3. Quitter le lit (partie 3)

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Ce nom provoqua une réaction chez l’inconnue, qui eut un mouvement de recul, suivi d’une hésitation. Un instant, Hyuna crut qu’on ne lui ouvrirait pas, mais, finalement, la commerçante fit tourner la clé dans la serrure et entrer la fugitive.

Ensuite, la dame éteignit la lumière et verrouilla le magasin. Serrant la petite fille contre son ventre, elle se mit dos à la porte d’entrée et se laissa glisser en position assise. Elles se retrouvèrent toutes deux recroquevillées, sous la fenêtre ronde, dans un angle mort qui empêchait quiconque de les apercevoir depuis l’extérieur.

À peine s’étaient-elles ainsi camouflées que les pas d’un homme se firent entendre. La boutique dans laquelle elles se cachaient était plongée dans une quasi-obscurité. Depuis la galerie, à l’extérieur, la lumière des néons passait au travers du hublot, projetant un cercle jaune, sur le sol, devant elles.

Hyuna ferma les yeux, rapprocha ses genoux nus de sa propre poitrine. Le corps d’une inconnue et une porte de métal noire, les derniers remparts face à la menace qui approchait, lentement. Quand il lui sembla que l’homme était parvenu au plus près de son but, Hyuna ouvrit un œil et perçut, en effet, le profil de Baehyun se former en ombre chinoise, au centre du cercle de lumière, à quelques centimètres de ses orteils. Il s’attarda longtemps derrière la vitre de ce petit hublot. Les deux femmes ne bougeaient pas, retenaient leur respiration.

Au bout d’une éternité, Baehyun fit demi-tour. Quand l’inconnue fut certaine qu’il ne reviendrait plus, elle se redressa et ralluma la lumière. Hyuna identifia enfin le type de commerce dans lequel elle avait trouvé refuge : un salon de tatouage.

— Qui es-tu ? Quel âge as-tu ? demanda l’inconnue à la petite fille sur un ton bas, comme si elle avait encore peur d’être repérée.

— Je m’appelle Hyuna et j’ai douze ans.

— Très bien. Moi, c’est Haïja. Assieds-toi, tu dois te sentir faible après toutes ces émotions. Moi-même…

Elle mit une main sur son cœur.

— … Tu veux un verre d’eau ?

Haïja n’attendit pas de réponse et alla se servir derrière le petit bar, à l’entrée du salon. Hyuna alla s’assoir sur un tabouret haut, au comptoir. Ses pieds, abîmés mais qui ne saignaient plus, ne touchaient pas le sol. Elle saisit, à deux mains, le verre d’eau qu’on lui tendait.

— Ça va ? Tu n’es pas blessée ? s’enquit-elle.

— Non… non, je ne crois pas.

Quelques coupures crevassaient pourtant ses bras, ses jambes et ses pieds, mais elles étaient superficielles. La tatoueuse s’assit à son tour, en face d’elle, et la contempla. Tout d’un coup, elle s’affaissa et poussa un profond soupir. Elle prit sa tête dans ses mains, frotta ses yeux fardés.

— Quelle merde ! Quelle merde vraiment ! Je vais faire quoi, moi, maintenant ?

— Je pense que vous devriez m’amener à la police, non ? proposa Hyuna.

Elle avait parlé d’une petite voix, raisonnable, mais comme si elle devinait déjà qu’elle allait être contredite.

— Non, petite. S’il s’agit bien de Lee Baehyun. Je ne te conseille pas de te rendre dans un commissariat de Nasukju. Tu ne serais pas en sécurité.

— Je vais aller où alors ?

— Tu me demandes ça à moi ! Je n’en sais rien, moi. Nous ne nous connaissons pas… tu devrais allez voir des proches, de la famille. Ta mère est morte, mais…

Réalisant soudain la dureté de ce qu’elle venait de dire, elle changea un peu de ton et ajouta :

— Je suis vraiment désolée pour ta mère. Mais… tu as un père peut-être ?

— Non, je n’ai pas d’autre famille, mon père est mort il y a longtemps. En fait, Lee Baehyun allait épouser ma mère. Ils étaient fiancés. Tout, ça c’est de ma faute.

La voix de Hyuna se cassa légèrement, et la tatoueuse approcha sa chaise pour poser une main réconfortante sur la cuisse de la jeune fille.

— Je suis désolée. Je ne crois pas que ça soit ta faute. Tu dis que ton père est mort. Comment s’appelait ton père ?

— Choi Chin.

La tatoueuse se redressa sur sa chaise, apparemment heurtée par ce nom. Elle le répéta plusieurs fois, le faisant glisser dans sa bouche, l’écoutant encore et encore.

— Ça me dit quelque chose, mais je n’arrive pas à savoir quoi… Quelle était la profession de ton père ?

— Ma mère disait qu’il travaillait dans les assurances, répondit-elle.

La langue de Haïja claqua dans sa bouche.

— Ça ne me dit rien. Excuse-moi de te demander ça, mais il est mort de quelle façon ?

