15. Le manège à sensations (partie 2)

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Il se sentait inutile et pire que ça, il avait honte de ressentir encore envers elle une telle méfiance. Il n’avait pas l’habitude qu’on lui témoigne de la sollicitude.

La dernière fois, ça avait été Kwang-bom. Cet homme de bonne constitution, pour parler poliment, avec son crâne à moitié chauve et son sourire honnête, lui avait semblé gentil. Ça n’avait pas été difficile. Pour Jayu, l’indifférence des autres à son égard était la norme, cet homme qui lui témoignait un peu d’attention ne pouvait que lui paraitre gentil. Lorsqu’ensuite cet inconnu lui proposa d’entrée de jeu de lui offrir à manger et un toit, Jayu avait vu briller l’hameçon au cœur de l’appât. Il était peut-être jeune, mais il savait très bien qu’on n’offrait rien gratuitement.

Cette rencontre entre lui et Kwang-bom était survenue quelques heures seulement après sa grande fugue. Son apparence devait être celle d’un enfant en pleine crise de somnambulisme. Assis sur un banc, en pyjama gris, uni, il avait fixé sans les voir les pigeons du square, alors qu’ils se chahutaient un vieux panini, entre une poubelle et le caniveau. Ses pieds nus avaient été salis d’avoir marché sur le bitume.

En réalité, il ne s’était pas trouvé en plein sommeil paradoxal, s’il était sorti de son lit, s’était parfaitement conscient. Il était parti de chez lui, avec l’intention de mettre le plus de distance entre lui et son ancienne vie. Il avait marché, encore et encore, jusqu’à arriver aux frontières de la plage, la mer lui faisant obstacle. Il l’avait donc longée, jusqu’au grand pont aux chats, qu’il avait traversé. Il avait ensuite continué de déambuler dans la presqu’île de Seo, jusqu’à l’aube.

Aux premiers rayons du jour, il était arrivé dans ce square. Là, il s’était décidé à s’immobiliser. Il y avait eu ce banc, et il s’était dit que c’était là, là que sa route s’arrêtait pour l’instant, alors qu’il n’avait pas la moindre idée du lieu où il se trouvait.

Kwan-bom n’avait pas tardé à le repérer. Passait-il là par hasard ou quelqu’un était-il venu le prévenir qu’un garçon paumé errait pieds nus dans le quartier ? Il ne le saurait jamais.

Très rapidement, l’inconnu lui avait demandé s’il avait des attaches.

— Des attaches ? avait-il répété.

Jayu n’avait pas compris la question. Pour lui, les attaches étaient soit des bretelles servant à faire tenir le pantalon, soit des ceintures de sécurité dans les bus scolaires. Dans ce contexte, cela n’avait aucun sens, c’est pourquoi il avait demandé à Kwang-bom de préciser.

— Des personnes qui te cherchent ? avait-il reformulé.

— Non.

Simplement « non ». Aucune précision. Jayu n’avait pas argumenté. Il avait eu peur que Kwang-bom trouve cela louche et lui demande plus de précisions. Cet inconnu aurait pu être un policier, un enquêteur, qui utilisait sa faim pour lui faire avouer tout le passé qu’il aurait voulu taire. Mais Kwang-bom n’avait plus posé aucune question.

— Tu es libre, dans ce cas ! avait dit l’inconnu souriant.

— Oui, je crois.

— Comment tu t’appelles, gamin ?

— Je…

Jayu n’avait pas voulu donner son vrai nom, mieux valait l’enterrer. Il chercha en catastrophe un nom de rechange, une invention.

— Kim…

Le nom de famille le plus commun du pays lui était venu naturellement aux lèvres, mais pour le prénom il avait séché. Son esprit trop lent avait fait comprendre à son interlocuteur que la suite serait un mensonge.

— Arrête ! avait-il coupé. Ce n’est pas la peine. Si tu as besoin d’un nom, ne l’invente pas. Je t’en donnerai un.

Il avait tenu cette promesse. Les jours suivants, il lui avait donné son nom actuel, signifiant liberté : Jayu. Seulement un prénom, sans aucun patronyme.

— Les noms de famille sont des attaches, Jayu. Tu n’en as plus aucune. Tu n’auras plus qu’un prénom et ce sera suffisant.

Kwang-bom ne s’était pas contenté de lui donner un nom. Il lui avait abandonné des vêtements, moins beaux et moins neufs que ceux que venaient de lui offrir Hyuna, mais au moins, il y avait une paire de chaussures pour couvrir ses pieds nus. La nourriture n’était pas bien mieux, ni viande ni sel. Au moins elle était chaude. Il avait mangé son riz à la vitesse d’un chat affamé. Puis, Kwang-bom l’avait conduit dans une chambre. L’adolescent s’était allongé sur le futon, au centre de cette pièce pratiquement vide, rassasié et au chaud, il avait bien dormi.

Le lendemain matin, en voulant ouvrir la porte de ses nouveaux appartements, il s’était rendu compte qu’elle était fermée à clé.

Le prix de la sollicitude de Kwang-bom n’avait pas tardé à se révéler à lui. Il n’y avait aucune gentillesse derrière ses gestes philanthropes, de la convoitise seulement, la plus vile de toutes.

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