nous ! Tout le monde ne va pas bien, tout le monde ne trouve pas sa place, ce monde n’est pas merveilleux !

— Lucas…”

Elle s'assoit sur la table, prend une profonde inspiration et me regarde avec compassion.

“ L’utopie, c’est ce que tu veux, mais elle n’existe pas. Chaque société, chaque monde qui a précédé le nôtre avant le grand remboursement, aucune n’était parfaite.

— Alors c’est ça, on doit s’adapter à l’époque dans laquelle on vit sinon on est mis de côté, on est traité comme des moins que rien !

— Oui Lucas, c’est la triste promesse de la vie, de l’humain. L’homme…

— Est un animal sociable, merci je connais."

Puis mes nerfs me lâchent, les larmes tombent. Elle s’apprête à me prendre dans ses bras mais je la repousse doucement. Alors elle ouvre ses lèvres et me déclare :

“ Peu importe la société ou le monde Lucas, moi je t’aime et cela tu ne le loues pas, mon amour, mon coeur, ils sont à toi.”

Je souris, de manière benêt.

“ Si tu ne te plais pas dans cette société, alors trouve des idées pour la rendre meilleure, travaille-les, propose-les, change le monde qui t’entoures, en bien. Qu’est ce que tu écris ?”

Je regarde mes notes, brouillonnes, étalées entre les carreaux.

“ Un mémoire, je crois, je remets en question le monde dans lequel on vit."

Elle se penche, prend mon stylo des mains et écrit au-dessus d’une des feuilles :

2050.

“ J’espère que tu écriras en 2060, dans un ton plus heureux.”

Ma seule réponse fut de l’embrasser. Je lui demande :

“ La vie reprend son cours alors ?”

Elle se mordille la lèvre, hésite puis s’élance :

“ En parlant de vie, tu as réfléchi à…

— J’accepte.”

Science-fictionTragédiedystopiefutur
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1 chapitre de 9 minutes
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