Hyuna essaya de se rappeler. Son père était mort alors qu’elle n’avait que cinq ans, elle était trop jeune pour se souvenir de grand-chose. Quand elle se concentrait fortement, il lui semblait qu’elle pouvait mettre un visage sur l’homme qu’il avait été. Un visage au teint extrêmement pâle, posé sur un plateau qui progressait jusque dans le cœur d’un océan de flammes. Ce souvenir du crématorium, elle n’était même pas véritablement sûre de son authenticité. Il pouvait très bien s’agir d’une scène de film, vue à la télé et qu’elle aurait reconstituée.

— Je… je ne sais pas.

— … Choi Chin, répéta-t-elle à nouveau. Choi Chin.

Elle se baissa sur sa chaise, se recroquevilla sous l’effet de la réflexion et resta ainsi prostrée, immobile, durant plusieurs minutes. Soudain, elle se redressa, un bond accompagné d’un hurlement :

— Choi Chin… Oui ! Je me rappelle.

— Quoi ? Vous… vous connaissiez mon père ?

Hyuna n’en revenait pas. Elle-même ne savait presque rien de son père. Quelle chance y avait-il qu’elle tombe sur une personne connaissant à la fois le nom de son agresseur et le nom de son père ? Sans doute faible, à moins que les deux noms ne soient liés, que connaitre l’un signifie connaitre l’autre.

— Décidemment, ta mère aimait les mauvais garçons, laissa échapper la tatoueuse.

— Pourquoi dites-vous ça ? Qui était mon père ? Qu’est-ce que vous savez ?

— Tu n’as pas de famille qui puisse te protéger ?

— Non. Que savez-vous sur mon père ? Vous l’avez connu ?

— Connaitre est un bien grand mot, ma petite… Comme tu vois, je suis tatoueuse, et je fais régulièrement des tatouages claniques. Tu sais ce que c’est : un tatouage clanique ?

— C’est un tatouage de gangster, dit-elle. Lee Baehyun… il en a un sur le bras.

Depuis le jour où elle avait vu ce tatouage, Hyuna s’était toujours demandé si son futur beau-père n’était pas l’un de ces gangsters qu’elle voyait dans les films.

— En effet. Lee Baehyun est le fondateur du Jusawi.

Hyuna tressaillit à l’écoute de ce mot maudit, signifiant « dé de jeu » en coréen.

— Le Jusawi est un clan puissant. Il est devenu riche grâce aux jeux d’argent, au trafic de drogue et au prêt illégal. C’est un gang dangereux et influent. Pourquoi cet homme a-t-il tué ta mère ?

Hyuna but une gorgée d’eau et raconta sa soirée, sans éluder les éléments qui la mettaient mal à l’aise. Elle lui raconta donc que Baehyun avait pris l’habitude de coucher avec elle, depuis l’âge de ses douze ans, deux mois auparavant. Il disait agir selon la volonté du dé qu’il jetait soir après soir. Haïja parut dégoutée. Une ride soucieuse se forma sur son front, la faisant paraitre plus âgée.

Quand la jeune fille eut terminé son histoire, Haïja décapsula une bouteille de bière et lui dit :

— Tu sais ce que je crois, petite ?

La jeune fille fit non de la tête.

— Je crois que le destin voulait que tu survives. Tu vois, tu aurais pu être secourue par n’importe qui et n’importe qui t’aurait amenée à la police après cette histoire. Ça aurait été une terrible erreur. Partout à Nasukju, Lee Baehyun a les moyens de te faire assassiner, y compris dans un commissariat… Mais tu es venue ici, dans ce salon, et je pense que je sais ce qu’on va faire de toi. Je suis désolée de devoir faire ça, mais ta mère a voulu te protéger en te racontant que Choi Chin n’était pas le genre de typer à bosser dans les assurances. Ce n’est pas la vérité. Ton père était un gangster, comme Lee Baehyun.

Hyuna encaissa l’information, sans être totalement sûre de savoir si elle devait y croire. Elle ne connaissait pas cette femme. Pourtant, même si elle n’était pas certaine d’accepter cette vérité, elle choisit de garder le silence et d’attendre la suite de son explication.

— Choi Chin appartenait au Pian Kkoch. Sais-tu ce qu’est le Pian Kkoch ?

— Je ne sais pas.

— Le Pian Kkoch est le gang historique de la ville de Nasukju, ça signifie que c’est le plus ancien et le plus respecté de tous les gangs de Nasukju. Ton père est mort au cours de la dernière guerre de succession qui a vu se hisser un homme, Sung Ha-san, à la tête de l’organisation. Est-ce que tu comprends ce que je te dis ?

— Je crois.

— Bien. Lee Baehyun dirige un autre gang, le Jusawi. Il est beaucoup plus jeune que le Pian Kkoch, mais il est le plus riche et le plus puissant de la ville. Depuis cinq ans, il existe entre les deux gangs un pacte de non-agression qui interdit à n’importe quel membre du Jusawi de s’en prendre à un membre du Pian Kkoch et vice versa. Tu me suis toujours ?

— Oui.

— Puisque tu es la fille de Choi Chin, ils ont une dette envers toi, ils accepteront peut-être, je l’espère, de te prendre parmi eux. Tu vois, petite, je ne vois qu’un seul moyen pour que tu puisses rester à Nasukju et vivre, il faut que tu entres au Pian Kkoch.

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