Prologue
– Maman !
Les oreilles de Gwendoline résonnent du cri désespéré de son fils de seize ans.
« N’approche pas ! Par pitié, ne fais rien qui lui donnerait l’occasion de te faire mal » implore-t-elle du regard son garçon.
Vincent se tient à l’autre bout du salon, bras tendu pour protéger sa petite sœur et son frère cadet. Leurs visages sont figés par la terreur. Vincent veut aider sa mère, saisir une des lourdes chaises autour de la table et l’abattre sur le dos de son beau-père. Il sait qu’il en a la force, qu’il peut la sauver. Seulement, elle ne le souhaite pas. Tendu à l’extrême, il serre les poings. La colère, le désespoir le rongent de l’intérieur, nourris par un sentiment d’impuissance qui grandit en lui, à chaque scène de violence et d’humiliation subie dans cette maison.
Sa jeune sœur, glacée et tremblante, se blottit contre lui, tenant la main du petit dernier dont le visage est blême. Des larmes silencieuses coulent sur leurs joues. Vincent s’agenouille et les enlace dans le cocon rassurant de ses bras, sans détacher ses yeux du drame qui se déroule devant eux.
Rassurée, Gwendoline détourne le regard pour fixer le visage crispé de l’homme qui lui enserre la gorge de ses mains puissantes. Elle n’a pas été assez rapide, ne s’attendait pas à cet extrême, même de sa part. Dans une ultime altercation, Daniel a traversé la pièce pour la plaquer contre le mur, entre le meuble colonne et la porte-fenêtre. Elle lutte pour chaque bouffée d’air, les pouces de son agresseur écrasant lentement sa trachée. Déglutir devient presque impossible. Elle refuse de céder, de le laisser gagner. Elle doit tenir bon, rester stoïque. La douleur à la tête devient insupportable, comme si son crâne allait exploser sous la pression sanguine. Ses yeux la brûlent.
– Il suffirait que j’appuie un peu plus, Gwen, un tout petit peu plus et tout serait fini.
La menace résonne alors que ses oreilles sifflent et que son champ de vision se rétrécit, fixée sur l’expression de son bourreau. Daniel n’est pas fou de rage, bien au contraire, une froideur macabre et jubilatoire éclaire son visage. Le rictus de haine pure qui déforme ses traits confirme les pires craintes de Gwen : son adversaire savoure l’instant, se réjouit de la tuer, de contempler la lueur de son âme quitter lentement son corps.
Daniel prend plaisir à exercer son pouvoir, à voir la vie s’échapper de sa victime. Gwen sent une insidieuse sérénité l’envelopper, une sorte de paix morbide face à l’inéluctable. Ses forces l’abandonnent, une immense faiblesse la submerge, tandis qu’elle reste prisonnière de ce regard inhumain.
Daniel se recule, la regarde, et par ce geste lui permet d’apercevoir, une dernière fois, ses enfants affolés. Une dernière fois ? Non, pas une dernière fois, ce n’est pas possible, il ne peut pas gagner, il ne peut pas réussir à la détruire totalement.
Gwen se redresse tant bien que mal, un rire à peine audible s’échappant de sa bouche. Un murmure rauque s’élève avec peine de ses lèvres bleuies.
– Je ne crains pas de mourir… mais toi… tu as peur de vivre.
Un silence pesant envahit la pièce. Daniel écarquille les yeux, troublé par ces mots criants de vérité. La jouissance malsaine en lui cède la place à une frayeur animale. Brutalement, il relâche la pression sur la gorge de sa compagne comme s’il se brûlait à son contact. Il s’écarte violemment.
Gwen tousse, crache, aspire à grande goulée les flux d’oxygène dont elle fut si cruellement privée. Tombée au sol, sans force, elle perçoit les pas lourds et rageurs de son tortionnaire. Il s’éloigne, ses grognements énervés résonnant sinistrement dans la pièce. Elle écoute, le cœur battant, le claquement brutal de la porte d’entrée qui marque enfin son départ et la fin de son calvaire.
Aussitôt, les bras de ses enfants l’entourent, la consolent, la palpent pour se rassurer. De sa main tremblante, Gwen remet en place les mèches de cheveux de son aîné, ses doigts effleurant délicatement son front. Elle lui sourit avec tendresse, malgré la douleur qui lui déchire la gorge. Les yeux brillants de larmes, il serre les poings à la vue des ecchymoses qui se dessinent autour du cou de sa mère.
— Ne t’inquiète pas ! Tout va bien, murmure-t-elle, presque inaudible, comme si elle avait perdu sa voix. Chaque mot lui coûte, la douleur pulse jusqu’à sa tête. Malgré tout, elle est vivante.
– Je crois qu’il me sera impossible de chanter avant un bon bout de temps, ironise-t-elle dans un souffle avec un petit sourire triste.
– Ce n’est pas drôle, maman. La prochaine fois, je le tuerai !
Gwen fixe intensément son fils. Ses pupilles couleur caramel rencontrent les siennes. Il est déterminé, elle le sent au fond de son cœur. Ce n’est plus un enfant, la souffrance qu’il a vécue au sein de ces murs l’a fait mûrir plus rapidement que les autres adolescents de son âge. Les deux plus jeunes se blottissent un peu plus contre elle. Gwen caresse avec tendresse les boucles châtaigne de ses petits. Ils mouillent de leurs larmes son chemisier. Ils ne peuvent pas continuer ainsi.
Son garçon n’ira pas en prison pour avoir pris sa défense. Ses enfants ne passeront pas leur vie dans la terreur. Elle se met debout, trouvant la force de se redresser dans cet amour immense qu’ils lui prodiguent.
– Il n’y aura pas de prochaine fois. Il est temps que tout cela se termine.
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